5.2.2. La statistique, source de questionnement dans notre rapport éducatif à l’élève

Pour compléter l’effet laissé par la statistique sur la manière avec laquelle l’enseignant comme l’élève rentreront dans le savoir scolaire, nous aborderons cinq aspects éducatifs que nous pensons indubitablement liés avec l’apport statistique. Tout d’abord, parler de statistique, oblige à entendre la variabilité et de ce fait, à prendre en compte tous les liens en jeu structurant la situation observée, dans leurs dimensions évolutives et complexes. Nous ne reviendrons pas en détail sur la réflexion d’Edgar Morin que nous avons abordée à la section 1.1 de cette partie, simplement pour rappeler le parallèle qu’il établit entre l’observation de cette complexité ambiante et la complexité humaine. Accepter de la circonscrire au travers de situations complexes, c’est accepter d’agir de même avec l’autre, avec l’élève qui est face à nous. Par exemple, l’examen que donne Régnier, d'un article d'un quotidien régional (REGNIER, 1997g, pp. 127-133), où l’on perçoit combien l’analyse statistique de la situation agit comme vecteur éducatif à la perception plus fine de celle-ci. Au centre de l’interface, entre l’autre, la société et soi, se trouve certainement l’idée “d’interprétation”, dont la présence est consubstantielle à la démarche statistique. Interpréter, c’est vouloir rendre lisibles ou visibles, les traits principaux d’une situation. Mais de fait, cette transformation passe par l’auteur avant d’être communiquée à l’autre ; elle subit l’exigence de la particularité d’un lieu, d’un instant et l’influence de son assimilation par le traducteur qui l’adapte ensuite à la compréhension de l’autre. Toute volonté d’apprentissage de la statistique, s’accompagne d’un effort de conceptualisation, de pratiques, de choix de traitement de la situation par des outils adaptés d’analyse et de présentation, mais aussi du fait du rapport aux autres, d’un effort d’autonomisation, de formalisation des résultats, et d’implication sociale par l’interprétation personnelle fournie. Si l’on revient à la note de synthèse de J.-C. Régnier (REGNIER, 2000, p. 110), il poursuit en remarquant que cet apprentissage statistique, soulève trois dimensions : « la validité, la pertinence et la cohérence » ; autant de valeurs qui questionnent les enseignants de l’école primaire, souvent démunis (comme ils le sont actuellement pour le fait statistique), à la façon de faire entrer ces problématiques, en classe pour que les élèves apprennent déjà et progressivement, à s’y confronter sans attendre le collège.

Ensuite, il nous faut souligner que la statistique porte un intérêt à l’action et non à la fabrication. Avec l’aide de Develay (DEVELAY, 2001, pp. 58-59), nous pouvons avancer que « les Sciences de l’Éducation ne visent pas à fabriquer un sujet, comme le potier fabrique un objet. Quelles que soient les capacités d’anticipation que les Sciences de l’Éducation développent pour faire exister un individu autonome, celui-ci leur échappera toujours. Ces dernières sont dans l’ordre de la praxis et non de la poïésis. » Pour préciser sa pensée, M. Develay rappelle l’éclairage d’Aristote concernant la praxis : c’est une action « qui n’a d’autre fin qu’elle-même, qui perfectionne l’agent et ne tend pas à la réalisation d’une œuvre en dehors de cet agent : sa fin dernière n’est autre que l’usage et l’exercice même. » Il résume ainsi son propos (p. 59) : « La praxis est dans l’ordre de l’acte ; la poïésis est dans l’ordre de l’activité. »L’aspect volontariste, porté par les valeurs retenues comme vecteur d’enseignement, font se rejoindre l’acte d’enseigner et l’approche de la statistique : tous deux se réclament de la prise en charge de l’incertain et non pas de la fabrication prédéterminée, de la praxis et non de la poïésis. Ce que F. Imbert explicite dans son ouvrage, “l’impossible métier de pédagogue”, toujours cité par M. Develay (p. 59), « Si la fabrication réclame une figure d’auteur, d’agent capable d’assurer la prévisibilité et la réversibilité de ses tâches de production, l’action se propose de faire avec ses acteurs, des agents singuliers, qui s’engagent et qui se rencontrent sur la base de l’imprévisibilité de ce qui peut advenir de leur rencontre et de leur interaction. » La statistique ne se limite pas à inférer mécaniquement à partir des résultats obtenus, à anticiper mathématiquement l’évolution des événements en cours. Elle se présente comme une exploration de cette imprévisibilité qui ne peut exclure la place privilégiée accordée à l’homme. Tout comme l’acte d’enseigner, elle s’engage par l’expérience à aider l’autre sur le chemin de la compréhension, à espérer au plus profond d’elle-même qu’il prendra le relais de l’effort responsable de clairvoyance etc. Avec la statistique, c’est l’obligation du va-et-vient entre la théorie et la pratique, l’une expliquant l’autre, sans jamais toutefois se subtiliser l’une à l’autre. C’est l’apport d’Edgard Morin, qui fait comprendre la différence entre la dialectique et le dialogique.

En troisième lieu, nous avancerons l’idée que la statistique permet un accès à l’espace de l’incertitude éducative. Elle peut se lire comme un exercice préparatoire à la prise en compte de l’incertitude, inséparable de l’acte éducatif et du regard nouveau que nous portons à l’analyse du monde qui l’entoure. La pratique enseignante, côtoie l’incertitude du quotidien de la classe liée à celle de l’évolution des contenus enseignés comme de la réactivité des élèves à leur rencontre. Écoutons Ilya Prigogine (PRIGOGINE, 1993, pp. 196-202) :

‘« la prétention à la certitude a été sans doute à la base de la conviction selon laquelle la science exprime la rationalité, au plus haut niveau et qui veut que le progrès dans les sciences sociales et politiques soit lié à l’application des lois scientifiques à la société ; toutefois, l’on observe actuellement un doute grandissant concernant la validité de cette idéologie de la science […] Abandonner l’idéal de la certitude peut sembler, aux yeux de certains, une défaite de la raison humaine ; je ne partage pas ce point de vue. […] Nous basculons d’un passé de certitudes conflictuelles, qu’elles soient en rapport avec la science, l’éthique ou les phénomènes sociaux, dans un présent meublé d’interrogations. Nous avons besoin d’une science dont le progrès marque la solidarité des hommes avec le monde qu’elle décrit. Le futur est incertain ; ceci est vrai pour la nature que l’on décrit ainsi qu’au niveau de notre propre existence, et cette incertitude sommeille au cœur même de la créativité humaine. » ’

L’incertitude cible la nature, l’homme, son avenir, ses décisions. La statistique nous aide à aborder les dimensions sensibles de l’humanité et de l’éducation et à en prévenir en parallèle les risques d’égarement possibles. La statistique est plus qu’un simple ajout mathématique ou disciplinaire. Son admission questionne d’un regard nouveau les limites éthiques portant sur les comparaisons biométriques par exemple, très vite intolérables. Elle met à jour les principes fondateurs des prises de décisions et protège de tout effet abrupt par exemple, qui peut charger entre autre, de culpabilité le maître en zone d’éducation prioritaire sur la réalité des progrès obtenus par ses élèves par rapport à l’ensemble des élèves d’une ville.

En quatrième lieu, nous soulignerons l’idée que la statistique nous rappelle à une prise en charge responsable de l’avenir. Dès les premières pages de l’écriture de son Grand Récit à l’intérieur de son ouvrage L’incandescent, Michel Serres nous arrête d’une belle plume poétique sur l’écoulement du temps et sur nos perceptions bien trop affectives pour pouvoir le retracer avec une certaine objectivité. Face aux décors bucoliques englobant la ferme des ancêtres, il réfléchit (SERRES, 2003, p. 14) :

‘« Depuis quand la fillette joue-t-elle à la poupée, quand le père a-t-il peint la façade, je m’en souviens aisément. Quand les premiers occupants de ce lieu ont-ils érigés ces pierres ? Il y faut plus d’expertises. Depuis quand le torrent coule-t-il, le glacier descend-il de sa rimaye, la montagne s’élève-t-elle à trois mille mètres, depuis quand le soleil brille-t-il ? Par datations désormais exactes, le savoir répond à ces questions concernant ma perception, ensuite la nourrit et enfin la renverse : du fond des montagnes et de la hauteur du ciel tombe sur mes épaules une échelle temporelle qui coule, comme une cascade, vers moi, vieillard proche de la mort. ». ’

Le temps coule bien avant et après notre existence. L’homme doit s’ouvrir aux connaissances nouvelles et aux inventions technologiques pour reconstituer le monde passé et circuler ainsi de la réponse, à l’enrichissement du questionnement pour enfin parfois, reconsidérer plus objectivement sa perception originale. “L’estimation” le “ré-agrège” en combinant ses multiples perceptions. Porter une “estimation” sur le passé, c’est fonder un savoir calculé sur la complétude de l’homme qui mêle les aspects multiples de la connaissance comme de l’opinion et de l’impression, l’expertise comme l’émotion. Estimer, c’est aussi porter en estime et donc s’honorer d’une construction fondée de notre responsabilité humaine. De là, l’homme tombe sous le joug de l’obligation de laisser trace et d’user d’outils adéquats pour archiver toutes ses observations, constats ou prises de décisions.

Enfin, nous remarquerons que la statistique représente un garde-fou envers le fait numérique émergent. Comme le suggère avec force et lucidité Olivier Mongin7 (MONGIN, 2004), dans l’ouvrage collectif intitulé Être idéaliste, est-ce dépassé ?, nous nous devons de noter la confusion actuelle qui se joue entre réel et virtuel. Citons les propos de la page 84 :

‘« Distinct de celui de l’absorption du réel par le virtuel, le problème majeur est celui de la relation entre le réel, entre le monde proche (l’environnement, la culture de proximité) et le virtuel. Pour saisir toutes les conséquences de cette pression du virtuel sur le réel, il faut superposer au premier couple, celui du réel et du virtuel, un second couple, celui du réel et du possible. »’

Ce dernier couple permet de concevoir que le virtuel n’est moins un facteur d’effacement, voire de disparition du réel, qu’un accélérateur des possibles qui opère au détriment du réel, en l’affaiblissant et en le dévalorisant considérablement. Le réel risque de paraître pauvre, petit, sans idéal, à côté du virtuel qui éclate en possibilités, en diversité, en prototypes déjà conçus. Si l’appréhension des possibles repose sur la capacité de chacun à y accéder, avec plus ou moins de chance et de réussite, cette quête des possibles risque d’exclure l’espace des rêves, et de bouleverser notre perception d’un réel désormais dévalué, fragilisé. Cela pour une raison simple (p. 85) : « à savoir que tout n’est pas possible dans le réel alors que tout peut l’être dans le virtuel. »Le développement du virtuel ne vise pas a priori le réel, il ne le transforme pas en tant que tel, il ne l’annule pas, mais il le met en difficulté. La lecture des prolongements possibles du réel, est à découvrir, là où en général, il est “normal” que cette opération passe inaperçue sur le plan virtuel, la machine se substituant et devançant la mise en questionnement des possibles par l’utilisateur. Il s’installe alors l’illusion que tout est possible dans le virtuel, et que l’avenir s’y anticipe facilement et de manière sûre. En parallèle, le réel induit une culture de l’indétermination, de la perplexité, des choix à prendre, des limites décisionnelles (p. 86) :

‘« Alors que le réel induit une culture des limites, la libération des possibles par le virtuel entraîne dans une culture où règne l’absence des limites, générant un idéalisme débridé qui est la contrepartie d’un scepticisme contemporain. C’est donc sur le terrain des possibilités accrues, mais aussi du brouillage du réel et du virtuel, que les nouvelles technologies, indissociables d’écrans multiples, poussent à leur comble la consommation des possibles ». ’

Nous sommes ainsi mis face au paradoxe suivant : d’un côté, plus rien ne semble possible dans “notre” univers du réel, de la réalité quotidienne et à venir, et de l’autre, tout semble au contraire possible en pensée voire même comme aventure à vivre dans le virtuel ! Le biais de la technologie numérique semble rendre évident le passage du premier au second ; le virtuel devient un accélérateur et un installateur garanti de possibles tout comme il barre tout espoir d’accéder aux champs du possible dans le réel. De ces constats et remarques, la statistique, initiatrice à la prise de risque, à la confrontation au “hasard”, n’en ressort que plus forte et plus d’actualité. Parmi d’autres outils, elle permet un accès raisonné à la recherche des possibles dans l’analyse des événements qui nous entourent ; et ceci en atténuant l’illusion des réponses magiques, immédiates, fournies par les nouveaux procédés informatiques de communication et de traitement de l’information. Son emploi participe en acte, de la place réelle à accorder aux TIC à l’école : celle d’outil d’aide et non d’intelligences intermédiaires à la résolution des problèmes.

Notes
7.

Philosophe et directeur de la revue Esprit en 2006 depuis 1988