3.1.2. Représentations des étudiants bénéficiant d’une formation à distance

Les remarques précédentes sont corroborées par les conclusions que tire Jean-Claude Régnier (RÉGNIER, 2006, pp. 15-47) de l’expérience en cours de l’ “étude des difficultés d’apprentissage de la statistique dans le cadre d’un enseignement à distance”. Voici ce qu’il relate :

‘« La faiblesse du niveau de compétence en mathématiques et le rapport négatif à leur égard soutiennent chez les étudiants une attitude de méfiance ou même de rejet parfois inconditionnel vis-à-vis de la statistique. Si les mathématiciens rejettent parfois la statistique hors de leur domaine, les étudiants, eux, rejettent la statistique par leur rapprochement avec les mathématiques. » (RÉGNIER, 2006, p. 30)’

Le plus surprenant, concerne les tuteurs qui, de leur côté, entretiennent encore une méfiance statistique ! Voici leurs réponses au questionnaire qui leur était adressé : les réponses devaient illustrer de trois mots, leur évocation personnelle de la statistique.

Tableau 16 : Mots évoquant la statistique par les étudiants bénéficiant d’un enseignement à distance
Tuteurs Mot 1 Mot 2 Mot 3 * en caractère gras dans le texte.
T1 Quantitatif Analyse Présentation
T2 Calcul Interprétation Tromperie*
T3 Outil Opacité* Technique
T4 Inhibition* Massivité Sens
T5 Calculs Quantifier Complexité*

Mais allons plus avant dans l’analyse de ces réponses, en rappelant l’énoncé des objectifs attendus de l’enseignement à distance de la statistique en Science de l’Éducation, organisé par l’Université Lyon 2, et du tableau des rangs attribués par les tuteurs d’une part, et les étudiants concernés d’autre part (pp. 25 et 38).

Tableau 17 : Comparaison des attentes d’un enseignement de statistique par les tuteurs et les étudiants
  Les objectifs attendus Rang attribué aux réponses :
des tuteurs Des étudiants
Obj.1 Expliciter les questions d’une problématique dont les réponses relèvent d’une approche statistique. 3 2
Obj. 2 Décrire, traiter, analyser des données d’une manière pertinente dans le cadre d’une étude en particulier dans le domaine éducatif. 1 1
Obj. 3 Faire le lien entre la réflexion analytique sur des questions relevant du champ de l’éducation, leur formalisation et leur traitement quantitatif. 4 3
Obj. 4 Lire avec un regard critique et distancé, les conclusions de diverses études statistiques apparaissant dans des rapports de recherche en science de l’éducation. 2 4
Obj. 5 Poursuivre de façon autonome et personnalisée un apprentissage en statistique afin d’enrichir ses acquis. 9,5 10
Obj. 6 Poser un regard plus positif à l’égard d’un domaine largement exploité dans les media, dans le sens de ne pas considérer les résultats dans l’ordre du tout ou rien mais en les replaçant judicieusement dans leur domaine de validité. 6 6
Obj. 7 Exploiter des notions et des démarches mathématiques à des fins d’outils, et de ce fait de modifier dans un sens positif, le rapport souvent négatif que nombre entretient avec cette science. 9,5 8
Obj. 8 S’exercer à un raisonnement intégrant l’idée de “risque d’erreur” dans l’énoncé de ses conclusions. 8 9
Obj. 9 S’exercer à l’interprétation de phénomènes éducatifs sur la base de données statistiques sur des “faits éducatifs” et sur des relations entre ces “faits”. 5 5
Obj. 10 S’exercer à la communication des résultats des analyses des données en distinguant clairement le modèle utilisé, de la réalité qu’il est supposé représenter, en séparant bien des traitements menés à l’intérieur du modèle, des interprétations reformulées dans le contexte du problème. 7 7

Quel constat pouvons-nous tirer du tableau précédent ?

Tout d’abord, comme le fait remarquer Jean-Claude Régnier, les deux groupes ont une approche “caricaturale” de la statistique, en évoquant en rang n°1, le prototype de l’usage statistique, en l’occurrence l’objectif n°2 : Décrire, traiter, analyser des données d’une manière pertinente dans le cadre d’une étude en particulier dans le domaine éducatif. Les attentes de deuxième rang divergent, certainement du fait de la position différente des acteurs :

  • pour les tuteurs : Lire avec un regard critique et distancé, les conclusions de diverses études statistiques apparaissant dans des rapports de recherche en Sciences de l’Éducation
  • pour les étudiants : Expliciter les questions d’une problématique dont les réponses relèvent d’une approche statistique.

Les premiers ont le souci de l’esprit critique là où les seconds n’en sont qu’à la conceptualisation de la démarche statistique. Il faut noter ensuite, la place tenue par les items n°1, 3, et 4 ; ils concernent, comme le fait remarquer l’auteur, la problématisation, la modélisation, et la réflexion critique.

Arrivent après, l’item n°9, S’exercer à l’interprétation de phénomènes éducatifs sur la base de données statistiques sur des “faits éducatifs et sur des relations entre ces faits, et l’item n°6, Poser un regard plus positif à l’égard d’un domaine largement exploité dans les médias, dans le sens de ne pas considérer les résultats dans l’ordre du tout ou rien mais en les replaçant judicieusement dans leur domaine de validité. Ces deux objectifs, interpellent directement la modification de la posture devenue “statisticienne” des acteurs.

Viennent enfin les items qui questionnent : l’item n°10 affiche un mauvais résultat alors qu’il fait partie inhérente de la démarche statistique. Pour les items n°8, 7 et 5, l’auteur attribue ces mauvais scores à l’évocation des mathématiques au travers de la reconnaissance du risque d’erreur et de la nécessité de poursuivre cet apprentissage sur le plan personnel. Le cœur du paradoxe se présente avec l’item n°8. L’idée de S’exercer à un raisonnement intégrant l’idée de“risque d’erreur dans l’énoncé de ses conclusions, questionne l’auteur en ces termes :

‘« Quant à la question du raisonnement statistique dont le fondement même est à chercher dans la vraisemblance, la plausibilité, et par conséquent implique le passage de l’idée de la prise de décision avec certitude à celle de la prise de décision avec un risque d’erreur, nos constatons par le rang de l’objectif 8 qu’elle n’est pas prioritaire, tant pour les étudiants que pour les tuteurs. ». (RÉGNIER, 2006, p. 39)’

En conclusion, outre l’évidence d’une entrée souvent “obligée” par la pratique universitaire, des étudiants dans l’apprentissage de la statistique, cette étude nous éclaire sur les écueils qu’elle comporte. Son auteur anticipe les difficultés de son enseignement :

‘« Nous pensons qu’il y a ici une source de difficulté pour l’apprentissage de la statistique. En effet la centration excessive sur “décrire, traiter, analyser les données…” occulte l’objectif terminal d’intégration qu’est la capacité à conduire un raisonnement statistique correct. D’une certaine manière, cet objectif donne un sens aux activités de description, traitement et analyse statistiques. Sa mise de côté renvoie très rapidement à des questions du type pourquoi ou pour quoi fait-on… ? Par exemple, pourquoi calculer une moyenne, une variance, etc. ? Mais elle laisse une place prépondérante à des activités pédagogiques que nous nommerions “applicationnistes” » (RÉGNIER, 2006, p. 39). ’

Apparaît alors l’évidence d’une mauvaise perception des enjeux de cet enseignement (p. 33) : ce « n’est pas une fin mais un moyen pour instrumenter les sujets dans les conduites de prise de décision en situation incertaine ». Pour nous, notre recherche ne pourra être perspicace, que si elle analyse des activités qui donnent un sens aux élèves observés. Jean-Claude Régnier pointe lui aussi, le rôle important tenu par les interférences avec le passé mathématique des acteurs ; les répercutions de celui-ci sur leur perception des situations à examiner, leur fait dissocier totalement les méthodes quantitatives des méthodes qualitatives.

Allons plus avant dans l’analyse des réponses précédentes des étudiants, obtenues par Jean-Claude Régnier, en essayant de regrouper ces dernières :

  • selon trois axes, qui se réfèrent :
    [1] à l’apprentissage explicite de la construction d’une situation statistique (A)
    [2] à l’apprentissage explicite du traitement d’une situation statistique (B)
    [3] à une posture d’utilisateur de la statistique après apprentissage et en dehors de celui-ci (utilisation après coup comme outil de résolution de problèmes et de formation personnelle) (C)
  • et selon l’ordre des rangs précédemment retenus par les tuteurs et les étudiants
Tableau 18 : Les attentes selon la prise en compte, le traitement ou l’usage de situations statistiques
Code Enoncés… A B C
Obj.1 Expliciter les questions d’une problématique dont les réponses relèvent d’une approche statistique. 2 (3)    
Obj. 2 Décrire, traiter, analyser des données d’une manière pertinente dans le cadre d’une étude en particulier dans le domaine éducatif.   1 (1)  
Obj. 3 Faire le lien entre la réflexion analytique sur des questions relevant du champ de l’éducation, leur formalisation et leur traitement quantitatif. 3 (4)    
Obj. 4 Lire avec un regard critique et distancé, les conclusions de diverses études statistiques apparaissant dans des rapports de recherche en science de l’éducation.     4 (2)
Obj. 5 Poursuivre de façon autonome et personnalisée un apprentissage en statistique afin d’enrichir ses acquis.     10 (9,5)
Obj. 6 Poser un regard plus positif à l’égard d’un domaine largement exploité dans les media, dans le sens de ne pas considérer les résultats dans l’ordre du tout ou rien mais en les replaçant judicieusement dans leur domaine de validité.     6 (6)
Obj. 7 Exploiter des notions et des démarches mathématiques à des fins d’outils, et de ce fait de modifier dans un sens positif, le rapport souvent négatif que nombre entretient avec cette science.     8 (9,5)
Obj. 8 S’exercer à un raisonnement intégrant l’idée de “risque d’erreur” dans l’énoncé de ses conclusions.   9 (8)  
Obj. 9 S’exercer à l’interprétation de phénomènes éducatifs sur la base de données statistiques sur des “faits éducatifs” et sur des relations entre ces “faits”.   5 (5)  
Obj. 10 S’exercer à la communication des résultats des analyses des données en distinguant clairement le modèle utilisé, de la réalité qu’il est supposé représenter, en séparant bien des traitements menés à l’intérieur du modèle, des interprétations reformulées dans le contexte du problème.   7 (7)  

Chaîne d’apprentissage des étudiants : B, A, A, C, B, C, B, C, B, C. (rangs) et chaîne d’apprentissage des tuteurs: B, C, A, A, B, C, B, B, C, C. (rangs entre parenthèses).

Si l’on pondère les réponses (rang 1 : 10 points, rang 2 : 9 points, etc.), nous obtenons :

Tableau 19 : Comparaison des attentes entre tuteurs et étudiants
Les rangs 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 Résultats pondérés
Pour les étudiants B A A C B C B C B C A =17 ; B = 22 ; C = 16
Pour les tuteurs B C A A B C B B C C A = 15 ; B = 23 ; C = 17

Il est surprenant de constater que même si les tuteurs accordent légèrement plus de poids à la partie C, par rapport aux étudiants (ce qui était prévisible comme finalité pédagogique des “experts statisticiens”), nous pouvons dire que les résultats relatent des approches sensiblement identiques ! Les positions des tuteurs questionnent davantage que celles des formés ; ils donnent une réponse scolaire à l’apprentissage de la statistique. Il ressort donc de cette brève approche, qu’il faudra avant tout, sortir l’apprentissage de la statistique de son rapprochement trop prononcé d’avec une résolution mathématique ; aspect que nous rencontrerons plus loin au travers d’autres analyses. Nous devrons aussi insister sur l’importance à porter à ce qui se passe en amont de la démarche statistique (objectifs n°1 et n°3) : comment étayer statistiquement une situation à analyser ? Notre étude ne devra donc pas se limiter à la lecture et à l’exploitation de tableaux statistiques, mais aussi à son élaboration. Les aspects “communication” (obj. 10) et “risque d’erreur” (obj. 8), ne devront pas être oubliés ainsi que le regard que la statistique permet d’ouvrir sur les problématiques ambiantes. Après cette visite des représentations que les étudiants en Sciences de l’Éducation portent sur la statistique, arrêtons-nous maintenant sur celles que les professeurs des écoles ont à son égard.