4.1.6. Entrer dans les tableaux statistiques

Pour cette préoccupation didactique, nous nous appuierons sur un travail, réalisé par une équipe de chercheurs rassemblés autour de Raymond Duval (DUVAL R., 2002). Voilà de quelle manière, ils introduisent leur étude (p. 5) : 

‘« La présentation des informations sous forme de tableaux est devenue une pratique si banale et si largement répandue qu’on ne la remarque même plus. Partout présente, non seulement dans les ouvrages ou les articles de documentation mais aussi sur tous les panneaux d’affichage dans les lieux publics, elle s’est imposée comme l’un des modes majeurs de la communication écrite. La simplicité, du moins apparente de son organisation et la rapidité de consultation conviennent parfaitement aux besoins d’efficacité et d’économie dans un contexte où chaque individu doit intégrer et prendre en compte une grande quantité d’informations diverses et nouvelles. Rien d’étonnant alors à ce qu’on retrouve cette forme de présentation dans tous les documents didactiques et que même les très officielles enquêtes d’évaluation nationale, aussi bien en français qu’en mathématiques, aient accordé une place à l’acquisition de cette pratique dès l’entrée en CE2. Les tableaux sont d’ailleurs considérés dans les pratiques pédagogiques comme l’un des “supports” à mobiliser pour aider les élèves à entrer dans le processus de construction de leurs connaissances. »’

Mais est-ce aussi simple, aussi évident, aussi spontané de lire un tableau ? Si nous nous penchons de plus près sur cet objet, selon la multitude de formes de présentations, de fonctions, de domaines traités, nous devons faire le constat suivant. Les tableaux ont envahi tous les secteurs d’enseignement, quels que soient les niveaux d’enseignement ou les disciplines abordées. Ils sont construits sur une diversité multiple. Tout d’abord (p. 5) :

‘« dans la disposition formelle de leur « micro-espaces » : certains n’ont pas de marges et présentent l’apparente simplicité d’un échiquier tandis que d’autres accumulent des marges et des subdivisions de marges et présentent un enchevêtrement de colonnes et de lignes aussi compliqué que le plan d’une vieille maison avec ses corridors et ses escaliers. Ensuite dans ce que l’on peut mettre dans les cases : une seule marque relevant d’un codage binaire ou alors des nombres, des dessins, des termes voire même parfois des morceaux de texte de la taille d’un petit paragraphe. Enfin dans leur utilisation et leur fonctionnement : est-ce qu’un horaire de transport s’utilise de la même manière qu’un tableau de proportionnalité en mathématiques ou qu’un tableau de classification dans les sciences de la terre ou qu’un tableau en statistique ? Les uns se “consultent”, d’autres se “lisent”, d’autres encore appellent des traitements plus explicites. »’

L’élève est donc invité à passer sans cesse de la lecture d’une forme de tableau à une autre, au quotidien des jours de classe, comme tout au long de sa scolarité. Il y a pourtant un risque pour lui, de focaliser son regard sur une forme unique, dans chaque discipline, présentée par le professeur concerné, et ceci par habitude et efficacité pédagogique. De plus, les tâches réclamées sont souvent répétitives et uniques en rapport aux situations rencontrées. Enfin, très souvent, sont engagées des activités de lecture / compréhension (parfois interprétation) en obturant de fait tout l’aspect construction pourtant indispensable dans leur cheminement professionnel futur. Se révèle ainsi, la nécessité de définir l’objet tableau et d’en caractériser les formes différentes. Quelle définition donner ? L’équipe de Raymond Duval avance simplement (p. 9) : c’est “une distribution de données selon un croisement de lignes et de colonnes, [que] le tableau sépare visuellement”. Le tableau offre une particularité (p. 9) :

‘« Chaque case présente une unité d’information indépendante des autres cases. [...] par ses contraintes internes de discrétisation, [il] supprime ce qui fait l’une des difficultés majeures de la compréhension du discours : discerner des unités de sens dans un texte où plusieurs niveaux d’expression, ou de sens, se trouvent fusionnés, chaque niveau avec ses propres règles de segmentation. » ’

Quelles sont alors les compétences indispensables à l’utilisation de tableaux statistiques ? Cette apparence dépourvue d’ambiguïté, de la lecture par tableau, semble se différencier totalement de la lecture de textes. La nouveauté se situe dans la quasi immédiateté du pointage de la réponse attendue. Il suffit de croiser la colonne et la ligne ; c’est ce que cette équipe de chercheur nomme la fonction d’adressage. Et autant il peut paraître facile, après entraînement, de faire fonctionner cette ponction directe d’information, autant il semble difficile de l’élargir, à « une appréhension synoptique de l’ensemble d’un corpus de données » comme le suggère Raymond Duval. Il est difficile de regrouper des données en vue d’une configuration ultérieure sous-jacente. Les quantités constitutives des cases (à l’exception du cas où l’on emploie des croix et des vides...), ne permettent pas cette anticipation globale des phénomènes observés ou, au pire des cas, font courir le risque d’une anticipation abusive ! Les compétences constitutives des tableaux et graphiques, bien que présentées conjointement dans les manuels scolaires, se fondent d’une part sur les opérations d’interpolation et d’extrapolation pour les graphiques et d’autre part sur celle de possibilité de permutation de lignes, de colonnes, pour les tableaux. La fonction d’adressage reste le support commun aux deux apprentissages.

Pour pouvoir dépasser la simple lecture et accéder à l’interprétation des données, il convient d’appréhender globalement le tableau et en particulier l’organisation des marges de celui-ci. Elles s'agencent selon une énumération établie dans un ordre décidé. Les listes sont ordonnées suivant une logique qui représente en elle-même la première étape de la démarche de constitution des tableaux mais aussi deviennent objectifs à part entière de l’enseignement scolaire. Elles sont transversales et saillantes, parmi toutes les autres disciplines, par l’organisation qu’elles imposent aux éléments observés et la hiérarchisation qui en découle : alphabétique, numérique, historique, géographique, économique etc. Cette dernière peut aussi être fondée sur des décisions prévisionnelles, sur un ordre des trajets, une priorité d’achat, une efficacité, une faisabilité, etc. Raymond Duval nous rappelle au passage, l’aspect fondateur de la mise en liste pour l’apparition de l’écriture dans une culture (GOODY, 1979, p. 149). Mettre “en tableau” des données statistiques, déclenche une réorganisation mentale dépassant la simple énumération orale. Préparer le support organise déjà la trame de recherche et de communication ultérieure du problème.

Prenons le temps ici, d’exposer l’exploration que l’équipe rassemblée autour de R. Duval donne d’un tableau à double entrée. En effet, elle traduit l’aveuglement ambiant de la considération simple qui lui est communément apportée à tort ! Le tableau représente, avec les diagrammes et graphiques, les formes archétypales de la présence statistique, mais en vérité, nous sommes bien loin d’en mesurer toutes les dimensions. Le tableau statistique se montre comme une étape intermédiaire vers l’appréhension par l’élève de formes plus élaborées et présentées pourtant, de manière plus abrupte, comme les tables d’addition ou de multiplication. En effet ces dernières mettent en jeu une relation d’ordre entre les deux marges :

Tableau 37 : Différenciation des tableaux selon la présence d’une relation d’ordre
Tableau 37 : Différenciation des tableaux selon la présence d’une relation d’ordre

Volontairement, pour le deuxième cas, nous avons pris un exemple complexe qui ne fait pas intervenir d’opération numérique :

Tableau 38 : Les tableaux et les double liste
Tableau 38 : Les tableaux et les double liste

Déjà, il faut repérer que ce double niveau des marges du tableau sera un obstacle éventuel pour l’élève. Dans la plupart des cas, une liste est imposée par la logique d’ordonnancement retenue (alphabétique, numérique, économique, etc.), alors que l’autre présente les éléments analysés en fonction de l’ordre d’interception. La première est dépendante du choix de l’analyseur, la seconde indépendante. Ce sont les valeurs de la variable indépendante qui sont croisées. Le lien indispensable entre tableau et arbre correspondant, améliore la compréhension :

Tableau 39 : La lecture d’un tableau à l’aide d’un arbre de décision
Tableau 39 : La lecture d’un tableau à l’aide d’un arbre de décision

Certains tableaux sont présentés sous forme textuelle :

Tableau 40 : Exemple de tableau ramené à une page textuelle selon Raymond Duval
Tableau 40 : Exemple de tableau ramené à une page textuelle selon Raymond Duval

Remarque : la case externe “Type de dysfonctionnement” devient partie intégrante de la liste (ici verticale). Cette forme va à l’encontre d’une lecture globale en deux dimensions des tableaux.

La forme précédente entraîne une autre source de difficultés en laissant des cases vides : quand, pourquoi, comment peut-on ou doit-on laisser ces cases vides ? Cette question appelle distinction et définition. Tout d’abord, il importe de distinguer les tableaux qui mettent en jeu une partition ensembliste en sous-classes (ex : les classifications) et ceux qui font intervenir une relation d’ordre. S’il y a classification, toutes les cases sont à compléter et de ce fait le tableau devient aide et incitation à trouver les éléments constitutifs (ex : la classification des éléments de Mendeleïev ou des tableaux de compétences-élèves recherchées). S’il n’y a pas d’effet de classification mais de relation d’ordre entre deux listes structurantes, alors dans ce cas, certaines cases peuvent éventuellement demeurer vides. Pour comprendre comment se joue cette relation d’ordre, il faut distinguer son aspect extrinsèque ou intrinsèque aux éléments de la liste qu’elle ordonne. Dans le premier cas, par exemple, l’énumération des termes se fait selon l’ordre alphabétique. Elle est intrinsèque lorsqu’elle traduit une caractéristique des éléments énumérés comme, par exemple, la succession des positions ou des arrêts sur un trajet (ex : les horaires de transport) (p. 18). Pour un horaire de train, chaque case serait complétée si à chaque heure circulait un train ; ce qui est possible mais non certain. Il est naturellement plus aisée de lire ou bâtir une recherche à partir d’une dimension intrinsèque, donnée par l’organisation préalable du phénomène observé (ex : les décisions de circulation des trains) que de compléter de façon active toutes les cases d’un tableau organisé selon une dimension extrinsèque. Pour l’élève, il est essentiel de comprendre que la question n’est pas de constater la présence ou l’absence de donnée à l’intérieur d’une case mais de savoir s’il est possible ou non de compléter cette case. Et d’après Raymond Duval (p. 19), « c’est cette impossibilité qui donne à la représentation par tableau sa puissance heuristique. »

Pour l’enseignant se dessinent de premiers éléments didactiques : pour lire et construire des tableaux statistiques, il faut donc, parmi les remarques que nous formulions en 2004, noter :

La question essentielle pour l’enseignant sera que l’élève comprenne que certains tableaux se limitent à une juxtaposition de listes alors que d’autres engagent un croisement de ces listes. Les premiers sont des banques de données, qui préexistaient avant la constitution du tableau ; de ce fait, ils sont extérieurs à l’initiative de l’élève et l’aident à une lecture plus condensée des situations proposées. Les seconds demandent à être complétés ; les résultats ne préexistaient pas avant la constitution du tableau. Ils sont déclencheurs, aide à la recherche. Dans tous les cas, compléter un tableau n’est qu’une étape subsidiaire à la vérification de son opérationnalité. Cette démarche est essentielle et trop fréquemment ignorée des élèves pour lesquels les opérations arithmétiques classiques sont souvent utilisées suivant un automatisme évident. Compte tenu des recommandations issues des bilans des évaluations nationales de CE2 et Sixième, elle prend ainsi toute sa place au sein de l’actualité des initiatives pédagogiques.

En réponse à une opinion communément acquise auprès des parents comme des enseignants, il n’y a pas de grille basique du tableau à double entrée, avec une compétence unique de lecture. Raymond Duval explique qu’il est nécessaire de percevoir les entrées multiples pour pouvoir les utiliser activement ; ce qu’il résume comme suit (p. 21) :

Tableau 41 : Classification des tableaux à double entrée par Raymond Duval
Tableau 41 : Classification des tableaux à double entrée par Raymond Duval

Pour l’enseignant, cette catégorisation des différents tableaux statistiques l’oblige à opérer une différenciation des habiletés de l’élève. Voici l’analyse qu’en donne Raymond Duval :

Tableau 42 : Lecture des tableaux à double entrée selon leurs caractéristiques (d’après R. Duval)
Tableau 42 : Lecture des tableaux à double entrée selon leurs caractéristiques (d’après R. Duval)

L’enjeu pour l’enseignant sera d’exclure le risque d’automatisme de l’élève pour que ce dernier adapte son type de lecture à la catégorie repérée de tableaux. Le niveau d’appréhension réclamé pourra ainsi croiser les difficultés :

Tableau 43 : L’exploitation des tableaux selon les types de pointage et de lecture
  Quel niveau de pointage est recherché ?
Un pointage ponctuel, case par case, des résultats placés à l’intérieur du tableau. Un pointage plus complexe, tenant compte des résultats dans leur globalité ; ce qui peut permettre une interprétation de l’ensemble des données de plusieurs ou de toutes les cases.
Quel niveau de lecture des marges est attendu ? Lecture directe (prise de notes)
A

B
Lecture + organisation logique des listes structurant les marges
C

D

Les conclusions apportées par l’équipe de chercheurs entourant Raymond Duval, montrent à quel point notre approche actuelle des tableaux est faussée dans ce que nous englobons sous l’intitulé : “tableau à double entrée”. D’après eux, il y a des écueils où risquent de s’installer : 1- une confusion entre les différentes formes de tableaux ; 2- un resserrement autour des exemples de type III ; 3- l’idée trop vite acquise par les enseignants de croire que les élèves de l’élémentaire voire de la maternelle peuvent aborder tous les tableaux. Or, pour ceux du type IV, par exemple, en s’appuyant sur les travaux de Piaget, les auteurs avancent (p. 21) : « la construction ou l’élaboration est relativement tardive dans le développement de l’intelligence de l’enfant : elle est liée à l’émergence des structures opératoires formelles, c’est à dire à l’émergence de démarches combinatoires. » La structure tableau à double entrée représente à elle seule, dans le sens de Gérard Vergnaud, un champ conceptuel à explorer, du côté des enseignants et du côté des élèves.

Il importera donc pour le maître, de varier les tâches réclamées à l’élève et surtout de croiser les attentes, les types de tableaux présentés et les contextes installés. Selon ces chercheurs (p. 31), les tableaux « s’articulent nécessairement de manière explicite ou implicite, à des représentations dans un autre registre. En réalité, c’est cette articulation qui commande la manière de lire un tableau. » Ces remarques seront la base de notre deuxième recherche portant sur la place des registres sémiotiques dans l’analyse des manuels de mathématiques des élèves du cycle III de l’école élémentaire que nous aborderons dans la partie 3 de cette étude.

En conclusion, parler de statistique à l’école élémentaire, sous-entend au préalable de questionner les limites du rapprochement des élèves avec l’idée de hasard, alors qu’ils ne sont pas encore suffisamment dotés en outils mathématiques au risque de les voir renouer avec l’aspect magique. Il exige également de repenser l’usage fait dans le cursus scolaire de l’élève, des opérations mathématiques (modélisation), de l’interprétation des résultats, de la découverte des graphiques et tableaux statistiques. Enfin l’analyse des manuels de la partie 3 de ce mémoire, devra aussi approfondir la pratique réservée aux différents registres sémiotiques pour décrire les situations statistiques, le passage de l’un à l’autre, et leur combinaison avec les tâches demandées aux élèves dans le traitement de ces situations. Mais pour aller dans le sens de l’ébauche d’un SMS, pour préparer les études de la troisième partie, nous devons encore approfondir ce que représente la spécificité de la résolution d’une situation statistique.