2.2 Les catastrophes dans l’histoire et dans les mythes

Les préoccupations soulevées par les catastrophes, ou le risque qu'elles surviennent, sont nombreuses mais évidemment pas nouvelles. Les sociétés antiques ont longtemps vécu dans une approche purement religieuse des infortunes, les imputant alors à une volonté divine. L’homme était puni parce qu’il était mauvais. Les mythes de déluges, présents dans quasiment toutes les cultures, constituent probablement le premier exemple qui vienne à l’esprit. Tout un passage de la Bible, par exemple, évoque l’inondation de la terre par Dieu en réponse à la méchanceté des hommes :

« Le déluge fut quarante jours sur la terre. Les eaux crûrent et soulevèrent l’arche, et elle s’éleva au-dessus de la terre. Les eaux grossirent et s’accrurent beaucoup sur la terre, et l’arche flotta sur la surface des eaux. Les eaux grossirent de plus en plus, et toutes les hautes montagnes qui sont sous le ciel entier furent couvertes. Les eaux s’élevèrent de quinze coudées au-dessus des montagnes qui furent couvertes. Tout ce qui se mouvait sur la terre périt, tant les oiseaux que le bétail et les animaux, tout ce qui rampait sur la terre, et tous les hommes »112. ’

Ici, la catastrophe se caractérise par sa durée (« quarante jours »), par ses modalités (« leseaux crûrent, grossirent, s'élevèrent ») et par ses conséquences. Ce qui paraît intéressant à noter dans cet extrait, c’est que la responsabilité des Hommes n’empêche pas la mort de toutes les âmes vivant à leurs côtés. Faune et flore sont recouvertes par ces eaux censées purifier la surface de la terre. L’homme porte sur ses épaules le poids d’une catastrophe dont l’ampleur dépasse largement son espace personnel. L'eau est ici symbole de châtiment mais également de renaissance par la purification. La question se pose aujourd’hui de savoir si le mythe constitue en fait le témoignage d’une catastrophe réelle113, d’une importance bien moindre que celle qui a été décrite et dont le retentissement dans les mémoires et les cultures aurait été particulièrement fort. Il apparaît à la lecture des textes que les descriptions sont relativement similaires. Ainsi, l'évocation de cet épisode atteste d'une préoccupation commune à toutes les cultures : celle de la fragilité de l'homme.

On peut aussi citer ce passage du chapitre 24 de l’Évangile selon Saint Matthieu où il est question d’une conversation entre les disciples et Jésus-Christ au sujet des signes annonciateurs de la fin du monde. Ce dernier évoque une série d’événements que nous retrouvons conjugués dans la représentation des pays touchés par le tsunami, à savoir : guerres, famines, épidémies, séismes.

« Il s’assit sur la montagne des Oliviers. Et les disciples vinrent en particulier lui faire cette question : Dis-nous, quand cela arrivera t-il, et quel sera le signe de ton avènement et de la fin du monde ?Jésus leur répondit: […] Vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerre: gardez-vous d’être troublés, car il faut que ces choses arrivent. Mais ce ne sera pas encore la fin. Une nation s’élèvera contre nation, et un royaume contre un royaume, et il y aura, en divers lieux, des pestes, des famines et des tremblements de terre. Tout cela ne sera que le commencement des douleurs »114.’

Ces fléaux ne sont que « le commencement des douleurs », car les conséquences de ces catastrophes sont souvent bien plus longues et plus tragiques qu'on ne peut l'imaginer. La catastrophe est ici associée à la fin du monde et décrite comme une « douleur ».

Plus ancienne encore que la Bible, l'épopée de Gilgamesh comportait déjà un récit de Déluge dont les raisons sont toujours imputables aux humains. Datant de 2600 avant Jésus-Christ, la tablette d'argile sur laquelle est inscrit le texte vient de Chaldée, en Mésopotamie. Elle présente le personnage d’Utanapishtî, seul survivant du Déluge, relatant son expérience : les Dieux, las du vacarme provoqué par les hommes, décide de détruire l'Humanité en provoquant un Déluge de sept jours. « Utanapishtî s'adressa donc à lui, Gilgamesh : Gilgamesh, je vais te révéler un mystère, te confier un secret des dieux [...] En ce temps-là le monde regorgeait de tout ; les gens se multipliaient, le monde mugissait comme un taureau sauvage et le grand dieu fut réveillé par la clameur. Enlil entendit la clameur et il dit aux dieux assemblés : - Le vacarme de l’humanité est intolérable, et la confusion est telle qu’on ne peut plus dormir. Ainsi les dieux furent-ils d’accord pour exterminer l’humanité ». La mer comme les cieux, éléments de l'environnement de l'homme, sont déchaînés : « Alors les dieux de l’abîme surgirent ; Nergal retira les digues des eaux inférieures, Ninurta, le seigneur de la guerre, jeta à bas les barrages, et les sept juges de l’enfer, les Annunaki, élevèrent leurs torches, éclairant la terre de leur flamme livide ». Ici, l'événement dramatique est présenté comme un « mystère, un secret des dieux », une sorte de révélation. Le texte provoque une tension dramatique dans la description d'un espace qui s'assombrit effroyablement et devient violent, pour mieux changer le cours des choses. « Un cri de désespoir monta au ciel quand le dieu de l’orage changea la lumière du jour en obscurité, quand il mit la terre en miettes comme une simple coupe. Tout un jour la tempête fit rage, augmentant encore en furie ; elle fondait sur le peuple, comme les marées de la bataille ; un homme ne pouvait pas voir son frère, et du ciel on ne voyait pas les hommes ». Après l'évocation de ce qui semble être assimilé à un séisme « mit la terre en miettes », tous les éléments se déchaînent et l'environnement devient hostile. La peur est partout : «Même les dieux étaient terrifiés par l’inondation ; ils fuirent jusqu’au plus haut du ciel, le firmament d’Anu […] Pendant six jours et six nuits les vents soufflèrent, le torrent, la tempête et l’inondation accablèrent le monde, la tempête et l’inondation firent rage ensemble comme des armées en bataille. Quand l’aube du septième jour se leva, l’orage qui venait du sud s’apaisa, la mer devint calme, l’inondation était apaisée ; je regardai la face du monde, et c’était le silence, toute l’humanité était changée en argile »115. Nous notons le passage d'une situation de « rage, furie » à un « apaisement, calme, silence ». Le héros, Gilgamesh, initialement en quête d'immortalité, finit parabandonner cet espoir en acceptant sa condition de mortel. Cette prise de conscience l'aurait rendu plus raisonnable ; or cette morale est commune à d'autres récits comportant l'épisode du Déluge.

Les premiers historiens et poètes, déjà, faisaient état de cette inquiétude viscérale dans leurs récits, parce que l’impact d’une catastrophe sur une société traduit l’identité politique, culturelle et religieuse de celle-ci. L' « Odyssée » du poète grec Homère présente les tempêtes comme l'un des nombreux obstacles au retour d'Ulysse à Ithaque, sa patrie. Après avoir combattu pendant la guerre de Troie, Ulysse doit affronter plusieurs tempêtes, déclenchées par le roi des dieux Zeus et son frère Poséidon, dieu des tempêtes et des tremblements de terre. La tempête est vue tour à tour comme une punition ou une épreuve. Dans le chant V, Poséidon lève une tempête qui retarde Ulysse alors qu'il tente de rejoindre les Phéaciens pour retourner à Ithaque.

‘« Ce disant, il rallia les nuages, troubla la mer, trident en main ; des quatre coins de l'horizon il déchaîna les quatre vents, et couvrit de nuées la terre avec la mer ; du haut du ciel tomba la nuit. Notos, Euros, Zéphyre hurlant, Borée d'azur s'abattirent ensemble en soulevant d'énormes vagues»116.’

Puis, au chant X, alors que lui et ses compagnons sont en chemin pour l'île d'Eole, l'un d'eux ouvre une gourde où étaient enfermés tous les vents, ce qui provoque une seconde tempête. Au chant XII, c'est Zeus qui punit l'équipage pour avoir péché en dévorant les troupeaux d'Hélios. La mer et le climat sont des éléments dont les personnages doivent se méfier en permanence. Il y a une notion de rapport au temps que le héros ne peut pas maîtriser. Il faut dire que dans l'Antiquité, ces catastrophes naturelles étaient souvent attribuées aux dieux. C'est d'ailleurs une période où le rapport entre l'homme et la nature amène de nombreuses réflexions. Les variations du climat -inondations, pluies, sécheresses- suscitent ces interrogations. Ces manifestations divines ne se suffisent pas à elles-mêmes dans leur caractère destructeur, elles sont, en plus, considérées comme des signes annonciateurs.

Le poète Ovide dans le livre 1 des « Métamorphoses », inspirées des mythologies grecque etromaine, expose le déroulement d'un Déluge (« flots, onde ») qui recouvre toute la surface terrestre. La faiblesse des humains et des animaux provoque leur perte car tous perdent leurs moyens. Ils se débattent en vain, tentant de se raccrocher, mais sont inexorablement emportés et projetés dans un environnement qui n'est pas le leur.

‘« Le genre humain périra sous les eaux, qui, de toutes les parties du ciel, tomberont en torrents sur la terre […] un horrible fracas se fait entendre, et des pluies impétueuses fondent du haut des cieux […] Les moissons sont renversées, les espérances du laboureur détruites, et, dans un instant, périt le travail pénible de toute une année […] Neptune lui-même frappe la terre de son trident; elle en est ébranlée, et les eaux s'échappent de ses antres profonds. Les fleuves franchissent leurs rivages, et se débordant dans les campagnes, ils entraînent, ensemble confondus, les arbres et les troupeaux, les hommes et les maisons, les temples et les dieux. Si quelque édifice résiste à la fureur des flots, les flots s'élèvent au-dessus de sa tête, et les plus hautes tours sont ensevelies dans des gouffres profonds. Déjà la terre ne se distinguait plus de l'océan : tout était mer, et la mer n'avait point de rivages. L'un cherche un asile sur un roc escarpé, l'autre se jette dans un esquif, et promène la rame où naguère il avait conduit la charrue : celui-ci navigue sur les moissons, ou sur des toits submergés; celui-là trouve des poissons sur le faîte des ormeaux; un autre jette l'ancre qui s'arrête dans une prairie. Les barques flottent sur les coteaux qui portaient la vigne : le phoque pesant se repose sur les monts où paissait la chèvre légère. Les Néréides s'étonnent de voir, sous les ondes, des bois, des villes et des palais. Les dauphins habitent les forêts, ébranlent le tronc des chênes, et bondissent sur leurs cimes. Le loup, négligeant sa proie, nage au milieu des brebis; le lion farouche et le tigre flottent sur l'onde : la force du sanglier, égale à la foudre, ne lui est d'aucun secours; les jambes agiles du cerf lui deviennent inutiles : l'oiseau errant cherche en vain la terre pour s'y reposer; ses ailes fatiguées ne peuvent plus le soutenir, il tombe dans les flots [...] La plus grande partie du genre humain avait péri dans l'onde, et la faim lente et cruelle dévora ceux que l'onde avait épargnés»117. ’

Ce passage tragique troue son versant positif dans le renouveau exprimé par la renaissance de l’humanité avec Deucalion et Pyrrha118.

Un autre exemple se retrouve avec Enée, le héros du l'épopée « L'Enéide » de Virgile. Celui- ci subit, dans les chants I et V, les affres des tempêtes. C'est un texte assez proche de celui d'Ovide dans le sens où nous y retrouvons un épisode de Déluge similaire. Les raisons de celui-ci sont liées aux défauts des Hommes. Presque tous périssent, hormis les bons. Ces derniers permettront le repeuplement de la Terre. Les animaux ne sont pas épargnés, ce sont les même que ceux cités dans le texte d'Ovide. Le parallèle entre la furie de la catastrophe et le silence pesant qui lui succède est toujours présent.

‘« Il vint un jour aux oreilles de Zeus que les hommes étaient devenus tout à fait corrompus et commettaient beaucoup de crimes […] Les eaux envahirent les villages et les villes, recouvrant les champs, les buissons et les arbres. Bientôt, le niveau atteignit les toits et même le sommet des tours. Les gens essayaient de se sauver en nageant mais la pluie les assommait. Quelques-uns parvinrent à gagner le sommet des montagnes, mais bientôt l'eau les submergea, entraînant leurs corps dans les profondeurs infinies de la mer nouvelle. Ceux qui montèrent dans des barques et des bateaux pour essayer de sauver leur vie firent naufrage sur les anciennes montagnes transformées en récifs […] Les cerfs, les loups et les sangliers luttaient en vain contre les vagues et les forêts étaient peuplées de dauphins. La terre devint une mer immense. Même les oiseaux, épuisés par leur vol, finissaient par tomber dans l'eau faute de pouvoir se percher. Celui qui ne fut pas englouti par les vagues, mourut de faim »119. ’

La mythologie permet de donner un sens aux catastrophes alors que les phénomènes naturels sont encore mystérieux pour l'humanité. Toutefois, nous le verrons, ce recours au mythe n'est pas propre aux temps anciens puisque le discours des journalistes contemporains en est parfois empreint. Le mythe, nous venons de le voir, offre un cadre précis aux événements catastrophiques : il en donne les raisons, le déroulement, les conséquences et propose la vision d'un monde nouveau. Il en ressort un aspect positif, une réflexion qui est en totale opposition avec la violence décrite auparavant. Voyons à présent comment lacatastrophe est représentée dans la littérature et dans les arts à l’époque moderne.

Notes
112.

La Bible - extrait de la Génèse (Chapitre 7), Noé sauvé du Déluge, Trinitarian Bible Society, traduction de Louis Segond.

113.

Des études scientifiques ont tenté d’apporter la preuve d’un tel scénario.

114.

La Bible, op. cit., évangile selon Saint Mathieu, chapitre 24, versets 3 à 8.

115.

BOTTERO (1992), L'épopée de Gilgamès : le grand homme qui ne voulait pas mourir, Gallimard, Paris, traduit de l'akkadien et présenté par Jean Bottero.

116.

HOMERE (1999), L’Odyssée, Tome I, Chant V, Les Belles Lettres, Paris, pp.291-296, traduction de Victor Bérard.

117.

OVIDE (1965), Les Métamorphoses, Tome I, Les Belles Lettres, Paris, établi et traduit par Georges Lafaye.

118.

Dans la mythologie grecque, Deucalion est l’époux de Pyrrha. Ils sont parmi les seuls survivants du Déluge.

119.

VIRGILE (2007), L’Eneide, éditions Slatkine, Genève, 317p, traduction de Marc Chouet.