4.1.3. Sensibiliser à la modélisation 

En préambule à toute approche statistique d’une situation, il faut s’assurer que les élèves ont compris que derrière tout cela, il y a des faits observables et que l’intérêt réside dans l’étude des liens qui se tissent entre eux. Le choix du modèle mathématique est indispensable à sa compréhension et à l’intérêt de la statistique d’aller vers une extension de la connaissance visible et majeure (projection dans le futur, élargissement et transposition des résultats relevés sur un échantillon, etc.). Même s’il paraît utopique de parler d’initiation à la modélisation pour les élèves de l’école élémentaire, rappelons ici, que cette préoccupation a été la nôtre depuis de nombreuses années. A l’école élémentaire, les élèves ont de la difficulté à appréhender l’effet réel, la puissance des opérations mathématiques utilisées. En particulier, ils placent par exemple sur le même niveau d’efficacité l’addition et la multiplication, comme deux dispositifs rangés côte à côte dans une boîte à outils. Nous avions pris comme situation mathématique, la problématique du choix de l’appareil qui permettrait d’ôter 27 grains de poussière disposés sur le sol (le nombre restait bas pour des préoccupations graphiques). Face à ce problème, saturé d’incertitude, nous formulions l’hypothèse mathématique qu’à chaque passage, le balai permettrait d’enlever 2 grains (appel à la soustraction) alors que l’aspirateur, plus moderne et efficace, supprimerait la moitié de l’effectif des grains présents (appel à la division).

Le résultat fut assez éclairant : la réponse des élèves calquait leur caractère : les téméraires empruntaient spontanément l’aspirateur, les timorés le balai, les indécis le restaient ! Bien qu’étant en situation mathématique, seule leur appréciation sensible de la réalité agissait. Après une mise en graphique, l’aspirateur diminuait rapidement l’effectif des grains mais ne permettait jamais d’atteindre 0 car les grains n’étaient pas supposés sécables ! Le balai agissait lentement sur l’amas de poussière mais le réduisait en définitive à néant ! Le résultat de l’expérience fut de montrer la puissance forte, bien sûr, de la multiplication par rapport à l’addition. Mais aussi la seule réponse rationnelle à notre problème : l’utilisation d’un graphique portant le tracé de la courbe des grains laissés par l’aspirateur et la droite des grains délaissés par le balai. Ce dernier indiquait le moment précis où il fallait lâcher l’aspirateur pour se saisir du balai. Imaginer que l’on soit obligé de recourir à l’usage de deux outils, sans que l’un dévalorise l’autre comme le serait la multiplication à l’encontre de l’addition, et en plus, décider précisément le moment opportun du passage du premier au deuxième, et bien seule une modélisation de la situation et sa représentation graphique, le permettait !

De manière plus large, Monique Ernoult et Claude Talamoni (ERNOULT, TALAMONI, 2005), professeurs de mathématiques, nous interpellent sur la place essentielle de la modélisation dans l’enseignement des mathématiques et par là, de ce détour indispensable à toute approche statistique. Ces deux auteurs ont proposé à leurs élèves une situation leur illustrant la nécessité de réfléchir sur les choix observés. Ils relatent (p. 47) l’expérience produite par Thomas Robert Malthus (1766-1834) pasteur anglican et économiste :

‘« En cette toute fin du XVIIIe siècle, des réformateurs accusent le gouvernement anglais de W. Pitt d’être responsable de l’extrême pauvreté d’un très grand nombre de familles anglaises. Malthus se demande si des lois naturelles et inéluctables n’en seraient pas la cause. Il nous expose son analyse dans l’ouvrage intitulé Essai sur le principe de population ». ’

Il se pose alors deux questions :

A ces deux questions, il propose le modèle suivant :

Évolution de la population : Pour lui, l’hypothèse basse est le doublement de la population tous les 25 ans, ce qui correspond à 2,8 % par an. On a donc une suite géométrique de raison 2. Si P0 est la population initiale, au bout de n périodes de 25 ans, la population est égale à 2nxP0.
Évolution des ressources naturelles : En revanche, il considère que si la capacité de production peut doubler dans les premiers 25 ans, elle augmente ensuite, pendant chaque période de 25 ans, au maximum de la production initiale. On a donc une suite arithmétique dont la raison est le premier terme. Si S0 est la production initiale, au bout de n périodes de 25 ans, elle sera égale à S0+nS0 ».’

Sa conclusion semble évidente : Si l’évolution actuelle de la population perdure, dans l’avenir, le pays ne pourra assurer sa subsistance car la vitesse de croissance d’une suite géométrique est bien supérieure à celle d’une suite arithmétique. C’est ainsi que Malthus préconise pour les familles pauvres, dans leur propre intérêt de limiter volontairement le nombre de naissances. Sont ainsi posées les bases de la célèbre doctrine économique du malthusianisme. Pourquoi donc initier les élèves à la modélisation mathématique ? Voici les arguments avancés par Monique Ernoult et Claude Talamoni. Il faut :

‘« Les sensibiliser à l’intérêt de la modélisation : 1- pour la connaissance, l’appréhension et la compréhension des phénomènes naturels qu’ils observent autour d’eux ou que l’expérimentation dans les autres domaines scientifiques leur permet d’aborder. 2- pour faire ressortir l’importance de passer de la langue parlée à une formulation plus scientifique puis au langage mathématique symbolique. 3- Susciter l’intérêt, […] vers des études et carrières scientifiques» ’

Ces propos portent notre intérêt à plusieurs niveaux :

L’enjeu revient à montrer que le modèle produit, devient plus riche que la réalité. Il rend la réalité observable. Comme le font remarquer les auteurs (p. 59), l’aide supplémentaire apportée par « l’aspect dynamique des logiciels permet de remarquer qu’une toute petite variation des conditions initiales , c’est-à-dire ici du terme initial, du premier terme de la suite, entraîne très rapidement de grandes variations dans le comportement des termes de la suite. Cette dépendance des conditions initiales est caractéristique du chaos, au sens mathématique. » Précaution d’emploi indispensable à tout acteur utilisant de manière responsable, l’outil statistique ! Remarque : Le document d’accompagnement du programme de mathématiques de 2ndeen Juin 2000 (BO hors-série n° 6 du 12 août 1999), insiste sur le lien indispensable entre modélisation et simulation.

Observons qu’au travers des deux expériences, celle de Malthus et celle auprès de nos élèves de l’école de Gumières (42), il ressort que, dans les deux cas, les élèves peuvent comprendre le phénomène décrit par le biais de la modélisation mais que celle-ci ne s’arrête pas au simple choix d’une opération mathématique parmi d’autres. À l’école élémentaire, la représentation de ces dernières ne doit pas se limiter à calquer la réalité (ex : 3 camions disposés côte à côte pour une charge totale de 20 + 20 + 20 = 60 tonnes, ou de deux camions bien rangés pour 2 x 20 = 40 tonnes). Il faut nécessairement passer par une représentation qui permette de se détacher de la réalité pour pouvoir comparer des séries, combiner des opérations… L’utilisation par exemples de graphiques en est un procédé. L’introduction d’un apprentissage de la statistique à l’école élémentaire, questionne donc le rapport habituel à ces opérations tel qu’il est perçu au niveau de l’école primaire.