Introduction
Communiquer la catastrophe

Engagées par la multiplication alarmante des catastrophes humanitaires dans le monde, qu’elles soient naturelles ou provoquées par l’Homme, les questions d’ordre environnemental ont acquis une dimension nouvelle depuis quelques années, focalisant tour à tour l’attention générale sur la forme ou les diverses conséquences de ces cataclysmes : politiques, économiques, sociales, environnementales, géographiques, culturelles… Des dépêches de l’Agence France Presse (AFP)1 ont fait état du bond impressionnant qu’ont connu les catastrophes climatiques en l’espace de dix ans, à savoir 60% entre 1997 et 2007, d’après les chiffres de la Fédération Internationale de la Croix-Rouge.

Si l’hémisphère sud est caractérisé par les grandes sécheresses ou les cyclones depuis plus longtemps, la situation en zone nord du globe tend manifestement à se calquer sur celle du sud ; dérèglements climatiques et pollutions en tous genres y sont des situations coutumières. Ces fléaux ont une dimension d’autant plus particulière qu’ils font résonner et coexister des aspects purement scientifiques (donc rationnels) et des orientations idéologiques, imaginaires ou même religieuses, quasi mystiques. On sait combien les mythes consacrés aux catastrophes sont anciens et les récits abondants : le Déluge est probablement l’un des exemples les plus populaires puisqu’on le retrouve dans de nombreuses cultures.

Le 26 décembre 2004 a eu lieu, au large de l’île indonésienne de Sumatra, l’un des plus violents séismes sous-marins jamais enregistrés dans l’histoire sismologique, le premier en ce XXIème siècle. D’une magnitude de plus de 9 sur l’échelle ouverte de Richter, le tremblement a engendré un tsunami dévastateur ayant touché de nombreux pays asiatiques ainsi que quelques pays d’Afrique. Moins d’un mois plus tard, se tenait à Kobe (Japon), une conférence2 sur la prévention des risques liés aux catastrophes naturelles. Décision fut prise, après qu’on en eut tiré les premières leçons, de créer un système d’alerte mondial afin de réduire les impacts sur les populations. On peut aisément s’étonner de l’immobilité antérieure des autorités alors que les drames climatiques ne cessent de s’amplifier. La violence du tsunami semble avoir réveillé les consciences et encouragé les programmes internationaux à lever des fonds pour étudier le phénomène dans la zone. Notre analyse s’emploiera à saisir la portée de la difficulté rencontrée par les médias à nommer la catastrophe et leur processus pour rendre le phénomène intelligible.

Nous nous intéresserons aux différentes facettes de la représentation de cette catastrophe et comment le média mobilise de nombreux discours à cet effet. En élargissant la couverture de la catastrophe à des thématiques annexes importantes, le média se positionne politiquement et idéologiquement.

Aujourd’hui, l’actualité dans ces pays se focalise souvent sur les incidents pouvant y avoir lieu, comme si l’image du lieu était pour toujours marquée par l’événement. Il faut souligner combien ils ont connu des problèmes, de même ordre ou non, au lendemain du tsunami. Toute forme de violence y est alors amplifiée par les médias. C’est une sorte de ressac incessant dont l’impact est double ; d’une part, les conséquences du tsunami reviennent souvent au cœur de l’information, d’autre part, la victimisation influence la manière d’aborder d’autres situations. Les catastrophes, phénomène pourtant universel, ont-elles acquis un caractère inédit ? Peut-on dégager des spécificités propres à une culture de pays dits pauvres vues sous le prisme d’une nation riche ? Ces pays voient-ils leur identité modifiée par un événement qui s’impose littéralement comme une rupture dans la normalité ?

Nous sommes donc ici devant l’illustration type d’un événement marquant dont la représentation médiatique fait évoluer les enjeux et traduit une culture politique généralisée. Toutefois il ressort par son originalité. Ici en l’occurrence nous sommes face à un fait qui a frappé des régions pauvres du globe tout en impliquant, plus ou moins directement, les puissances occidentales. En outre, les tsunamis demeurent un phénomène relativement rare par rapport à d’autres, tels que les cyclones ou les tempêtes par exemple. Ce fut donc une expérience brutale à la fois par sa fréquence, son intensité et sa localisation. Il est donc légitime de s’interroger sur les spécificités éventuelles de sa transcription dans les médias dans un contexte de crise aussi impressionnant et inattendu, une nouvelle conception de la notion de catastrophe n’étant pas à exclure. C’est aussi en miroir avec d’autres pays queles médiations se créent. Cet événement nous est apparu comme un point d’orgue dans la réflexion sur l’environnement, en particulier lorsque l’on constate que le thème pullule dans les discours politiques. La campagne présidentielle française de 2007 a été émaillée par des passages dédiés à la question, comme si celle-ci pouvait devenir une sorte d’atout, un élément fédérateur. Au-delà des propositions émises par les candidats en matière d’agriculture, d’énergie, d’environnement, les débats ont surtout tourné autour du « pacte écologique » de Nicolas Hulot. L’écologiste a engagé les douze candidats la présidentielle, non seulement à signer cette charte composée de dix objectifs et de cinq propositions, mais aussi à s’exprimer sur le sujet. C’est le degré de connivence qui s’avère plus flou dans la mesure où une catastrophe remet en cause l’équilibre politique d’un pays, soit parce qu’il est touché, soit parce qu’il est soudain mis en comparaison avec un autre. Ici c’est la notion de prévention des risques qui est mise en évidence même si la France n’est pas au cœur du problème.

Les télévisions mondiales se sont très largement investies dans la situation de rupture engendrée, couvrant le phénomène presque immédiatement et sur le long terme. Elles ont d’une certaine manière donné un cadre et reconstitué une chronologie pour ceux qui n’ont pas vécu la catastrophe, leur donnant ainsi des clefs pour l’interpréter. Depuis fin 2004 et jusqu’à nos jours, soit près de cinq années plus tard, les journaux télévisés ne cessent de faire référence à l’événement et à ses suites. Les conséquences sont tellement variées qu’elles offrent un nombre important de thèmes abordables. Une adaptation pour la chaîne américaine HBO a même été réalisée sous la forme d’un téléfilm en deux parties et présentée au public américain en décembre 2006 sous le titre « Tsunami : The Aftermath »3. Les fictions, au même titre que les supports d’information pure, contribuent à la représentation du phénomène par un processus de médiation.

‘« La médiation est une dialectique entre les deux dimensions de notre propre expérience: la dimension singulière de notre propre expérience, et la dimension collective de l'existence que nous partageons avec ceux qui vivent dans la même communauté que nous »4.’

Ces transpositions sont le signe de passages entre l’événement réel, sa représentation symbolique où chacun fait appel à sa propre culture et son imaginaire (peurs et fantasmes).

Nous nous lançons donc dans une réflexion sur la couverture du tsunami à travers l’œil d’un média : TF1, dont les reportages consacrés au phénomène entre 2004 et aujourd’hui constituent notre corpus. Il s’agit d’une analyse des stratégies discursives utilisées dans la représentation de la catastrophe asiatique selon la chaîne française à travers sa propre culture de la catastrophe. Cela nous permettra éventuellement de mettre au jour une médiation spécifique face à un phénomène plus ou moins lointain et une sémiotique politique unique. Nous espérons ainsi rendre compte de toute l’articulation de la dialectique fiction-information- discours scientifique.

Une telle étude est porteuse de sens pour de nombreuses raisons. Premièrement, nous supposons avant même de commencer l’analyse que la catastrophe prend une dimension différente à travers les mots et les images. Quel que soit le support, il se crée ainsi une véritable sémiotique politique du tsunami lui permettant de passer du statut réel à un statut symbolique. Deuxièmement, les médias transforment la représentation des espaces sociaux, politiques et géopolitiques. Troisièmement, ils offrent une nouvelle représentation de la douleur, de la mort, de la destruction, de la solidarité (ou non). D’ailleurs cette notion de solidarité, qui instaure pleinement un espace politique, est importante car elle permet d’établir une différence entre l’avant et l’après catastrophe, entre la violence du moment et l’espace de la reconstruction. Elle souligne l’importance d’un lien au sein des sociétés et instaure pleinement un espace politique. Enfin, la représentation de la catastrophe s’articule à de nombreux autres questionnements sur le lien entre catastrophe et écologie politique, entre catastrophe et opposition Nord-Sud.

Notre objectif est donc le suivant : étudier la représentation médiatique de la catastrophe dans l’espace public. A ce titre, nous estimons qu’une approche de tout l’aspect scientifique du problème est indispensable. La vulgarisation scientifique d’un élément d’information dans une approche journalistique permet de rendre un phénomène plus accessible au spectateur et donc plus attrayant. « La science peut analyser les causes physiques, environnementales, géopolitiques, humaines… »5. Comment TF1 a-t-elle traité la catastrophe ? En quoi son approche a-t-elle été particulière ? Quelle image la chaîne a-t-elle fournie au public ? Cette thèse tourne autour de la question de la représentation esthétique télévisuelle du tsunami.Dans le monde universitaire, il n’existe que peu de travaux sur ce sujet relativement récent et qui évolue au quotidien. Le champ de recherche est en plein développement, pourtant certains ouvrages ont déjà posé de solides bases et proposent un vivier d’axes et de questionnements à suivre. Parmi eux, le recueil collectif « Récits et représentations des catastrophes depuis l’Antiquité », issu d’un colloque tenu à Grenoble en avril 2003, questionne des périodes, des thèmes et des supports extrêmement variés.

TF1 s’affiche comme un espace de construction du tsunami. Le tsunami reconfigure les codes de productions télévisuels pendant un temps qui est celui de la catastrophe. Le média est soumis à l’urgence, à la contingence. Il s’organise comme il peut, se nourrissant de ce qu’il a entre les mains. L’événement est alors au cœur des préoccupations et s’empare de l’espace médiatique comme de l’espace social finalement. Puis il reprend le contrôle et peut imposer sa vision. Libre à lui ensuite d’y mettre la forme qu’il souhaite. Cela se traduit souvent par des sujets plus ciblés, plus précis mais également par un processus quasi inévitable de l’oubli. On glisse pratiquement vers la forme d’un documentaire, d’une fiction, voire d’un « docu-fiction » (aujourd’hui très à la mode).

L’importance accordée aux catastrophes dans les médias audiovisuels montre combien la société se nourrit et s’organise autour de la notion de catastrophisme. Elle vit au rythme des événements car ils permettent d’avoir des points de référence dans son évolution. Globalement, cela veut dire : « Avant le tsunami, voilà comment nous vivions, aujourd’hui nous avons une nouvelle organisation. Nous en avons tiré des leçons ». Ce constat semble généralisé et inclure un pays comme la France. Les esprits ont beau être habitués et conditionnés, les réactions sont toujours au rendez-vous, comme dans un schéma répétitif où les mêmes étapes se succèderaient inlassablement :

« La mise sous verre » (l’événement fait partie du passé et devient définitivement part de l’histoire. On peut continuer à le contempler, à en parler, à l’observer sans pour autant y toucher au moins pendant un certain temps). Par la suite, l’événement pourra être repris et réutilisé. D’ailleurs ce statut de point de référence apparaît flagrant quand on lui compare des phénomènes ultérieurs ou qu’on l’utilise comme illustration. Nous verrons d’ailleurs que le tsunami, en tant que phénomène inédit dans l’histoire, ne pouvait échapper à ce statut. Déjà dans les termes utilisés peu de temps après l’événement, on ressent combien il gardera pour longtemps une valeur d’exemple.

Penser la catastrophe à travers la sémiotique c’est l’envisager selon un complexe événementiel, trois instances : réel, symbolique et imaginaire, établis dans le champ de la psychanalyse par Lacan. La présente thèse s’est appuyée sur un corpus constitué des journaux télévisés de 20h de la chaîne TF1. Notre choix de nous cantonner à cette chaîne s’explique par l’absence d’analyse comparative ici. Nous souhaitons travailler sur la manière dont le média représente un événement et sur les diverses significations de l’information produite par TF1 sur le tsunami. De fait, notre corpus est homogène et s’appuie sur un organe de presse reconnu.

Notes
1.

AFP, jeudi 13 décembre 2007, 8h03, « Le nombre de catastrophes naturelles a bondi de 60% en dix ans, 2007 année record ».

2.

La conférence eu lieu du 18 au 22 janvier 2005. http://www.unisdr.org/

3.

« Tsunami : les conséquences ». Diffusé en France en août 2007 sur la chaîne Canal +, puis en août 2009 sur France 2.

4.

LAMIZET (1998), p. 113

5.

CNRS Thema, n°8, p. 3