4.2. L’apport de la statistique à la mise en savoir

Après avoir recherché quelques éléments d’aide que l’apprentissage de la statistique pouvait apporter à la prise de connaissance, parcourons le même travail avec la mise en savoir de celles-ci.

4.2.1. La statistique, une aide à la conceptualisation de ce qui nous entoure

La statistique, par la plasticité du regard qu’elle nécessite, sert de paravent contre tout biais d’observation personnelle. Le dépassement du contexte étudié (décontextualisation, détemporalisation, dépersonnalisation), peut sembler atteint mais le simple changement d’échelle d’observation fait vaciller toute conviction ; Michel Serres encore, (SERRES, 2003, p. 17), fait remarquer : « L’eau coule, mais la falaise coule aussi bien, puisqu’elle s’écroule en blocs et sablons, comme l’eau et comme l’histoire des hommes, en autant et plus encore de stades ou d’échelons. Les solides coulent tout autant que les fluides ; un peu plus durs, plus résistants, ils y mettent plus de temps. ». Ce jeu de changement d’échelle, de repères, oblige à un effort de conceptualisation de ce qui nous entoure, à condition que nous soyons aidés en cela. La statistique peut également proposer sa contribution pour nous protéger du risque d’enfermement culturel en nous invitant à dépasser notre espace-temps. Michel Serres continue (p. 27) :

‘« Les différences dont nous cuisons le pain de nos haines ordinaires, de nos mépris charnels et de nos petits savoirs, s’amenuisent dans une durée imperceptible ; les influences historiques pèsent peu auprès des causes immensément longues qui formèrent tel ou tel neurone dont l’excitation concourt à telle perception ou à telle émotion. Les conditions de la diversité culturelle ou individuelle rapetissent soudain en différentielles évanouissantes. […] Récents et rigoureux, nos compte-temps ramènent une nature, […]. » ’

A contrario, la statistique peut-elle se percevoir comme élément susceptible de modifier l’être, dans sa dimension personnelle le rattachant à son milieu, son histoire, son devenir ? La question est à poser si l’on tient compte de la crainte émise par les enseignants, interrogés par questionnaire sur leur perception de la statistique en tant qu’objet d’enseignement (section 2 de la partie 2 de ce mémoire). Ils en acceptent l’aspect “technique nouvelle de lecture du monde”, mais en redoutent aussi le risque d’emprise sur le regard et sur le cadre de lecture que l’utilisateur porte à son environnement. En un mot, y a-t-il menace de modification culturelle de l’individu ? Pour nous aider dans cette réflexion, nous nous appuierons sur les recherches de Régis Debray, et du discours qu’il prononça lors de la conférence inaugurale du deuxième atelier culturel à Séville, le 28 juin 2007, à l’invitation de Fondation des Trois Cultures.

Il nous invite tout d’abord à la méfiance dans l’utilisation du terme “culture” (p. 27) :

‘« Commençons par culture, un de ces mots qui ont plus de valeur que de sens, plus d’usage que de clarté et dont on a compté jusqu’à cent définitions possibles. Par étymologie (colère, faire pousser, cultiver), il se situe entre culte et agriculture. […] Il figure parmi les plus dangereux, parce que matière à d’infinis quiproquos ». ’

Dans le même texte, Régis Debray place ensuite le mot “culture” dans l’assertion classique « culture de l’esprit, [du] travail d’un individu sur lui-même […] lieux de culture – musées, théâtres, cinémas, concerts» et le situe en parallèle du terme de « civilisation, désignant de son côté une réalité collective et plus profonde, à la fois mentale et incarnée, gastronomique, érotique et rythmique. » Il précise donc :

‘« Il faut entendre par culture, au sens fort, tout ce qu’une société s’accorde à tenir pour réel, et qui la définit. […] Nous ne donnons pas le même degré de réalité aux mêmes choses, et cet indice éminemment variable, dépend du prisme formé par l’ensemble des relations qu’un groupe d’hommes historiquement constitué entretient avec l’espace, le temps, la terre, l’autre sexe et la mort ». ’

Vers la fin du texte, Régis Debray pose d’ailleurs la question de savoir si une technique nouvelle interfère sur les modifications culturelles de l’individu, en ces termes :

‘« Si on regroupe ainsi sous le terme culturel tous les suppléments de bagages ajoutés, par l’histoire des civilisations au programme génétique et invariant de l’espèce, il faut pousser l’analyse plus loin. […] d’où la question devenue névralgique pour des sociétés remuées de fond en comble par les séismes technologiques en cours : comment le fait de culture se distingue-t-il du fait technique » ? ’

Avec l’appui de plusieurs exemples, l’auteur montre (pp. 30-31), que :

‘« Le progrès, qui a un sens précis en matière de technique et scientifique, n’a pas le même en matière culturelle. La culture fractionne l’espèce humaine en personnalités non interchangeables – ethnies, peuples et civilisations - alors que la technique l’unit, en rendant nos objets inter-opérables. […] Les lieux de mémoire, et la mémoire des lieux favorisent l’ethnocentrisme ; les épidémies, de “dernier modèle” téléphone tri-bande, écran plasma ou 4x4, alimentent le cosmopolitisme ». ’

La statistique en tant qu’instrument nouveau, doit être mise à disposition de tous. Personne ne peut être tenue à l’écart de cette connaissance nouvelle. Certes, cet outil ne se limite pas à ses aspects technique et scientifique. L’approche statistique réclame une nouvelle posture d’observation de notre environnement, mais les valeurs que nous portons sur ce dernier restent inchangées. C’est en cela que nous pouvons dire, en nous aidant de la réflexion de Régis Debray : la statistique est réflexion et posture nouvelles, permises par le biais d’une nouvelle technique de lecture et d’analyse du monde mais elle ne modifie pas à elle seule, le point de vue culturel de l’acteur. Ce qui permet à Régis Debray de conclure son article (pp. 31-32), par deux constats. En premier lieu, « Une technique ancienne ou nouvelle, est universalisable, non une culture »et en second lieu, « toute technique [nouvelle] est lieu de progrès, avec des cliquets d’irréversibilité (de non-retour en arrière), mais qui n’ont pas cours dans le temps culturel ».