3.2.1 Dimension esthétique et mise en scène de la représentation

Placer la catastrophe en Une confère une dimension esthétique particulière à l’événement. Cette dimension esthétique s’appuie sur la mise en scène de la représentation, le langage (un lexique et un style particuliers). Il s’agit d’une forme de médiation esthétique de TF1 qui institue le média comme acteur de l’espace public. La Une exprime l’engagement de TF1, sa volonté de coller à l’actualité et d’offrir au spectateur des outils de compréhension, de réflexion et d’interprétation de l’événement. En l’occurrence, il s’agit d’inscrire un phénomène naturel comme le tsunami dans le champ de la réflexion politique par le biais de questionnements portant sur la géopolitique, les relations Nord-Sud, la solidarité et la diplomatie : autant de thèmes constitutifs des Unes de TF1. Ces questionnements rendent la catastrophe intelligible et offrent au spectateur les moyens de développer sa propre pensée politique.

Tout commence le dimanche 26 décembre 2004, jour même du désastre, avec le lancement de la présentatrice Claire Chazal. Elle contextualise l’événement en en précisant la nature, les zones touchées, le nombre de morts, de disparus et de français présents sur les lieux ainsi que les premières initiatives prises par les pays occidentaux. Le débit de parole est relativement rapide comme le défilé des images, renforçant ainsi l'effet de dramatisation. La présentatrice évoque la présence de touristes français sur les lieux, ce qui semble offrir à la chaîne un premier axe de couverture : la focalisation sur le sort des Français. Cette entrée en matière est suivie d'un sujet de 2 minutes 20 secondes du journaliste Nicolas Escoulan et traitant du séisme qui a généré le tsunami. Celui-ci fait un tour d'horizon des principaux pays touchés, à savoir le Sri Lanka, L'Inde, l'Indonésie et la Thaïlande, tout en décrivant scientifiquement le phénomène survenu. Ici, c'est un second axe de couverture dans lequel s'engage la chaîne : la focalisation sur quatre pays. C'est l'événement le plus important de ce jour là. En témoignent, d'une part, les premiers mots de Claire Chazal : « Principal titre de l'actualité de ce dimanche: le séisme en Asie du Sud-Est, un tremblement de terre de 8,9 sur l'échelle de Richter qui a provoqué de nombreux raz de marée, une catastrophe sans précédent depuis quarante ans qui a fait selon un bilan encore provisoire et qui s'alourdit d'heure en heure, plus de 10 000 morts » ainsi, d'autre part, que la quantité et la nature des autres sujets du JT171. Cette miseen avant par le média précise donc bien son envie de favoriser la couverture du tsunami, véritable événement du jour. Le caractère inattendu, presque inimaginable, de l’événement s’exprime dans l’une des premières phrases du journaliste : « Ces images d'océans déchaînés comme ici au Sri Lanka, tous les habitants, tous les touristes qui séjournaient autour du golfe du Bengale les ont vécues ce matin lorsque la terre a tremblé au large de Sumatra en Indonésie »172. A travers ce propos, le journaliste semble vouloir prouver au spectateur que ces images ne sont pas issues d’une fiction mais qu’elles montrent bien un événement réel, dont les victimes (« habitants, touristes ») ont pu faire l’expérience (« vécues »), alors que le spectateur est mis à distance justement par ces images. Les premiers bilans sont également donnés (« […] les bilans sont sans cesse revus à la hausse. Plusieurs milliers de morts ce soir »)173mais ils vont évoluer puisque la limite temporelle s’arrête à « ce soir ».

Dès le lendemain, lundi 27 décembre 2004, le JT s'ouvre sur un lancement du présentateur Patrick Poivre d’Arvor (« Déjà plus de 50 000 morts ou disparus en Asie du sud-est dans l'une des plus terribles catastrophes du siècle ») faisant également un bilan sur le nombre de morts dans les pays les plus touchés et sur la mise en œuvre de l'aide internationale. Ces chiffres et cette mise en perspective historique ont un effet choc sur le spectateur qui comprend qu'un événement sans précédent se joue actuellement sous ses yeux. Ils permettent, en outre, de justifier la ligne éditoriale de la chaîne tout en signifiant sa volonté d’être à l’affût des informations concernant l’événement : «  Ce drame constituera bien sûr l'essentiel de ce journal ».Les deux plans suivants (figures 16 et 17) sont diffusés au cours de la séquence d’ouverture du journal. Elles montrent une plage, des palmiers et quelques habitations complètement balayés par une vague impressionnante. L’ampleur de la vague est d’autant plus évidente et impressionnante que les plans sont filmés en plongée, probablement depuis le toit d’un bâtiment. On voit particulièrement bien la vague venir s’écraser contre les arbres et les habitations, puis pénétrer à l’intérieur des terres. Cette image est celle d’un envahissement de l’océan sur les terres avec un possible anéantissement des formes de vies. Elle renvoie directement aux représentations esthétiques de scènes de déluge.

Figure 16
Figure 16

19:59:02:15

Figure 17
Figure 17

19:59:10:89

Le « récit de ces heures dramatiques » est ensuite proposé à travers un sujet de 2 minutes 05 secondes du journaliste Pierre Grange, portant sur le même thème, avec en plus, quelques considérations sur les risques sanitaires. Dans le souci de donner un sens à l'événement et de décrire le tsunami, TF1 entend retracer son évolution temporelle. Le sujet commence ainsi par une phrase nominale (« Un mur d'eau salée ») et l'absence de verbe semble inscrire l'événement dans une rupture temporelle, parce qu'une phrase sans verbe marque une rupture. D'autre part, la dimension imaginaire de l'événement commence tout juste à s'esquisser avec le réveil d'une peur collective liée au risque d'épidémies (« Mais pour le moment, l'urgence ce sont les risques sanitaires. Il faut soigner les milliers de blessés et éviter la propagation des maladies contagieuses : l'hépatite A, le choléra, la typhoïde peuvent se transmettre par l'eau insalubre »).Le journaliste évoque une liste de maladies, habituelles dans de telles circonstances, ce qui indique déjà une tentative de maîtrise de l'événement par la chaîne. Il s'agit de s'appuyer sur l'expérience pour appréhender l'événement selon des grilles de lecture. La dimension anxiogène de l’événement s’exprime à travers cette liste et à travers la notion d’urgence : pour le moment, on parle de « risques » mais ils pourraient devenir réels très rapidement (« propagation, transmettre »).

Notes
171.

Il s'agit de brèves et de reportages portant sur les élections présidentielles en Ukraine, les conditions météo en région Rhône-Alpes, les dégâts écologiques de la tempête de 1999 en France, les soldes à Londres ou encore le football. Le 26 décembre 2004, le journal télévisé propose 21 sujets au total, dont 11 sont consacrés au tsunami.

172.

Sujet n°1 de Nicolas ESCOULAN, diffusé le 26 décembre 2004.

173.

Ibid.