3.2.3 La dimension opérationnelle de l’action

Quatre Unes soulignent particulièrement la dimension opérationnelle de l’action, qui s’inscrit dans l’urgence et la mise en place d’une logistique. Le dimanche 2 janvier 2005, Laurence Ferrari focalise son discours sur l'action menée par la France et sur le nombre de victimes françaises. L'engagement paraît total avec l'énumération de chiffres, de décisions et d'objectifs: « […] envoie des renforts militaires sur place un porte-hélicoptères et une frégate. Cet après-midi 70 pompiers et secouristes de la protection civile ont quitté Marseille pour l'Indonésie. Dans un vol spécial 15 tonnes de matériel pour monter un hôpital de campagne dans la zone dévastée de Banda Aceh ». Alors que des images de personnes faisant la queue pour de la nourriture défilent, la présentatrice évoque le mouvement depuis un point précis (« Marseille ») vers une zone stratégique (« Indonésie ») qui se trouve être la plus touchée. L'aide est à la fois logistique et médicale et elle est d’autant plus importante que les projections dans le futur sont plutôt alarmistes : « Les prévisions les plus pessimistes se confirment ce soir  ». Par la suite, c'est un sujet d'1 minute 36 secondes de Nicolas Escoulan qui fait le bilan, une semaine après le choc (« c'est arrivé il y a une semaine jour pour jour, quasiment heure pour heure »), de la situation à Banda Aceh en Indonésie, le pays le plus touché. Nous dégageons ici deux remarques : tout d'abord, les répétitions de mots traduisent le sentiment d'incrédulité déjà observé auparavant, comme si il était encore difficile de croire qu'un tel événement ait pu survenir. Le journaliste répète ainsi quatre fois l'expression « une semaine après » qu'il place notamment en première et dernière phrases. Cette scansion du temps rapproche l’événement. C'est également une manière de souligner ce qui a, ou ce qui n'a pas, changé depuis le passage du tsunami. Pour le journaliste, une chose est sûre, la vie à Banda Aceh ne sera plus jamais la même puisqu’il parle au passé : « Le cœur de Banda Aceh battait ici ». Avec cette métaphore, il assimile une partie de la ville de Banda Aceh au corps humain pour montrer que la catastrophe a tué ce corps. Si le cœur est un organe essentiel à la vie, symboliquement, il est lié à l’émotion, aux sentiments. La catastrophe a donc profondément bouleversé la vie, mais elle continue. La recherche des victimes est un processus qui se poursuit dans le temps. L'adverbe « inlassablement » est là pour dire que les recherches durent dans le temps. A l’écran, on aperçoit des personnes face à des listes de noms « placardées dans toute la ville ». L'afflux de l'aide humanitaire, lui, est un aspect qui évolue. Les gens s'adaptent à la situation pour faire en sorte de l'améliorer : un gros plan montre ainsi des mains qui quémandent, de l’eau, de la nourriture ou peut-être des vêtements.

Deux jours plus tard, le mardi 4 janvier 2005, le présentateur Patrick Poivre d'Arvor évoque le sort de la région de Banda Aceh en Indonésie où « l'aide internationale se concentre ». Il évoque ainsi les mesures prises (« En Thaïlande, les autorités ont fixé un délai à la fin des opérations d'identification des corps, et les écoles ont tenté de se remettre en marche, comme en Inde d'ailleurs ») et les difficultés rencontrées, comme à Banda Aceh par exemple (« la sortie de piste d'un avion a fait perdre 15 heures aux secouristes »). Le premier sujet de la soirée, un reportage d'1 minute 53 secondes de Nicolas Escoulan, Eric Aussaudon et Sébastien Renouil, porte sur les cérémonies religieuses à Sumatra en Indonésie. Ces cérémonies se déroulent parallèlement au travail de recherche, ce qui souligne le fait que l'espace de la catastrophe est caractérisé par des nombreuses situations différentes. Il y a donc une opposition, construite dans le récit du reportage : « Autant de cortèges respectueux, à peine perturbés par les hélicoptères qui partent explorer de nouvelles région isolées, comme Lhok Nga l'était, il y a deux jours à peine ». L'opposition est spatiale, entre les cortèges ici et les « hélicoptères qui partent ». Elle est aussi temporelle : les cortèges peuvent se déplacer aujourd'hui à Lhok Nga mais « il y a deux jours à peine » cela n'était pas le cas, et beaucoup d'autres lieux (« régions isolées ») le sont encore. Le sujet175 s'intéresse au cas de deux frères que le spectateur suit dans leur quête (ils recherchent leur sœur). Il peut les observer en pleine discussion alors qu’ils se trouvent dans sur les ruines de la maison de leur sœur : « regarde, c'est la salle de bain là-bas et là la cuisine et puis au fond c'est sa chambre  ». Ils sont donc montrés contraints de tenter de retrouver la structure de la maison détruite. Chacun est ici dans une démarche d'aide, de sa propre famille ou d'inconnus. C’est la solidarité qui s’exprime doublement dans ce journal à travers la recherche des corps et la place de la religion (« Un imam, vient d'expliquer à ces jeunes volontaires, les respect, que l'on doit aux défunts »).

La solidarité prend effectivement de nombreuses formes comme en témoigne l’ouverture du journal, le lendemain, mercredi 5 janvier 2005. Patrick Poivre d'Arvor signale d’abord la survenue d'une réplique, plus faible (« 5,6 sur l’échelle de Richter »), du séisme. Parallèlement à cette nouvelle alerte, le problème des enfants (« trafics d’orphelins  ») devient de plus en plus préoccupant. La solidarité est collective en France et elle se transpose dans l'un des pays les plus touchés, la Thaïlande. Les images montrent le président français Jacques Chirac ainsi que des écoliers en plein recueillement. En effet, « 3 minutes de silence ont été respectées dans toute l’Europe, à midi  ». Puis un reportage d'1 minute 46 secondes de Patrick Fandio et Christophe Kenck, évoque les collectes de cadavres à Khao Lak en Thaïlande et la recherche de corps dans l'océan. Le reportage commence par les propos d'un militaire en hélicoptère (à bord duquel sont montés les journalistes de TF1), il ne s'adresse pas à la caméra mais à un collègue, ce qui donne au spectateur le sentiment d'observer la scène comme s’il était présent. Le basculement dans une seconde phase, qui est celle notamment de la recherche, se traduit avec l'utilisation de la préposition « depuis » : « Depuis quatre jours, ils ont l'impression de survoler un cimetière». La situation évolue vers un taux de mortalité de plus en plus grand (« cimetière ») dont on nous permet d’apprécier l'étendue spatiale puisque nous « survol[ons] » l'océan bordant la Thaïlande. Cette phrase reflète la violence du tsunami. Ici, les journalistes soulignent l'action française en se concentrant sur les moyens déployés (« équipement spécial »), sur le déroulement de la mission, en insistant sur ses difficultés, sur la nécessité de rester concentré (« attentif ») et sur les résultats (« Depuis dimanche, l’équipage a réussi à ramener 45 corps sur terre »). Le caméraman filme donc l'océan depuis le ciel, en plongée, favorisant l'impression d'immensité de cet espace de recherche. Les corps paraissent minuscules, ce qui permet de saisir la difficulté de la tâche (une tâche vert fluo caractérise à l’image les corps flottant sur l’eau).

Le jeudi 6 janvier 2005, Patrick Poivre d'Arvor insiste sur l'urgence de la situation et sur l'une des décisions politiques prises en faveur de l'aide à l'échelle mondiale : « La première réunion internationale pour aider les pays touchés s'est ouverte aujourd'hui à Djakarta ». Le lieu de réunion est important puisqu'il s'agit de la capitale indonésienne, l'Indonésie étant le pays qui paie le plus lourd tribut. Les instances internationales se déplacent donc en Asie pour organiser l'aide. Le thème du premier sujet de la soirée indique qu'un événement politique particulier a lieu, avec un reportage d'une durée d'1 minute 41 secondes, sur la réunion exceptionnelle de l'ONU à Djakarta. Le journaliste Olivier Ravanello précise l'importance de la logistique mise en place face à une zone immense à couvrir rapidement. La figure de Kofi Annan, secrétaire général de l'ONU176, est mise en avant et l'on souligne son souci d'action : « Après une minute de silence, Kofi Annan est allé droit au but ». C'est le rôle et la crédibilité des acteurs internationaux qui est en jeu ici, face aux acteurs locaux dans le besoin. Si la solidarité est psychologique elle doit aussi être politique et financière. L'adverbe « après » souligne l’immédiateté du passage du recueillement à l’action, tandis que l'expression « droit au but » souligne le caractère d’urgence de la situation. Le journaliste passe alors en revue les mesures prises par les pays présents, par ordre d'importance :« L'Australie, est la plus généreuse, suivie de l'Allemagne, de l'Union Européenne, des États-Unis, et de la France », « Après avoir connu quelques problèmes de coordination avec les pays européens, les Américains, ont dissous la structure mise place avec le Japon et l'Australie, pour aider les victimes du raz de marée. Dorénavant, tous les pays travailleront, ensemble, sous la tutelle de l'ONU ». Olivier Ravanello souligne ici le fait que les Etats-Unis ont accepté de se rallier à un groupe mené par l’ONU et de ne plus mener une action en quelque sorte en « solo ».

Après douze jours consécutifs de Une (du 26 décembre 2004 au 6 janvier 2005), nous avons noté une rupture à partir du vendredi 7 janvier 2005, date à laquelle le premier sujet n'apparaît qu'en septième position, à 20h08. Il s'agit d'une brève de 37 secondes concernant le voyage de Kofi Annan, secrétaire général de l'ONU, à Banda Aceh, en Indonésie. Venu la veille participer au sommet de Djakarta, Kofi Annan a pu constater les dégâts en personne et témoigner de l'ampleur de la catastrophe. Ce jour là, le journal est en partie marqué par deux accidents : celui d'un car scolaire dans le Tarn en France et celui d'un train à Bologne en Italie. La rupture se fait également dans l'orientation du journal. Le samedi 8 janvier 2005, le thème du tsunami apparaît à 20h10 en huitième position avec un reportage d'1 minute 28 secondes. Le journaliste Paul-Etienne Zahn y évoque la mobilisation d'urgentistes toulousains préparant leur départ pour le Sri Lanka. Dimanche 9 janvier 2005, c'est en septième position, à 20h07, que le premier sujet entre en scène. Le journaliste Sylvain Roland commente un document amateur d'1 minute 19 secondes sur l'arrivée de la vague à Banda Aceh en Indonésie. Lundi 10 janvier 2005, c'est à 20h05, en cinquième position que le premier sujet est diffusé. Il s'agit d'un reportage d'1 minute 34 secondes d'Anne-Claire Coudray, comportant des images d’amateurs filmées à Banda Aceh et diffusées par la télévision indonésienne. Ces images sont en fait les mêmes que celles qui ont été diffusées la veille. Seuls changent l'identité du journaliste et le commentaire. Toutefois, les propos sont relativement proches, voire identiques. Les deux sujets ont en commun des références spatio-temporelles : la date (« dimanche 26 décembre »), l'heure du séisme (« à peine 8 heures du matin »), le temps écoulé entre le tremblement de terre et le passage du tsunami (« 30 minutes »), le lieu (« Banda Aceh »). Les deux journalistes soulignent également les mêmes éléments visibles à l'écran : les gens qui courent et qui paniquent, la présence d'une camionnette bleue emportée par les flots (« le chauffeur de cette camionnette bleue pense avoir le temps de traverser »), la montée des eauxet le constat des dégâts après l'accalmie. La tension dramatique vient du fait que ces images sont filmées en hauteur et qu'elles permettent de constater de très près le niveau auquel l'eau est montée. Les maisons situées de l'autre côté de la rue sont en effet à moitié submergées. De plus, l'eau est quasiment invisible, seuls le tas d'objets traînés par les flots sont visibles : des voitures, des arbres, des morceaux de bois. Sur le deuxième plan (figure 20), on remarque à droite la présence d'un homme qui tente d'échapper à cette coulée. Le chauffeur du fameux camion bleu lui a visiblement moins de chance puisque son véhicule est emporté.

Figure 19
Figure 19

20:08:35:07

Figure 20
Figure 20

20:08:49:49

Figure 21
Figure 21

20:08:53:59

Si pendant ces quatre jours, le tsunami ne fait plus la Une du JT, nous pouvons remarquer que le thème apparaît toujours dans la première moitié de celui-ci. Il ne perd donc pas de son intérêt mais les sujets présentés n'offrent pas de réelle nouveauté. Ils s’inscrivent encore dans les sept thématiques que nous avons dégagées, en particulier la dimension politique de la solidarité, la dimension opérationnelle de l’action et l’expression de l’empathie.

À partir du mercredi 12 janvier 2005, d’autres événements occupent la Une et les Unes consacrées au tsunami s'éparpillent dans le temps. Le premier sujet n'apparaît qu'en onzième position à 20h11. Ce reportage de Cyril Auffret, d'une durée de 2 minutes 56 secondes, concerne l'opération américaine d'aide aux sinistrés situés à Banda Aceh. Il s'agit d'un long reportage qui suit les militaires dans leurs missions, en hélicoptère. Le journaliste témoigne de l'urgence dans laquelle les militaires travaillent pour aider le maximum de réfugiés. Ce sujet porte sur l'armée américaine, en tant qu'acteur de l'événement dont l'objectif est de résoudre la crise. Nous sommes plus de deux semaines après le passage du tsunami et après les premiers constats, la situation de confusion apparaît encore plus clairement. Il est donc temps de mettre en avant les solutions apportées, d'en montrer les modalités et les conséquences. S'il est difficile de montrer en images l'engagement financier des pays tiers, leur aide matérielle, elle, est plus palpable. Dans ce reportage, le journaliste fait un peu la démonstration des opérations militaires américaines. Au-delà de l'engagement humanitaire, le journaliste attribue à ces actions un autre sens, politique, liée à la position des états-Unis dans cette région du monde : « Car la bataille est aussi politique ». En terminant son sujet sur cette explication, il donne au spectateur un nouvel axe d'approche qui concentre l'attention sur le caractère « calculé » de l'intervention.

Le jeudi 13 janvier 2005, le journal s’ouvre sur un reportage d'1 minute 47 secondes de Michèle Fines, portant sur l'arrivée en Indonésie du porte-hélicoptères français « Jeanne D'Arc ». C'est donc un engagement de la part du gouvernement français qui est mis en lumière. La veille pourtant, le même type d'opération, menée par les États-Unis, n'avait pas fait la Une du journal. La première phrase est nominale : « A bord du porte-hélicoptères Jeanne D'Arc, en plein milieu des eaux du golfe du Bengale ». Il n’y a plus de référence temporelle. Elle concentre l'attention sur des informations spatiales : les lieux où se trouvent le journaliste (« à bord ») et le porte-hélicoptères. Elle indique par ailleurs la mise en œuvre de l'initiative prise par l'armée française en faveur des pays touchés, puisque le porte-hélicoptères est arrivé sur place. Le journaliste adopte une forme de familiarité en nommant, un peu plus loin, le porte-hélicoptères « la Jeanne ». Celle-ci est décrite en détails (« 4 tonnes et demi de médicaments. Des tentes, des groupes électrogènes, 80 000 litres d'eau. Et surtout, ces six hélicoptères : deux pumas, deux gazelles, deux alouettes »). La citation des noms d'hélicoptères participe du sérieux que le média confère à l'armée française ; on peut supposer en effet que pour la majorité des spectateurs, ces noms ne renvoient à aucune caractéristique précise. Il faut connaître le jargon pour comprendre la différence entre un Puma, une Gazelle et une Alouette. L'apport concret de l'aide française est d'ailleurs confirmé par les propos d'un membre de la sécurité civile, le colonel Benkemoun. Par deux fois il répète l'expression « on va pouvoir », forme de projection dans un futur proche, montrant que l'arrivée du porte-hélicoptères va réellement changer les choses. Ce verbe « pouvoir » souligne également la puissance revendiquée par l’armée française. Ici, le « on » renvoie à l'ensemble de ses collègues, au nom desquels il s'exprime et institutionnalise l’acteur collectif que constitue l’armée.

Le lendemain vendredi 14 janvier, le premier sujet sur le tsunami arrive en deuxième position et porte également sur l'arrivée du porte-hélicoptères. Les propos du journaliste confirment ceux de son confrère, énoncés la veille : «Les militaires français l'attendaient avec impatience, la Jeanne est arrivée ce matin, au large de Banda Aceh. Depuis, l'opération française a pris une autre dimension ». Il y a une forte dimension temporelle dans ces propos. Les termes « impatience, ce matin et depuis » introduisent l'idée d'un changement, d'une évolution effective avec l'arrivée de la logistique. Ces références temporelles installent également les acteurs de l'armée dans un effort incessant. D'autres marqueurs sont présents dans le discours : « toute la journée, cette nuit, en fin d'après-midi, aujourd'hui, demain matin ». Le samedi 15 janvier, l'arrivée du premier sujet ne se fait qu'en huitième position à 20h14. Il concerne toujours la logistique française et l'aide apportée par le porte-hélicoptères « Jeanne D'Arc », mais cette fois, il s'attache à ses effets sur la population. Durant ces trois jours où l'opération de la Jeanne D'Arc est évoquée dans le JT de TF1, les discours des trois journalistes ont un point commun : ils sont ancrés dans le présent, dans un temps court. Les discours donnent des informations mais ne s'aventurent pas dans de quelconques prévisions ou hypothèses quant au futur de l'engagement français.

Notes
175.

Nous évoquerons ce sujet plus loin (chapitre 8).

176.

Il occupe cette fonction de 1997 à 2007.