5.1.3. Quelques apports de la statistique en Sciences de l’Éducation

Si l’on reprend (Annexe 4.1), l’inventaire établi par Jean-Claude Régnier (REGNIER, 2000, p. 78), des “objectifs généraux de l’enseignement de la statistique en licence et en maîtrise de Sciences de l’Éducation”, nous percevons que les entrées, directement en lien avec la connaissance d’un savoir statistique, ne représentent qu’une faible part de l’ensemble. La place centrale est réservée à une posture :

Nous pouvons constater que cet apprentissage statistique représente bien plus que l’apparence d’un savoir supplémentaire ; c’est l’insertion d’une lisibilité transversale des savoirs, des méthodes d’analyse, des postures enseignantes, et, plus largement, de la formation d’un adulte muni de moyens élargis permettant de lire et d’agir sur son environnement ; en un mot, prêt à l’exercice d’une vigilance permanente. Jean-Claude Régnier (RÉGNIER, 2000, p. 3) conduit la réflexion, jusqu’à catégoriser les différentes entrées retenues selon lui, pour justifier la place incontournable de l’enseignement de la statistique en Sciences de l’Éducation. Il retient ainsi cinqvoies différentes. La statistique peut être repérée comme : « Discipline de base, discipline de service, discipline-outil, discipline d’ouverture, discipline-objet de la didactique de la statistique, discipline-objet de la recherche en statistique dans son application à la recherche en Sciences de l’Éducation ». Résumons ce que l’auteur place derrière chaque piste et recherchons ce que cela représente pour nos initiatives à l’échelle de l’école élémentaire. Comme « discipline de base », la statistique a pénétré notre quotidien ; elle s’est introduite lentement mais progressivement dans l’Institution scolaire. Mais le législateur ne la présente pas comme discipline autonome, insérée entre les autres, mais comme un ensemble de connaissances à inviter en chacune d’elles. Pour des raisons culturelles, en France, son essor tient plus de l’action extérieure à l’école, au travers (p. 159) de « l’effort déployé par des statisticiens professionnels ou amateurs, avant tout, convaincus de l’importance que revêt la statistique dans l’intelligibilité du monde au sein duquel nous vivons », que de l’attente de l’Institution. Et :

‘« paradoxalement, bien que la statistique soit assez spontanément rattachée aux mathématiques, ce ne sont pas les mathématiciens ou les enseignants de mathématiques qui furent les plus actifs et militants. Dans cette communauté, la représentation dominante de la statistique s’apparente à un bricolage éloigné des mathématiques. […] Force est d’ailleurs de constater que la formation des enseignants de mathématiques a longtemps fait l’impasse sur ce domaine ». ’

Ce constat fut celui que nous avions relevé lors de nos recherches en licence et maîtrise de Sciences de l’Éducation (COUTANSON, 1995, 1999). C’est peut-être ce qui explique en partie pourquoi, à notre connaissance, l’approche dialectique de la statistique (Statistique mathématique / Statistiques appliquées), retenue par Jean-Claude Régnier, trouve de la difficulté à s’installer.

L’école ne donne que rarement des exemples d’usage en actes de la statistique appliquée ! Pourtant, ce sont les travaux que nous avions ouverts, dès 1995 (Annexe 5.1), à l’école de Gumières, avec les élèves du cycle III, pour aborder les problèmes de combinatoire et de statistique, ainsi que le mélange de situations conduisant soit à des résultats sûrs et précis, soit à des réponses relevant de l’indécidable, ou de l’incertain. Plus tard, en 1998 (Annexe 5.2), nous avons travaillé avec les élèves à la construction d’outil de représentation de ces situations incertaines. Après ce travail portant sur l’usage des tableaux et graphiques, nous avions alors soumis les élèves à la construction d’un questionnaire, pour déterminer de manière raisonnée, quelle utilisation recherchions-nous réellement des deux salles de classe, étant donné le profil particulier de notre groupe (classe unique rassemblant des élèves de 3 à 11 ans dans le même lieu). Le choix s’est organisé en fonction de critères précis (moyens de chauffage, luminosité, présence de rideaux aux fenêtres, existence d’un point d’eau, éloignement des toilettes, possibilité d’installation d’un espace sieste pour les plus petits etc.) desquels dépendait la possibilité ou non d’organiser nos activités. Les réponses apportées par les élèves ont permis d’offrir plus que des résultats. Il a fallu convier et aider les élèves à apporter des arguments, les échanger, estimer leur importance respective pour pondérer leur décision. L’ensemble permit alors un choix fondé et partagé des élèves. Plus tard, nous avons même voulu simuler la position stratégique que devait prendre le matin un élève, s’il voulait augmenter sa chance d’être interrogé par l’enseignant, en posant l’hypothèse, qu’au fil des jours allait s’équilibrer les logiques qu’il employait pour désigner l’ordre du passage au tableau pour la présentation matinale de chacun (Annexe 5.3) ! Pour Jean-Claude Régnier, (RÉGNIER, 2000, p. 160), un enseignement de la statistique participe d’une éducation statistique, pour son auteur qui met en avant la volonté d’installer une permanence réversible entre  les processus de modélisation, et d’interprétation. Cette approche praxéologique aide l’élève à entrer dans le savoir mais aussi l’enseignant à approfondir sa manière de mettre en contact l’élève avec ce savoir.

De ce fait, la statistique se présente comme « discipline de service, au service des études et des recherches en Sciences de l’Éducation ». Bien sûr, elle ne se réduit pas à un simple effet “d’offre et de demande”. Lors de nos recherches précédentes en licence de Sciences de l’Éducation, (COUTANSON, 1995), nous arrivions à la conclusion que les étudiants observés ne percevaient pas la nécessité d’un cours de statistique et de son évaluation dans le cursus de formation. Plus tard, en maîtrise, (COUTANSON, 1999), nous mettions à jour les représentations paradoxales des enseignants du premier degré à l’égard de la statistique : plutôt positives si elles étaient vues du côté organisationnel et prévisionnel au sens large, plutôt négatives si elle l’étaient du côté professionnel. Enfin, nous avions relevé en DEA (COUTANSON, 2004), la source principale de cette méfiance vis-à-vis de la statistique, par l’incapacité ressentie à gérer cet apprentissage scolaire plus que par principe éthique retenu. Ce qui rejoint les propos de Régnier (REGNIER, 2000, p. 162) « Cependant offrir un enseignement de discipline-outil ne se réduit pas à enseigner des notions-recettes et des algorithmes-recettes à visée utilitariste ».Les enseignants limitent souvent la démarche statistique au choix judicieux et difficile parmi plusieurs algorithmes possibles. Pourtant, le recours en classe, aux outils statistiques, se manifeste en permanence. Présentons par exemple, ce que nous avions mis en place, à l’école de Chazelles sur Lavieu, dans les années 80, en réponse à la demande pédagogique de l’apprendre à apprendre. Il nous fallait comprendre comment, de son côté, le maître prenait en compte personnellement les réponses des élèves afin de modifier la suite de son propos - pendant les débats que nous tenions chaque semaine autour des faits ambiants de société - et la manière de les orienter. Chaque mois, nous établissions la répartition par nature des faits débattus et tirions les pourcentages des thèmes d’orientation du cours des débats. Les résultats étaient implacables : les relances portaient le plus souvent sur les relations entre l’homme et l’évolution des connaissances scientifiques ; quant aux parcours des échanges (du point de départ au point d’arrivée), ils mettaient en avant, le plus souvent, les problèmes éthiques en suspens. Ainsi donc, même si les faits semblaient révélés, il restait vain, sans formation statistique supplémentaire d’en discerner la pertinence ni la manière de pointer le moyen d’y remédier. Quel sens accorder aux résultats mis à jour ? Comment sortir d’une habitude de travail si ce n’est par la possibilité d’un recours aisé à la statistique ; ce qui sous-entend comme le souligne Régnier, “habitude et habileté”, accessibles par un apprentissage de la statistique (découverte et enseignement), au cours de la formation professionnelle des enseignants.

Par statistique comme « discipline d’ouverture », il nous faut entendre (REGNIER, 2000, p. 163) « le fait de considérer la statistique comme une discipline orientée vers le développement de la culture générale de l’individu sans intervenir explicitement dans la sélection ou dans les parcours de formation universitaire ». C’est ce qu’il faut également rechercher pour les professeurs, qui sont appelés à porter un regard en permanence réactualisé sur les objets travaillés dans leur classe. Le changement d’intitulé institutionnel d’“instituteur” à “professeur des écoles”, marque la volonté de passage d’une attente de reproduction du métier à celui d’une conception de la profession. Le contrat didactique appelé explicitement par les Instructions officielles, oblige que le maître soit formé pour pouvoir à son tour permettre la formation des élèves en statistique. L’autoformation (par le Web, en particulier) ne se suffit pas à elle-même ; elle doit passer par une confrontation au regard, au questionnement de l’autre. C’est cet aspect « d’ouverture », lié à l’entrée massive des ordinateurs dans les écoles, qui invite les enseignants à l’usage de la statistique comme « discipline de service » pour favoriser la spécificité du professeur des écoles : faire entrer les élèves dans le savoir par la polyvalence.

Régnier aborde ensuite la statistique (p. 164), « comme discipline-objet de la didactique ». Cette entrée importante en Sciences de l’Éducation, oriente de la même manière le contenu des cours que nous délivrons depuis plusieurs années aux étudiants en première année d’IUFM, préparant l’épreuve de mathématiques du concours de Professeur des écoles. La méthodologie d’analyse d’une production d’élève (ou d’une préparation de séance d’enseignement par un professeur des écoles), relève d’une démarche identique : quels éléments ont servi de points d’appuis ? Au départ de l’activité, quelle modélisation du problème a donnée l’élève ? Quel enchaînement d’actions a-t-il engagé pour résoudre ce problème ? A partir de quel moment, l’élève semble à même d’avancer un résultat, une conclusion, et sur quels arguments se fonde-t-il ? Quelle est la part d’interprétation avancée dans ce résultat ? Est-il sûr d’avoir envisager tous les cas de figures possibles ? De quelle manière estime-t-il le risque d’erreur encouru ? Quelle présentation a-t-il choisi pour communiquer ses résultats ? Etc.

Enfin, l’auteur caractérise la statistique (toujours p. 164) « comme discipline-objet de la recherche en statistique dans son application à la recherche en Sciences de l’Éducation », c'est-à-dire que « la recherche en Sciences de l’Éducation peut rencontrer des problèmes méthodologiques qui appelleraient eux-mêmes des recherches dans le domaine de la statistique ». Il est évident que cette remarque ne peut être rapportée comme préoccupation des enseignants de l’école primaire. Par contre, nous avons pu noter, lors de la résolution de problèmes avec les élèves du primaire, traitant des répartitions des naissances ou des durée de vie (homme / femme) par exemple, l’impact des discutions méthodologiques qui s’ensuivirent entre élèves et maître (Annexe 5.2). Dans cette perspective, les élèves devront apprendre à éviter toute stigmatisation de l’évolution des phénomènes observés, dans une projection immuable du temps présent et selon leur propre attente. Ils s’obligeront à dépasser ce qui bouscule leur entendement comme le déséquilibre des naissances au profit des garçons. Du côté des enseignants, le simple usage de résultats statistiques peut provoquer très rapidement des erreurs (ex : le traitement qualitatif des données qualitatives) ou l’impossibilité de gérer les quelques ex æquo. Comme on le voit, l’usage statistique en classe aboutit souvent à une voie sans issue (à notre niveau), liée à la complexité des situations abordées. L’effet positif de l’introduction de la statistique, sera de questionner les élèves sur la méthode d’analyse utilisée et surtout sur le modèle mathématique implicite, qu’ils ont avancé.

De son côté, Dominique Lahanier-Reuter (LAHANIER-REUTER, 2001, pp. I-X), complète l’approche précédente sur deux points : quelles sont les sphères des savoirs et des pratiques de référence convoquées ? Cette remarque questionne l’école élémentaire, dans la logique des enseignements de statistique descriptive requis au collège, la collecte, le traitement et la diffusion de données, sans entrer dans le soubassement mathématique qui la sous-tend, ni l’approche de la statistique inférentielle qui les utilise. Pour les pratiques sociales de référence, nous essaierons en particulier de questionner les contenus les manuels des élèves de cycle III de l’école élémentaire à leur égard. En effet, comme le souligne cet auteur (p. 3) :

‘« Au niveau instrumental, les statistiques pratiquées au cours d’une recherche de psychologie expérimentale ne sont pas exactement les mêmes que celles que pratiqueront des didacticiens des mathématiques, des physiciens ou des ingénieurs sur le terrain. La diversité de ces pratiques apparaît sans doute de façon encore plus flagrante lorsque l’on étudie les textes statistiques produits et légitimés dans différents contextes sociaux. Les pratiques d’écriture (comprenant par exemple l’organisation textuelle, les choix des représentations graphiques et tabulaires) qui aboutissent à la rédaction d’un rapport de contrôle de production par un ingénieur ne sont pas celles d’un journaliste composant un article sur les résultats d’élections, ni celle d’un ethnologue décrivant certaines formes d’habitats ». ’

L’auteur nous appelle donc à éviter d’engager l’apprentissage de la statistique, dès le premier abord, sur un champ d’application trop restreint. Elle nous invite à maintenir tout au long de l’apprentissage, une vigilance quant à la légitimité, la nécessité et la cohérence de principes de modélisation mathématique, et d’autre part, à questionner en parallèle la démarche installée pour définir si elle fait sens quand on l’applique aux sciences humaines. Enfin, elle poursuit en pointant (p. 3) les « ruptures épistémologiques qui seront à mettre en scène et à gérer tout au long de la formation [en travaillant] sur les conceptions initiales des étudiants. En particulier apparaissent des conceptions constituées en obstacles en ce qui concernent les concepts de hasard, d’équiprobabilité, de mesure etc. ». Ramené à l’école élémentaire, cette préoccupation n’en est que plus prégnante et nécessite en parallèle, de s’arrêter sur l’aspect polysémique des termes utilisés (par exemple : population, individu, moyenne, effectif, échantillon etc.) ; termes fortement oblitérés par leur marquage scolaire comme nous l’avons pu constater lors d’un sondage restreint entrepris au collège Jean Dasté (Annexe 5.4).

Les apports précédemment signalés, d’aide à l’entrée dans la multiplicité des savoirs et des domaines de référence, sont encore complétés par les points soulevés par Jean-Louis Piednoir.

Cet auteur signe fortement l’aspect obligatoire de l’enseignement de la statistique. Il le présente comme un incontournable des savoirs scolaires si l’école conserve l’ambition démocratique qui est la sienne actuellement. Il l’énonce ainsi (PIEDNOIR et DUTARTE, 2001, pp. 138-139) : 

‘« Former les élèves en statistique, c’est leur donner les moyens de développer leur pensée critique sans laquelle ils seront exclus du débat social et scientifique. Les méthodes de la statistique inductive, c’est-à-dire les sondages, les tests statistiques, la théorie de la décision en milieu aléatoire, l’évaluation des risques se sont largement développées dans la seconde moitié du XXe siècle. Ils ont aussi bien envahi les domaines techniques pour la qualité, la fiabilité, les études de marchés, la modélisation que la société tout entière, devenant un outil du débat démocratique, en particulier dans les questions liées à l’environnement, à l’économie et au social. Dans ces domaines, les décisions à prendre sont souvent fondées sur des études statistiques ou sur des modèles plus ou moins fiables selon le choix et à la pertinence des paramètres ». ’

Cet apport statistique, n’est pas simplement réservé aux futurs scientifiques, il répond aussi de la gestion sociétale. L’ambition de l’école primaire se focalise certes sur la découverte de la statistique descriptive ; mais celle-ci ne représente qu’un premier abécédaire, qui traduirait les termes de base par des illustrations faciles à lire, à appréhender. La statistique doit se projeter dans une vision à plus long terme du cursus de formation et permettre l’ouverture possible des faits d’actualité à l’exercice d’une réflexion rationnelle. De plus les exemples exposés par l’auteur (Annexe 5.5), offre un attrait certain aux lycéens ou étudiants : l’influence par exemple des pesticides sur le rapport garçons / filles à la naissance (données fournies par la ville d’Ufa en Russie et mis en liens avec ceux relevés à Seveso, en Italie), le nombre de jours de dépassement de 1999 à 2003, des pics d’ozone sur les régions de « zone rurale Nord et Est de Paris » (source : www.airparif.asso.fr), ou la modélisation des crues des fleuves, comme celles de l’Oise à Auvers-sur-Oise, etc. Ce qui fait conclure Jean-Louis Piednoir par : 

‘« L’étude d’exemples du type de ceux présentés ici est riche d’intérêts. D’abord pour le professeur de mathématiques, car le contenu mathématique peut être nourri et varié, ensuite et surtout pour les élèves, qui se montrent particulièrement motivés par leur étude. Ils se sentent en effet, à juste titre, directement concernés par les problèmes d’environnement et comprennent l’intérêt d’une formation scientifique pour appréhender ces questions. » ’

Le hasard seul, peut-il expliquer ces constats ? Existe-t-il une œuvre du hasard ? L’école redevient par ce biais en phase avec sa raison d’être : donner les clés de lecture des problématiques ambiantes, en particulier celles relevant de la variabilité des facteurs environnementaux.

Ce dernier apport, nous introduit dans une nouvelle dimension : de la définition de l’idée de statistique, de fait statistique et enfin de pensée statistique, nous venons d’élargir le champ statistique au développement d’une pensée critique. Cette pensée s’ancre dans le monde éducatif et se traduit par l’influence sur les choix didactique et pédagogique des enseignants qui l’adoptent ; c’est l’entrée dans un esprit statistique.