2.3 Représentations esthétiques de la catastrophe dans les arts

2.3.1 Un thème littéraire et artistique

Dans bon nombre d'œuvres littéraires, comme « La Tempête » de William Shakespeare120, les personnages permettent de mettre en avant les valeurs humaines, à travers les actions positives qu'ils mènent dans les situations de catastrophes ou à travers les bons sentiments qu'ils expriment. « Dom Juan, Télémaque, Robinson : les tempêtes qui agitent les scènes théâtrales et les espaces romanesques du siècle apparaissent comme autant de moments cruciaux dans la formation morale du héros en proie au trouble des passions, mettant en valeur la prégnance du motif littéraire de la tempête dans l'imaginaire classique. S'offrant comme un terrain d'expérience, cet espace du plus grand désordre et de la perte totale des repères répond pourtant à une exigence d'ordre qui dépasse parfois l'entendement des hommes amenés à l'affronter »121. Dès le premier acte de l’œuvre de Shakespeare, une tempête « mêlée de tonnerre et d'éclairs »122 fait rage. Par vengeance, le personnage Prospero entend déclencher une tempête : « Esprit, as-tu exécuté en tous points la tempête que je t'ai commandée ? ». Ariel lui répond : « Jusqu'au plus petit détail. J'ai abordé le vaisseau du roi, et tour à tour sur la proue, dans les flancs, sur le tillac, dans les cabines, partout j'ai allumé l'épouvante »123. La catastrophe est donc encore liée à l’idée de punition et provoque la peur (« épouvante »).

Au fil des siècles, d’autres auteurs se passionnèrent également pour ces revers de la nature124, dans une optique plus philosophique que pragmatique certes, mais en cherchant malgré toutà trouver un sens aux événements. L’un des exemples les plus connus que nous pourrions citer est celui de la réflexion de Voltaire sur le tremblement de terre de Lisbonne dont il fut témoin, dans un « Poème sur le désastre de Lisbonne » écrit en 1756, puis dans son œuvre «Candide » datant de 1759, publiée quatre ans après l’événement. Le 1er novembre 1755, un tremblement de terre secoua la ville, provoquant un tsunami et des incendies. Près de 60 000 personnes périrent. Les nombreuses catastrophes naturelles citées dans l’ouvrage « Candide » expriment ses réflexions après la destruction de la capitale portugaise. Après avoir survécu à une terrible tempête dans le chapitre quatrième, les personnages subissent les caprices de la terre :

‘« A peine ont-ils mis le pied dans la ville [de Lisbonne], […] qu'ils sentent la terre trembler sous leurs pas ; la mer s'élève en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont à l'ancre. Des tourbillons de flammes et de cendres couvrent les rues et les places publiques ; les maisons s’écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les fondements se dispersent; trente mille habitants de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous des ruines»125.’

Voltaire décrit cette scène d’horreur avec un esthétisme particulier en évoquant une mer bouillonnante et des « tourbillons de flammes et de cendres ». Cette forme de sublimation donne le sentiment qu’il a déjà pris un peu de recul face à une catastrophe qui l’a poussé à réfléchir. Plusieurs mois après le désastre, le philosophe remettait déjà en cause une vision du monde où tout n’était que bon. La nature pouvait être source de mal :

« Philosophes trompés qui criez : " Tout est bien"!
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses.
Ces femmes, ces enfants, l’un sur l’autre entassés.
Sous ces marbres rompus, ces membres dispersés ;
Cent mille infortunés que la terre dévore !
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore, Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours!
[…]
Lisbonne, qui n'est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices?
Lisbonne est abîmée, et l'on danse à Paris.
Tranquilles spectateurs, intrépides esprits,
De vos frères mourants contemplant les naufrages,
Vous recherchez en paix les causes des orages:
Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups,
Devenus plus humains, vous pleurez comme nous.» 126

Le désenchantement de Voltaire face aux conséquences humaines et matérielles des événements, exprime des réflexions très contemporaines mêlées à un sentiment d'injustice et d'incompréhension. Pourquoi Lisbonne subit-elle un tel sort et non Londres ou Paris ? L'auteur avance que, loin du tumulte, les voisins tentent de comprendre ce qu'il se passe et parle d'eux comme des êtres devenus « plus humains ». La notion de lien, de solidarité entre les villes et, par extension, entre les nations, se révèlent ainsi au moment de drames importants car le malheur peut frapper n’importe quand, n’importe où et n’importe qui. Cet événement fut un tournant majeur dans les courants de pensée127.

Notes
120.

SHAKESPEARE (2000), La Tempête, Flammarion, Paris, traduction de Pierre Leyris.

121.

CLERC (2007), « Tempêtes libertines et naufrages spirituels » in L'événement climatique et ses représentations (XVIIe-XIXe siècle). Histoire, littérature, musique et peinture, p.357

122.

SHAKESPEARE (2000), op. cit., Acte I, scène I.

123.

SHAKESPEARE (2000), op. cit., Acte I, scène II.

124.

WALTER (2008), Catastrophes - Une histoire culturelle XVIe – XXIe siècle, Le Seuil, 384p.

125.

Extrait du chapitre 5: « Tempête, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du docteur Pangloss, de Candide et de l'anabaptiste Jacques ». Voltaire, « Candide », (1759), présentation de Jacques Van den Heuvel, Éditions Gallimard,1992,165p.

126.

VOLTAIRE, Poème sur le désastre de Lisbonne, in GUISLAIN (2005), pp.231-232

127.

Les philosophes Voltaire, Rousseau, Kant furent influencés par l’événement. D’autre part, les premières études scientifiques menées sur la catastrophe vont contribuer à poser les bases de la sismologie.