1.2. Un cadre conceptuel proposé par Edgar MORIN pour analyser les connaissances à enseigner aux élèves

Cette étude s’est structurée par la prise de conscience de deux éléments : la reconnaissance de la place importante tenue par la “complexité” (MORIN, 1990) et la redécouverte de celle de l’instable, du désordre, de l’incertain. Ces positions, déjà abordées au fil des pages de cette étude et du travail réalisé sur le plan conceptuel en DEA (COUTANSON, 2004), méritent ici d’être rapprochées de l’objet statistique. La complexité tisse un réseau d’outils conceptuels, fondés non plus sur une logique linéaire des savoirs mais plutôt selon celle d’une approche en réseau telle la structure d’un système vivant, à la fois plus instable et imprévisible mais aussi plus ouverte et créatrice. Le mode de pensée qui nous a été inculqué, obéit essentiellement d’après Edgar Morin, à des principes de disjonction, de réduction et d’abstraction. Il isole les objets de connaissance les uns des autres, et il rend donc difficile l’appréhension des solidarités, interactions et implications mutuelles qui lient ces objets. Il privilégie la compréhension des unités de bases ou des parties constituant des systèmes, sans nous inciter à opérer une navette cognitive des parties au tout et du tout aux parties. Nous disjoignons et ventilons en différentes disciplines les fragments des ensembles organisés dont notre mode de pensée a brisé l’unité. L’hyper-spécialisation qui morcelle le tissu complexe des phénomènes donne finalement à voir comme seul réel sa segmentation arbitraire. Par ailleurs, l’abstraction incontrôlée tend à considérer les formules et les équations comme seules réalités. On en arrive à une intelligence voilée qui :

Nous devenons ainsi de plus en plus aveugles aux phénomènes concrets, aux réalités globales et aux problèmes fondamentaux. Le regard que nous portons autour de nous, a restreint notre vigilance à la seule volonté d’éradiquer toute incohérence logique, oubliant du même coup de s’intéresser à l’aspect complexe du monde. Comme nous l’écrivions en (COUTANSON, 2004) :

‘« Alors que les sciences humaines et les théories sociales continuent d’exorciser la complexité, celle-ci a fait irruption à l’endroit même où l’esprit scientifique croyait l’avoir expulsée. Les sciences physiques avaient cru dans leurs premiers développements révéler l’Ordre impeccable du monde, son déterminisme absolu et perpétuel, son obéissance à une Loi suprême et la simplicité de ses constituants physiques élémentaires (molécules, puis atome, puis particules). Leurs nouveaux développements débouchent sur la complexité du réel. Dès le XIX siècle, la thermodynamique a découvert un principe universel d’agitation, de dégradation et de désordre, et au XX siècle, celui-ci s’est répandu dans tout le cosmos, jusqu’à l’origine des temps ; à la place supposée de la simplicité physique et logique, la micro-physique a découvert l’extrême complexité de la particule ; enfin le cosmos est apparu, non plus comme une machine parfaite, mais comme un processus en voie de désintégration et d’organisation à la fois. L’organisation complexe naît à la frontière du désordre et de la turbulence. On parle désormais de chaos organisateur. »’

Un monde simple est mort. Un monde complexe émerge. La complexité est une question, non une réponse. La complexité est un défi à la pensée et non une recette de pensée. La complexité n’est pas l’exhaustivité, mais la reconnaissance des incertitudes et des contradictions. La pensée complexe vise, non pas à annuler par les idées claires et distinctes, les déterminismes, les distinctions, les séparations, mais à les intégrer.

D’un autre côté, le désordre, le chaos, l’incertitude, l’indéterminisme, nous rappellent que la science classique nous avait donné l’image d’un univers soumis à des déterminismes implacables que l’on peut définir sous forme de lois. Mais désormais l’ère du déterminisme, des lois semble laisser place à celle de l’instable, du désordre, de l’incertain. La sphère de l’éducation a toujours avancé une vigilance extrême et paradoxale à l’encontre de l’idée de hasard. Entrouvrir la porte à son existence, c’est accepter que certains événements naissent du hasard et conduisent de ce fait l’élève, à :

‘« renoncer à aller chercher derrière un événement les causes de celui-ci, [et à] se demander, en revanche, quand un événement se produit, si véritablement il est l’effet du hasard ; c’est entreprendre d’aller au-delà des apparences, en faisant surgir les causes qui gouvernent celles-ci et, derrière elles, l’ordre souvent inaperçu du réel. » (VERGELY, 2000, p. 40).’

Pour l’enseignant, il est devenu une nécessité de trouver un équilibre entre ancrer le regard de l’élève selon un aspect scientifique, fondé sur des théories en place, des liens qui relient les événements, et l’écartent de la tentation de s’orienter vers une éventuelle explication magique ou surnaturelle et à l’inverse, l’intéresser au hasard, pour lui restituer sa contribution participative à l’organisation sociale et à la possibilité d’agir sur son environnement. Alors entre degré de liberté et risque d’égarement, quels paraissent être les supports à fournir aux enseignants et aux élèves pour comprendre que : 

‘« la pathologie de la raison est la rationalisation qui enferme le réel dans un système d’idées cohérent mais partiel et unilatéral, et qui ne sait ni qu’une partie du réel est irrationalisable, ni que la rationalité a pour mission de dialoguer avec l’irrationalisable » (MORIN, 1990, p. 23). ’

L’enjeu n’est plus de bouter l’incertain à la porte de l’école, mais d’apprendre à l’élève à l’analyser, pour trouver en lui la part irréductible de hasard impénétrable, et pour l’aider à percer le mystère de la part restante qui laisse échapper un dernier élément de régularité insoupçonnée. L’ouvrage d’Edgar MORIN, intitulé Les 7 savoirs nécessaires à l’éducation du futur (Morin, 2000), montre à quel point le souci éducatif représente pour lui, le pivot de cette préparation à ce monde dont il décrit l’évolution majeure. Le cinquième chapitre se centre sur comment affronter les incertitudes.

La statistique représente une des réponses aux excès de disjonction, de réduction et d’abstraction en s’exerçant à repérer les aspects constitutifs de la situation analysée, à étudier les liens de dépendance qui les réunissent, à peser la représentativité d’un échantillon au sein de la population parente, à tenter d’extraire une loi de représentation de cette situation, etc. La statistique, outil d’analyse rationnelle de l’incertain, ouvre des sphères nouvelles : celles du vivant, de l’environnement, des décisions, etc. Elle rappelle à l’observation des situations, dans leur complexité et globalité ; elle apprend à interpréter, à nuancer le monde qui nous entoure. En un mot, elle participe de la mise en pratique du discours d’Edgar Morin.