5.2. L’influence de la statistique sur le lien entre l’enseignement du professeur et l’apprentissage de l’élève

5.2.1. La statistique, source de questionnement dans la mise en apprentissage de l’élève

Si dans la logique adoptée pour ce travail de recherche (RAVEL, 2001, p. 73) « les opérations mentales fondatrices de toute action [sont] percevoir, comparer, classer et inférer », la statistique, de par sa nature d’observation active, se présente alors comme un didacticiel cognitif concret, directement opérationnel dans les classes. Plutôt que de laisser le temps installer dans la mémoire de l’élève, une césure entre la logique déductive, d’un côté, structurée par l’enseignement des sciences et des mathématiques, et de l’autre une logique spontanée, inductive, laissée au bon vouloir des élèves, la statistique permet de faire se côtoyer les deux approches et donc de structurer la réflexion spontanée de ces derniers. Elle les invite à “réfléchir” leur savoir, c'est-à-dire à proposer en parallèle, leur propre cognition comme objet de réflexion. Si nous prenons pour définition de la métacognition (RAINAL et RIEUNIER, 1997, p. 226) :

‘« L’analyse de son propre fonctionnement intellectuel. Analyse (ou auto-analyse) des systèmes de traitement de l’information que tout individu met en œuvre pour apprendre, se souvenir, résoudre des problèmes, ou conduire une activité. […] La métacognition se rapporte entre autre choses, à l’évaluation active, à la régulation et l’organisation de ces processus en fonction des objets cognitifs ou des données sur les, habituellement pour servir un but ou un objectif concret. »’

Nous constatons que la démarche statistique obligeant à faire abstraction de notre représentation spontanée des faits sensibles observés, à utiliser une grammaire qu’elle impose (classification lexicale et fonctionnelle des variables observée), nous y conduit inévitablement. Le terme de régulation fait le lien avec l’espace du vivant, celui d’évaluation, à toutes les précautions attendues de nuances dans l’interprétation, et enfin celui d’organisation à la nécessité de sortir des méthodes connues faites d’algorithmes pour oser des stratégies s’aidant d’heuristiques. Tout ceci confirme le parallèle étroit existant entre l’aspect métacognitif de la construction du savoir et la démarche inhérente à la statistique. Cette capacité à organiser, à réguler et contrôler de manière réfléchie les démarches en cours d’apprentissage, est une source permanente de recherche d’autonomie pour l’élève et d’exigence pour le professeur qui veut aller dans ce sens.

La recherche qui nous interroge ici, prend également sa source parmi les multiples interrogations que suscite le débat entre mathématiques spéculatives et mathématiques utiles, enseignées à l’école ? Comme le laisse remarquer Michel Fréchet (FRECHET, 2004, pp 163-164) :

‘« Platon, Aristote, Descartes, Pascal, Condorcet, D’Alembert, Poincaré et bien d’autres, ont admirablement démontré la nécessité d’enseigner les mathématiques. Mais […] cette nécessité est de moins en moins lisible et évidente, car nous vivons une époque où l’utilité de toute chose doit apparaître rapidement. On veut bien accorder aux mathématiques certains bienfaits comme l’apprentissage du raisonnement, mais on veut surtout qu’elles servent dans “la vie de tous les jours” ». ’

Par glissement sémantique, Michel Fréchet  questionne le vrai fondement de cette demande des élèves, des parents, de la société : ne peut-on pas la résumer selon une opposition entre mathématiques “savante” d’un côté et apprentissage de techniques de l’autre avec leurs applications concrètes. Rapporter à notre objet d’étude, suffit-il que les élèves sachent manipuler les pourcentages, mettre en application les résultats de tableaux statistiques, pour affirmer qu’ils sont pourvus pour affronter leurs responsabilités “citoyennes” ? De nombreuses voix s’élèvent pour affirmer que l’intérêt ne se trouve pas dans l’opposition des deux aspects mais dans leur interaction. Ainsi André Revuz (REVUZ, 1980, p. 142), met en garde contre “l’utilitarisme de l’urgence”, par la précaution suivante : « ne pas massacrer les mathématiques au nom des applications, ne pas négliger ces applications au nom d'une pureté mal comprise ».Il précise également (p. 91) : « sans les techniques de mise en œuvre, les idées si belles soient-elles, sont impuissantes ; sans les idées qui les ordonnent et les dirigent, les techniques peuvent rapidement se transformer en un fouillis inextricable ».Il complète son propos par l’effet positif dans l’apprentissage de l’élève, de la motivation, des idées directrices qui structurent un cours de mathématiques et de l’importance du temps.

Notre recherche s’inscrit dans cette démarche, de faire découvrir la statistique descriptive dès l’école élémentaire, et ceci comme réponse étayée, mathématiquement, au questionnement des élèves de cet âge. Les modifications apportées dans les programmes, par l’introduction de la modélisation au secondaire, vont d’ailleurs dans ce sens. Selon Frédéric Laroche (LAROCHE, 2006, p. 316), elle « présente un profond intérêt, non seulement pour les élèves mais également pour les enseignants, et le signal envoyé est intéressant. L’intrusion du réel dans nos classes, les questions de fond posées par cette démarche, sont évidemment fondamentales pour la survie de notre enseignement ». Réfléchir à l’apprentissage de la statistique rencontre le questionnement de R. BKOUCHE, B. CHARLOT et N. ROUCHE (1991), associant à toute nouvelle notion, son rapport au sens et au plaisir. Nous formulons la gageure que repérer les obstacles rencontrés par les élèves en statistique, permettra aux professeurs de pointer plus rapidement leurs efforts sur eux, et d’en illustrer plus facilement sa découverte par des exemples explicites pour les élèves. La statistique, n’est donc pas un simple élément agrégé à l’ensemble des connaissances déjà inscrites au programme de nos écoles. Son enseignement bouscule les habitudes des élèves. Il questionne le maître sur sa fonction d’enseignant, et sur la réponse qu’il en donne par l’intermédiaire de l’élaboration d’un projet didactique personnel et en équipe.

L’apport de la statistique modifie notre rapport à la connaissance. Son appréhension interpelle le concept de “conscientisation”, souvent rappelé par Paulo Freire). Dans l’esprit de cet auteur, bien que ce concept soit indubitablement relié au pouvoir en place qui a autorité sur les Institutions, et à la réalité concrète dans laquelle cette action d’enseignement s’inscrit, la conscientisation ne peut être réduite à la simple prise de conscience. Elle est transformation en profondeur d’une habitude à organiser notre rapport au monde, comme le précise Paulo Freire  (FREIRE, 1971, pp. 35-36) : 

‘« Ainsi, lorsque nous mettons l’accent sur la nécessité d’une conscientisation, nous ne considérons pas celle-ci comme une solution magique, miraculeuse, qui serait capable d’humaniser les hommes tout en laissant intact et vierge le monde où on leur interdit d’exister. » ’

Pour notre étude, il n’y a certes pas d’interdiction réelle d’exister sans pratique statistique personnelle, mais le niveau de présence de celle-ci, tant du point de vue de l’observation que de l’anticipation, suspend l’autonomie réelle de chacun à sa propre connaissance de la statistique. Il est urgent de passer selon les expressions de Paulo Freire (FREIRE, 1974, p 64) « d’une pratique bancaire [des savoirs, qui] conduit à une sorte d’anesthésie, inhibant le pouvoir créateur des élèves » à celle de « l’éducation conscientisante, … [qui] au contraire, recherche l’émergence des consciences aboutissant à leur insertion critique dans la réalité. » Une autre direction resserre le parallèle entre la démarche statistique et la pédagogie de Paulo Freire. Celui-ci voulait rompre la césure entre les lectures objective et subjective du monde ; en un mot, dépasser le blocage, trop rigoureux du regard positiviste. Il déclare (FREIRE, 1992, p. 101) :

‘« Le subjectivisme et l’objectivisme mécaniste sont également antidialectiques et, par conséquent, incapables d’appréhender la tension permanente entre la conscience et le monde. En effet, ce n’est qu’à travers une vision dialectique que nous pouvons comprendre le rôle de la conscience dans l’histoire, sans tomber dans des interprétations qui nient ou qui exacerbent son importance. A cet égard, il faut refuser une perspective de la conscience comme simple réflexe de l’objectivité matérielle, sans pour autant lui conférer, au contraire, un pouvoir sur la réalité concrète. »’

La statistique resserre elle aussi, les positions précédentes, souvent inconciliables. Sa présence concerne l’élève mais aussi l’enseignant. Dans une approche bachelardienne des savoirs, l’insertion d’un enseignement de la statistique mobilise les pratiques professionnelles de ce dernier. Il doit comme le premier, changer ses repères. Il n’est pas facile de passer de la conscience d’un besoin de changement au changement lui-même. L’insertion d’un enseignement de la statistique, oblige le professeur à revoir en particulier, le contenu mathématique, scientifique qu’il proposait. Il doit prendre conscience qu’il est susceptible d’être sujet aux mêmes erreurs ou images « préscientifiques » que les élèves. Le maître peut ainsi être lui-même à l’école des élèves. A l’image du rapport des chercheurs entre eux, il est obligé alors d’inclure dans ses pratiques (FILLOUX, 1998, dictionnaire à la page traitant de Gaston Bachelard), « les éléments d’une pédagogie dialoguée » (Le rationalisme appliqué). « La “pédagogie de la raison”, dans la mesure où elle se veut pédagogie “dialoguée”, permettant l’enseignement d’une rationalité, non pas fermée mais ouverte à la créativité, rejoint ainsi les impératifs de toute pédagogie se voulant attentive à une formation de l’esprit. » L’apprentissage de la statistique entre par définition dans cette optique.

Au travers du concept de surveillance, introduit par Bachelard, nous pouvons lire le propre regard que le maître porte sur son autorité mais aussi sur son propre rapport au savoir, son contenu, et sur son enseignement. Le maître s’impose une surveillance intellectuelle, qui évite le risque toujours présent d’une coulée d’instincts. C’est aller vers un nouvel état d’esprit dans l’enseignement du fait scientifique. De plus, il n’est plus possible de traduire un positionnement de professionnel de la pédagogie sur le seul ressenti d’une efficacité des apports scolaires. Tout projet d’action éducative, doit inclure l’efficience de l’investissement, et donc s’éclairer au contact de données statistiques et de leur traitement. Aborder l’enseignement de la statistique n’est pas simplement inclure un paragraphe de plus dans les programmes, c’est accorder une sensibilité nouvelle, un élargissement de l’approche scientifique “traditionnelle”, de leur didactique comme du rapport des enseignants à leur profession. Le futur enseignant doit percevoir la difficulté à décrypter en permanence ce qui relève de la connaissance commune et ce qui relève de la connaissance scientifique.

Il est bien difficile en pédagogie de démontrer la validité des choix qui sont pris ; la multiplicité des apports d’éducation, d’enseignement, des variables à prendre en compte, rend la tâche difficile. Il est en plus délicat, d’“expérimenter” sur le vivant, l’évolutif et d’écarter ce qui est de l’ordre des habitudes, des fausses évidences communément partagées. Le problème pédagogique n’est pas simplement de réparer mécaniquement, de compléter la brèche repérée dans la connaissance de l’élève ; c’est aussi de s’imposer la recherche de ce qui en est à l’origine, un peu à l’image des Grecs (BARREAU, 1990, pp. 20-21) :

‘« qui se faisaient astronomes par goût pour la science, c'est-à-dire pour le savoir pur et ouvert à la critique, étranger au pouvoir politique […]. Ils ont développé […] l’astronomie mathématique, dont ils savaient bien que c’était d’elle que dépendrait, si elle était possible, une réforme rationnelle du calendrier, mais ils n’ont pas fait de cette dernière leur but principal. […] La connaissance du temps astronomique les préoccupaient d’avantage que l’organisation du calendrier qui, de toute façon a besoin de la première. C’est le même souci qui les a orientés vers la constitution axiomatique des mathématiques qui a abouti aux Éléments d’Euclide. Ils auraient certes pu multiplier les recettes, parfois fort habiles, de levée des impôts, d’échanges de bien ou de partage de terres […]. Mais ils s’appliquèrent plutôt à trouver des preuves, à dériver des théorèmes à partir de principes premiers. Ils découvrirent la beauté mathématique là ou d’autres ne voyaient qu’utilité. » ’

Le passage des statistiques à la statistique se situe sur ce plan-là ; la prise de distance vis-à-vis de l’opinion spontanée ou courante (réclamée par l’approche scientifique), n’est pas exigée par la connaissance commune plus encline à se mettre en accord avec l’attente collective. La statistique est un vecteur de soutien de l’enseignant, dans cette exigence d’objectivité, envers ses propres démarches professionnelles comme envers les partenaires institutionnels.