Se donner une représentation du monde, c’est se doter de connaissances par l’intermédiaire en autres des mythes et de la science. L’éclipse de soleil qui interrompit en 585 av. J.C. le combat entre les Mèdes du roi Cyaxare et les Lydiens du roi Alyatte, fut considéré en son temps comme un signe divin qui imposa la paix entre les deux belligérants grâce à l'arbitrage du roi de Babylone Nabuchodonosor II, allié des Mèdes. La légende dit qu’un mathématicien de l’époque, Thalès de Millet, (selon les témoignages rapportés par Aristote) l’avait pourtant prévue. Ce qui aurait modifié profondément le cours des événements. Le signe du ciel, autant que le mythe, peuvent en l’absence d’explication rationnelle donner la réponse aux phénomènes naturels et le pouvoir à ceux qui l’auront anticipé. L’issue du combat fut rattaché à la volonté des Dieux, par la non prise en charge du mouvement des astres. Peut-être, à l’époque, était-il aussi plus prudent de ne pas divulguer trop rapidement des anticipations humaines au risque de paraître destituer le pouvoir de décision des Dieux ? La statistique qui permet ainsi dans le cadre d’un risque d’erreur calculé, de mesurer la probabilité des événements à venir, ouvre par là, la possibilité de réduire ce recours aux mythes pour se joindre d’avantage à la réponse portée par la science. Par le détour statistique entre autre, l’homme resserre l’espace laissé à l’inexpliqué, imagé par les légendes, la mythologie. Sans s’exonérer totalement des mythes qui ont toute leur importance dans l’imaginaire de l’homme, la statistique peut fournir un balisage, certes moins précis que ce qu’habituellement la science mathématique apporterait, mais comblant cette interface entre l’explication rationnelle et le non expliqué. Combien de fois, démunis par la brièveté d’une situation, glissons-nous à notre insu de la première à la seconde ! Écoutons pour cela le poète Saint-John Perse (SAINT-JOHN PERSE, 1963, pp. 167-168) : Quand on contemple…
‘« le drame de la science moderne découvrant jusque dans l’absolu mathématique ses limites rationnelles ; quand on voit, en physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l’une un principe de relativité, l’autre un principe “quantique”, d’incertitude et d’indéterminisme qui limiterait à jamais l’exactitude même des mesures physiques ; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d’équations, invoquer l’intuition au secours de la raison, et proclamer que « l’imaginaire est le vrai terrain de germination scientifique », allant même jusqu’à réclamer pour le savant le bénéfice d’une véritable “vision artistique”, n’est-on pas en droit de tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique ». ’L’approche probabiliste ne doit pas donner l’impression d’entrer en opposition ou en concurrence avec la démarche scientifique, au risque de favoriser l’inaction de beaucoup. Dans ce cas, un enseignement de la statistique peut apporter réponse à ce dilemme, évitant de positionner science et imaginaire en conflit d’interprétation du réel mais plutôt dans des registres complémentaires. Citons au passage un extrait des propos de Catherine Bréchignac5 (BRECHIGNAC, 2009, p. 17) :
‘« On reproche parfois au scientifique une façon de penser fondée sur la stricte rationalité, enfermée dans des lois et des formules. Le rationnel n’empêche en rien ni l’imaginaire, ni la science fiction. L’imaginaire n’est certes pas le royaume de la science mais, indispensable à l’homme, il est, en un certain sens, indispensable à la science. Le savant qui ne sait y puiser ses hypothèses, même les plus improbables, ne peut être créatif. Cela n’implique en rien que toute projection de l’esprit ait été concrétisée. Cela signifie que toutes les hypothèses doivent être émises dans une liberté totale. Lorsque l’on borne le paysage à ce qui est connu et reconnu, n’importe qu’elle nouveauté semble incongrue. »’Mais là aussi, prenons garde à ce que l’usage de la statistique ne suggère pas l’installation de nouveaux mythes, statistiques cette fois-ci ! Sans revenir à l’illusion de l’homme “moyen”, recherché par Quételet, ou par l’anéantissement total de l’imaginaire par une approche statistique exclusive, méfions-nous aussi des effets d’un enseignement trop expéditif par lequel le recours à l’invocation magique de la courbe de Gauss, suffirait à satisfaire l’élève, l’étudiant, sans aller plus loin dans la compréhension des phénomènes observés ni dans la recherche du moyen permettant d’équilibrer par exemple les résultats des élèves d’une classe entière.
Directeur général de 1997 à 2000 puis Présidente du CNRS de 2006 à 2010 ; elle préside également le Haut Conseil de biotechnologies et le Conseil international pou la science (ICSU).