Cette partie de notre thèse propose notre analyse du corpus d’un média français, le journal télévisé de 20h de TF1, dans la représentation qu’il a donnée du tsunami en Asie du Sud-Est, du 26 décembre 2004 à la fin de l’année 2009. Les médias, au sens général, sont l'un des terrains de la structuration des différentes conceptions que les hommes ont sur eux-mêmes, sur leurs relations avec les autres et avec le monde. De fait, le discours produit sur la catastrophe ainsi que sa scénarisation, ont un sens particulier. Comme nous l'avions précisé en introduction, le choix de la chaîne TF1 s'est fait en raison de son identité, de son importance dans l'espace public en tant que premier média télévisuel national. La représentation de la catastrophe passe par l’élaboration d’une sémiotique propre qui porte sur son histoire, ses acteurs, son inter-événementialité, sa géographie et sa temporalité. Le tsunami est un événement dans la mesure où il modifie le fonctionnement d'une société. La catastrophe ne devient un événement qu’à partir du moment où elle se heurte à la sphère humaine et perturbe une société plus ou moins profondément. Pierre Nora147 considère qu'il n'y a d'événement que dans la construction médiatique : « Dans nos sociétés contemporaines, c’est par eux [les médias] et par eux seuls que l’événement nous frappe, et ne peut pas nous éviter ». Il précise même que « presse, radio, images n’agissent pas seulement comme des moyens dont les événements seraient relativement indépendants, mais comme la condition même de leur existence. Le fait qu’ils aient eu lieu ne les rend qu’historiques. Pour qu’il y ait événement, il faut qu’il soit connu ». Cette dernière phrase nous semble tout à fait pertinente. Pour qu'il y ait événement il faut qu'il soit connu, dans un espace local d'abord, par les personnes touchées, puis, dans un espace international, que nous élargirons dans le cas du tsunami à un espace mondial, par l’ensemble des spectateurs. Il faut également, pour qu'il y ait événement, que celui-ci marque une rupture.
C’est cinq jours après le tsunami que les journalistes de TF1 parlent, pour la première fois, d’un événement : « L'urgence est absolue et la réaction internationale, à la hauteur de l'événement »148. Dans le propos de la journaliste Sylvie Censi, la rupture temporelle est marquée par le terme « urgence » qui indique une sortie de la temporalité ordinaire et par l'idée que la « réaction internationale » prouve que l'événement est connu et reconnu comme tel. L’événement est d’ores et déjà évalué, mesuré par l’emploi du terme « hauteur ». Pendant les cinq jours où le tsunami n'est jamais explicitement associé à un événement, TF1 a pu entamer un travail sur le tsunami afin de sélectionner, de trier, d'organiser et de mettre en scène les informations à sa disposition. « À la hauteur », la journaliste Sylvie Censi semble convenir de l'idée selon laquelle, l'une des composantes de l'événement serait donc sa dimension, son impact et sa temporalité. Ces trois éléments participent également d'une violence à la fois réelle, symbolique et imaginaire du tsunami. Sa violence réelle se manifeste par la mort, les blessures et les destructions. Sa violence symbolique est celle de la nature sur l'homme qui instaure un rapport de domination inversé. Sa violence imaginaire se dessine dans les croyances, les peurs et les associations imaginaires que le tsunami suggère.
L’événement, ne se limite pas au tsunami, il consiste également dans son rapport à toutes les sphères de la société : politique, économique, culturelle, religieuse, historique, et elles sont toutes imbriquées. Nommer la catastrophe, la chiffrer, la comparer sont ainsi des points indispensables de la construction de l’événement. Dès le départ, TF1 semble avoir quelques informations en sa possession, avec des séries de chiffres, des références spatiales,mais elles demeurent assez floues. Même les toutes premières images du 26 décembre 2004 (avant la diffusion du premier reportage) se succèdent selon une chronologie : nous y voyons d’abord des personnes et des objets emportés par les eaux, puis des images d'autochtones et de touristes perdus parmi les habitations dévastées. Ensuite ce sont des personnes en train de porter une civière et le survol d'un hélicoptère qui viennent symboliser l'aide et la solidarité. Enfin, les images montrent une foule au bord de l'océan et des gens se lamentant.
‘« Les preuves administrées par le moyen du discours sont de trois espèces : les premières consistent dans le caractère de l'orateur ; les secondes, dans les dispositions où l'on met l'auditeur ; les troisièmes dans le discours même, parce qu'il démontre ou paraît démontrer»149.’Pour Jean-François Tétu, cette rhétorique des médias se base d'abord sur un minimalisme du discours,« forme rhétorique la plus proche de la stupeur suscitée par l'événement »150. Elle s'appuie ensuite sur le choix stratégique des mots, à travers l'hyperbole (« raz de marée gigantesque »151), les mots décrivant l'émotion en transparence, les mots suscitant l'émotion et les énoncés qui produisent de l'émotion. Les mots ont, par ailleurs, autant de poids que les images, surtout lorsqu'elles sont exclusives (c'est-à-dire qu’elles n’ont jamais été diffusées). Dans toutes les composantes de l'événement, l'étude du lexique révèle une diversification des termes et, en parallèle, la répétition de certains mots. Cela signifie à la fois que le média entend lui donner un sens mais également que celui-ci constitue une rupture : d'abord, parce que le phénomène est rare et, ensuite, parce que ses conséquences sont multiples et profondes.
De nombreuses thématiques sont ainsi abordées par la chaîne : les lieux touchés, les faits majeurs, les acteurs, la temporalité du tsunami, sont autant de composantes de l’événement. Cette représentation d’une catastrophe naturelle se donne à observer dans les images autant que dans les discours et propose, au fil de l’évolution des événements, la construction d’une vision collective qui renvoie directement aux constructions mythiques et imaginaires prédominantes dans la société à propos des catastrophes. Ce sont ces discours que nous entendons analyser pour mieux cerner les thèmes phares et les figures émergentesdans la couverture et la représentation du tsunami. Cette vision esquisse également l’identité politique, culturelle et idéologique de la chaîne. C’est le principe du « niveau métadiscursif » dont parle Andrea Semprini152 : le discours implicite que tout média tient sur lui-même. S'il est une loi de proximité, celle-ci n'est pas géographique mais plutôt identitaire et politique. La notion de niveau métadiscursif est issue de la notion de métalangage introduite en linguistique par Jakobson dans les Essais de linguistique générale en 1963153. Selon Jakobson, le langage peut avoir six fonctions : référentielle, poétique, expressive, conative, phatique et métalinguistique. Cette dernière permet à un émetteur de se focaliser sur le message transmis et donc d’offrir une forme d’analyse du discours. En parlant du tsunami (ou de tout autre sujet d’ailleurs), la chaîne TF1 parle aussi d’elle-même.
Au-delà de la couverture d'un événement, le média est un miroir de la société et de son identité. Ainsi que nous l’avons déjà suggéré, le tsunami n’existe que sous l’aspect d’un fait avant de devenir un véritable événement médiatique. Notre interrogation est donc de comprendre pourquoi ce phénomène suscite assez d’intérêt pour devenir un événement. Les sciences de l’information et de la communication se sont largement penchées sur le sujet et en 1965, a été élaboré le modèle de Johan Galtung et Mari Holmboe Ruge intitulé Newsworthiness (et que nous traduirons par « valeur en tant qu’information »). Ce terme apparaît dans l'article « The structure of foreign news », paru dans le « Journal of Peace Research »154. Le point de départ des deux chercheurs est ce qu'ils nomment une chaîne de communication des informations que voici :
Les deux chercheurs se focalisent, dans cet article, sur la première moitié de ce qu’ils nomment la chaîne de communication, c'est-à-dire la partie concernant la production del’information) et posent la question suivante : comment des événements survenant à l’étranger deviennent-ils des informations ? (« how do events become news ? »)155. Selon nous, cette question pourrait également se poser en sens inverse : comment l’information transforme le fait en événement ? Le modèle de Galtung et Ruge établit douze facteurs à partir desquels un fait est considéré comme « intéressant » par les médias au point de devenir une information, ces points pouvant se cumuler et renforcer l'importance accordée à l'événement. Une information peut, au contraire, ne satisfaire aucune ou peu des catégories. Enfin, les facteurs peuvent se compléter, c'est à dire que si l'un des facteurs est présent, il est moins indispensable qu'un autre le soit. Pour appuyer leur thèse, les deux chercheurs ont étudié la couverture des crises du Congo et de Cuba en 1960 et celle de Chypre en 1964, à partir de quatre journaux norvégiens. Ces événements leur sont apparus comme pertinents car: 1) ils ont lieu dans des pays n'appartenant pas aux élites du nord-ouest mais que des puissances de cette zone y sont impliquées. En effet, selon eux, les conflits mondiaux se développent depuis des conflits locaux et inversement. 2) ces conflits sont suffisamment similaires pour que le schéma d'analyse soit le même. Voici les douze facteurs établis156 :
Pour Galtung et Ruge, les quatre derniers facteurs sont liés à la culture d’un pays contrairement aux huit premiers. Le paramètre culturel n’entre pas en ligne de compte. Les quatre derniers facteurs, en revanche, peuvent être considérés comme importants dans les pays du Nord-ouest.
S'il on en revient au schéma de la chaîne de communication des informations de Galtung et Ruge, plus un événement satisfait l'un des critères, plus il a de chances d'être sélectionné. Une fois, sélectionné, le facteur auquel il correspond sera accentué, il y aura distorsion. L’étude de Galtung et Ruge, menée il y a plus de quarante ans, pose des conclusions pertinentes mais il y a quelques limites, et eux-mêmes l’admettent. Certains points, selon nous sont à repenser, en particulier à l’aune de notre thèse. Pour commencer, les chercheurs se sont basés sur des crises politiques pour établir leur thèse, tandis que notre sujet porte sur la couverture d’une catastrophe naturelle. D’autre part, ils ont travaillé à partir d’un corpus de journaux norvégiens, or aujourd’hui, contrairement à l’époque de l’étude, la télévision (sur laquelle nous travaillons) apparaît comme un média majeur. De nouveaux médias comme internet sont d’ailleurs apparus, avec une périodicité complètement différente. Ainsi, par exemple, nous pourrions dire que dans le cas d’un média audiovisuel, un facteur important à prendre en considération est le fait qu’il se base en grande partie sur l’image et sur la présence de correspondants sur place dans le cadre de duplex. La présence d’images est presque une condition sine qua non pour qu’un événement devienne l’objet d’une information. De plus, les médias audiovisuels ne fonctionnent pas de la même manière en France et aux Etats-Unis par exemple. De tels facteurs prédéfinis impliqueraient une forme d’uniformisation entre les pratiques médiatiques. Or ces pratiques sont différentes, notamment pour des raisons économiques et institutionnelles. Notre thèse montrera bien, par exemple, que dans le cas de la chaîne TF1, l’information sur le tsunami se fait selon un ethnocentrisme que l’on doit certainement retrouver dans l’information d’une chaîne américaine.
De fait, nous pourrions ajouter dans cette liste le facteur « nature de l’événement ». Selon nous, le fait même d’être une catastrophe (naturelle ou technologique) constitue un élément de poids pour être sélectionné par un média. De même qu’à côté des catastrophes, les guerres et les conflits, les scandales politiques constituent des événements dont la nature même suffit à leur donner une valeur. Dans le cas du tsunami, nous pouvons dire qu’il combine la plupart de ces facteurs, ce qui lui donne un degré de « valeur en tant qu’information » très élevé.
La construction du tsunami par TF1 aboutit à la naissance d’un espace public nouveau, composé de deux instances distinctes. C’est un espace public véritablement unique, propre à TF1 et au tsunami. C’est Habermas169 qui développa la notion d’espace public dans un ouvrage publié au début des années 1960. Il la définit alors comme la sphère (salons, cafés), distincte de la sphère privée, qui s’est élaborée au sein de la société française à l’époque des Lumières. Selon lui, cette sphère est un espace de communication où se construisent des opinions politiques qui viennent contrer le pouvoir étatique. Ces opinionspubliques acquièrent ensuite une « publicité » à travers les médias. De manière plus large, l’espace public est aujourd’hui également considéré comme un lieu symbolique où se formulent les discours de divers acteurs, politiques, intellectuels, religieux. C’est un lieu de débat. La représentation de l’événement est particulière à la fois parce que l’événement est unique et parce que TF1 a une identité propre. Le média propose une lecture des faits qui s’établit selon plusieurs axes et nous accompagne ainsi dans notre découverte d’un événement et dans la compréhension que nous en avons. Couvrir le tsunami, c’est couvrir avant tout l’après catastrophe, même si à travers sa mise en scène dans l’image et le discours, TF1 tente également de retracer l’histoire d’un événement depuis son commencement, nous permettant ainsi de nous représenter l’ensemble des étapes successives de la tragédie et de lui donner un sens, le sens qu’elle lui donne. A travers les explications, la chronologie, les descriptions et la présentation des acteurs, la chaîne cherche à rendre le phénomène intelligible, lui donner du sens. Le rôle de TF1 n’est pas d’attendre l’événement, en l’occurrence le tsunami. Il ne peut pas le prévoir et ne parle donc que de l’après-catastrophe. La complexité du phénomène et les nombreuses conséquences qu’il implique font apparaître une variété de thématiques dans la composition de la représentation, notamment dans les thématiques dont nous avons parlé en première partie. D’après Bernard Lamizet, penser un fait c’est l’articuler autour de trois pôles: le réel, le symbolique et l'imaginaire, l’ensemble formant un complexe événementiel.
‘« L’événement réel est l’événement tel que je peux le percevoir, tel que j’en suis le témoin direct, l’acteur ou la victime […] l’événement symbolique est, lui, inscrit dans une logique de représentation […] l’imaginaire est le troisième mode d’existence de l’événement : c’est le champ des fantasmes et des peurs, des utopies et des rêves…»170.’Dans l'élaboration de notre base de données à partir du corpus disponible, nous avons établi un certain nombre de thèmes abordés dans les sujets visionnés ou dans les brèves. Ces catégories restent assez généralistes : politique, économie, environnement.... Elles donnent à observer le sens pris par les discours au fil de la couverture par TF1. Dans notre analyse plus fine par la suite, nous pourrons indiquer des thématiques plus précises. La politique, par exemple, peut concerner la France ou un pays d’Asie du Sud-Est. De même unseul reportage peut balayer un ensemble de thématiques.
NORA (1974), « Le retour de l’événement », in Le Goff J. & P. Nora (sous la dir. de), Faire de l’histoire, vol. I : Nouveaux problèmes, Gallimard, Paris, pp. 210- 229
Extrait du sujet n°20 de Sylvie CENSI, diffusé le 31 décembre 2004.
ARISTOTE (1932), Rhétorique I, 1356a, Les Belles Lettres, p.76
TETU (2004), p.17
Plateau avec Fabrice COLLARO, diffusé le 28 décembre 2004.
SEMPRINI (2007), p.143.
JAKOBSON (1963), Essais de linguistique générale, Paris, Editions de Minuit, 260p.
GALTUNG, RUGE (1965), “The Structure of Foreign News. The Presentation of the Congo, Cuba and Cyprus Crises in Four Norwegian Newspapers”, in Journal of Peace Research, vol. 2, pp. 64-91. Ce journal bimensuel, créé en 1964, publie des articles dans le champ des relations internationales, des études sur la paix, la résolution des conflits et la sécurité internationale. http://jpr.sagepub.com/
Ibid. p.65
Dans leur étude, Galtung et Ruge utilisent la métaphore d’un signal radio. Le monde est vu comme un plateau où se trouvent des stations de radios qui émettent leur signal en continu (il se passe toujours quelque chose dans le monde) et à leur propre longueur d’onde. Tant que l’on ne s’arrête pas sur une station pour l’écouter pendant un temps, les signaux émis provoquent une cacophonie qui n’a pas de sens. Il s’agit donc de sélectionner une station car on ne peut pas tout écouter.
Ibid. p.66 (Rappelons que le mot fréquence ne s’entend pas ici au sens de répétition mais au sens de fréquence radio).
Ibid.
Ibid.
Ibid. p.67
Ibid.
Ibid.
Ibid. p.67
Ibid. p.67
Ibid. p.68
Ibid.
Ibid.
Ibid.
HABERMAS (1978), L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris.
LAMIZET (2006), pp.31-35