A partir des données récoltées nous avons pu établir une série de graphiques mesurant la visibilité accordée à la catastrophe sur la chaîne TF1. Le premier graphique propose une vision des cinq années suivant le tsunami, celles que nous avons pu inclure dans le temps imparti pour notre thèse. L'année 2005 est logiquement la plus riche puisqu'elle suit directement le tsunami survenu six jours avant la fin de l'année 2004 : nous avons comptabilisé 69 jours de médiatisation. D'après un article du périodique «Communication CB News », du 27 décembre au 5 janvier, l'événement aurait « trusté » en moyenne, 85% du temps d'antenne des JT de la chaîne, ce qui en fait l'événement le plus couvert depuis les attentats du 11 septembre 2001. Le taux d'audience aurait été, par ailleurs, de 41,7% en moyenne182. La diminution de la couverture se fait sentir dès l'année 2006, avec sept jours d'exposition dont trois dans la période de réactivation mémorielle, au mois de décembre. Pour l'année 2007, nous comptons trois jours de couverture. Un jour de couverture est à dénombrer en 2008. Il n’y en a aucun pour l'année 2009, limite de notre corpus.
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Ce second graphique montre le volume d'information consacré au tsunami par TF1 dans les jours qui suivent la catastrophe, fin décembre 2004. Les six derniers jours de l'année sont presque exclusivement consacrés à cette actualité, comme en attestent les données présentées dans notre tableau 3. Nous avons calculé la part consacrée au tsunami dans les JT des six derniers jours de l'année 2004. Plusieurs remarques en ressortent : tout d'abord, ces JT sont relativement longs, avec une moyenne de 46 minutes environ. Le pic arrive le 30 décembre 2004, avec une durée de 53 minutes et 15 secondes. Le jour de la catastrophe, 26 décembre 2004, c'est plus de la moitié du JT qui est consacrée au tsunami. Les cinq jours suivants, c'est la quasi-totalité des JT qui porte sur le sujet. Le maximum est atteint le 29 décembre 2004 avec 97% du JT.
Date du JT | Durée du JT (min) | Temps consacré au tsunami (min) | Part du tsunami dans le JT (%) |
26 décembre 2004 | 43 :25 :00 | 25 :15 :00 | 58,20% |
27 décembre 2004 | 43 :13 :00 | 36 :05 :00 | 83,60% |
28 décembre2004 | 48 :57 :00 | 41 :40 :00 | 85,20% |
29 décembre 2004 | 44 :33 :00 | 43 :08 :00 | 97,20% |
30 décembre 2004 | 53 :15 :00 | 51 :01 :00 | 96,00% |
31 décembre 2004 | 48 :31 :00 | 44 :45 :00 | 92,00% |
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Ainsi que le montre notre troisième graphique (p.131), présentant le détail de la couverture pour l'année 2005, le mois suivant la catastrophe, à savoir janvier, constitue la période la plus riche de l'année et du corpus : vingt-neuf jours de couverture sur trente. Seule la journée du 20 janvier n'est pas couverte, le tsunami laissant la place à des sujets tels que la cérémonie d'investiture de George W. Bush. Quelques semaines après la catastrophe, l'actualité est encore brûlante et le matraquage médiatique (sur TF1 et sur les autres chaînes) bat son plein. Nous considérons le début du mois de janvier comme l'un des premiers pics événementiels183 (les pics sont des événements qui marquent un palier dans la chronologie du tsunami, soit qu’ils marquent une rupture dans le discours des, ou à propos, des acteurs) dans le sens où l'on constate un changement dans le discours de TF1 : «C'est arrivé il y a une semaine. Jour pour jour. Quasiment heure pour heure »184. C'est un moment où l'espoir de retrouver des survivants devient quasiment nul, ce qui rend la catastrophe définitive. Ainsi par exemple, les journalistes Nicolas Escoulan et Guillaume Hennette commencent à parler d'un retour à la normale, d'un retour à la vie, en rupture avec la violence et le chaos précédents :
‘« Banda Aceh revient ainsi à la vie aujourd'hui...une semaine après»185.A ce basculement dans l'ambiance générale (« contraste énorme ») s'ajoutent des décisions gouvernementales comme celle de la Thaïlande, que relate le journaliste Patrick Fandio lors d'un duplex, le lundi 3 janvier 2005 : «Écoutez Patrick, plus personne ne croit à un miracle, plus personne n'ose imaginer qu'on puisse retrouver vivante la majorité des personnes portées disparues jusqu'ici. Et y'a un signe qui ne trompe pas, les autorités thaïlandaises n'y croient tellement plus qu'elles ont décidé de faire cesser les opérations de recherche de disparus et donc dans deux jours mercredi prochain, les 4000 personnes disparues officiellement recensées seront considérées comme décédées »187. D'après cette information, la Thaïlande déciderait de cesser les recherches dès le mercredi 5 janvier 2005, soit onze jours après la catastrophe. Ce jour-là justement, l'ouverture du journal annonce le changement de manière très claire : «On vit en ce moment les toutes dernières heures qui pourraient être...permettre de retrouver d'éventuels rescapés de l'effroyable catastrophe du lendemain de Noël ».
C'est également un moment où la question de la reconstruction devient prépondérante, ce qui engage à une réflexion concernant le futur plus ou moins proche. C'est un futur plutôt sombre selon le journaliste Guillaume Hennette : «On a la vie qui essaie de reprendre, on a la vie qui s'est…qui s'est arrêtée pour un grand nombre de français »188. Le retour à la vie passe également par la reprise de la vie scolaire pour les plus jeunes : «Mais il faudra rapidement trouver une solution pour les reloger car la rentrée scolaire est prévue ici le 10 janvier et le chef d'établissement [à Matara, en Inde] a décidé que les cours devraient reprendre malgré tout »189. Ainsi, le mois de janvier 2005 est-il l'occasion d'aborder une nouvelle étape de la catastrophe après celle de l'urgence et il s'agit de la reconstruction, du retour à la vie. On constate une nette diminution de la couverture dès février 2005, soit deux mois après le tsunami, avec six jours de couverture. Il s’agit là véritablement d’un point de rupture dans la couverture avec le commencement du lent processus de l’oubli. On compte neuf jours de couverture en mars, «3 mois après le tsunami », en cette période où la situation est encore précaire « la reconstruction s'avère difficile ». Le mois d'avril 2005, «Près de 4 mois après le raz de marée », s'impose comme une fracture puisqu'il ne compte que deux jours de couverture. Il en est de même pour le mois de mai. On constate une augmentation du volume d'information en juin avec huit jours de couverture. Il n'y a plus rien en juillet ni en août puis on observe une remontée avec trois jours en septembre. Dans la seconde partie de l'année, l'information sur le tsunami est visiblement plus clairsemée, comme en atteste une brève du 25 juin 2005 où il est dit que : «Les familles des victimes françaises du tsunami ont été reçues ce matin par le ministre des affaires étrangères, elles ont affirmé se sentir un peu abandonnées et oubliées après l'excès médiatique de la catastrophe survenue il y a tout juste six mois »190. Plus rien en octobre et novembre et un retour «attendu » dès le mois de décembre, dix jours avant la date anniversaire. Comme dans un décompte fatidique, on observe une couverture ininterrompue du 16 au 26 décembre 2005. Cela contraste avec les autres mois de l’année (hormis janvier) où les jours consacrés au tsunami étaient assez éparpillés et rappelle le mois de décembre de l’année précédente où, pendant les six jours de fin d’année (du 26 au 31 décembre 2004), la couverture fut intense. On est presque dans une forme de ritualisation où se fait un décompte jusqu’à la date fatidique : «Un an ou presque après le tsunami, il y a presque un an, près d'un an après, cela fait bientôt un an, demain cela fera un an, un an plus tard »191. Sur l'ensemble de l'année, soixante-neuf jours de couverture sont comptabilisés.
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La diminution est encore plus importante d'une année sur l'autre, avec un changement radical entre 2005 et 2006 : le volume de médiatisation par TF1 est quasiment divisé par dix. Notrequatrième graphique montre en effet qu’en 2006, la couverture est clairsemée avec sept jours de médiatisation. Un reportage est diffusé le 18 février, en dix-huitième position. Il est consacré à une visite de Jacques Chirac à Bangkok en Thaïlande (liée au tsunami). Un mois plus tard, le 16 mars, un reportage aborde le thème de la difficile reprise du quotidien. Le 17 mai, un reportage est diffusé en dix-septième position (sur 22 sujets au total) et porte sur la prévention des tsunamis dans le Pacifique. Un autre reportage est diffusé le 15 juin, abordant la question de la prévention future des catastrophes. Un an et demi après le passage du tsunami, c'est la prévention qui semble être au cœur des discussions. Enfin, trois jours de couverture sont comptabilisés en décembre : un reportage le 5 décembre diffusé en dixième position et traitant des ravages occasionnés à Java en Indonésie. Un reportage est diffusé le 24 décembre en quatorzième position et porte sur l'utilisation des dons aux associations humanitaires. Puis, deux reportages, entrecoupés d'une brève, sont proposés le jour anniversaire, le 26 décembre. Ils sont diffusés en Une du journal et portent respectivement sur la reconstruction, les cérémonies commémoratives et la situation de victimes qui n'ont plus de maison au Sri Lanka, deuxième pays le plus touché.
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Pour l'année 2007, nos observations sont assez similaires. La couverture est bien moindre et clairsemée, avec trois jours de médiatisation. Le 3 janviersont diffusés une brève, un reportage et une interview de Philippe Séguin (à l'époque président de la Cour des Comptes). La brève traite d'un rapport de la Cour des Comptes sur les dons des Français aux victimes. Le reportage suivant fait un point sur l'utilisation des dons de la Croix-Rouge. Quant à Philippe Séguin, il fait état de l'utilisation des dons : «ce dont les Français doivent être bien persuadés, la Cour des Comptes le leur dit, c'est qu'il n'y a pas eu de malhonnêteté, il n'y a pas eu de corruption ». Son but est de rassurer les Français sur le sérieux des opérations : «Nous sommes là pour garantir le bon emploi, la bonne utilisation des fonds qu'ils ont versés, nous sommes là pour ça. Nous avons d'ailleurs...euh... complété notre enquête par une enquête sur les dépenses de l'Etat pour ce tsunami, sur les dépenses des organisations internationales, de l'ONU et de ses agences spécialisées, c'est dire que les français ont en main, le rapport le plus COMPLET qui puisse exister au monde, je le dis...euh...je le dis sans fausse modestie. Il faut absolument une réflexion pour demain, de manière à ce que les choses se passent encore mieux ». Quatre mois plus tard, un reportage est diffusé le 18 mai, en vingtième position et parle du combat d'une mère française, Elizabeth Zana, fondatrice d'une association tournée vers la Thaïlande. Enfin, sept mois plus tard, c'est un sujet concernant les désormais traditionnelles cérémonies commémoratives qui est proposé le 26 décembre, en première moitié du journal à 20h11192.
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Quatre ans après l'événement, le constat est encore plus impressionnant puisque l'année 2008 ne compte qu’un jour de présence sur les écrans, en début et en fin d'année. Une brève est diffusée le 26 décembre, au sujet des commémorations, en deuxième moitié de journal, à 20h22193.
Pour la moitié de l'année 2009, qui marque la fin de notre corpus, la base de données de l'INA n'a recensé aucun sujet concernant le tsunami. Il est fort probable, en revanche, que le cinquième anniversaire de la tragédie, le 26 décembre 2009, soit l'occasion d'un retour de la couverture.
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En quatre années, quatre vingt-cinq jours de couverture sont comptabilisés, dont près de 90% sont situés avant 2006. Plus les années passent et plus l'intérêt se fait diffus. Il ne reste quasiment que les anniversaires -le 26 décembre- pour susciter l'intérêt du média. Selon nous, tout élément capable de réactiver la mémoire de l'événement peut être un facteur de réapparition dans la sphère médiatique. Au premier rang de ces facteurs figurent les dates anniversaires. Les seuls véritables temps forts auxquels nous nous « attendions » donc en entamant notre analyse étaient logiquement les anniversaires de la catastrophe, tant les commémorations ont pris une place importante dans nos sociétés. Dans un entretien paru dans Le Temps des Médias, l'historien Pierre Nora parle même de « fièvre médiatique des commémorations »194. Si, lors des quatre années suivant la catastrophe TF1 n'a jamais omis de traiter le sujet, il est indéniable que la place accordée diminue de manière significative. Ces commémorations auront-elles un poids suffisant pour trouver un espace d'exposition chaque année? Vont-elles devenir des sortes de « marronniers »195 et placer définitivement le tsunami dans la catégorie des événements dont la trace demeure indélébile dans les mémoires? Le 26 décembre 2006, le journal s'ouvre sur le second anniversaire de la tragédie, avec deux reportages d'1 minute 37 secondes chacun, consacrés aux commémorations et aux conséquences du tsunami sur la vie de pêcheurs Sri Lankais. Les deux reportages sont suivis d'une brève. Le 26 décembre 2007, un peu avant la moitié du journal, à 20h11 précisément, TF1 consacre une brève de 34 secondes aux commémorations ainsi qu'un sujet d'1 minute 23 secondes à une famille française victime du tsunami et qui décida de créer une association. Pour la quatrième année de commémoration, le 26 décembre 2008, le thème n'est abordé qu'à travers une brève, placée à 20h22, soit quasiment en fin de journal. Il s'agit d'un commentaire sur images, d'une durée de quarante secondes, ce qui correspond à une grosse brève. La mémoire du tsunami s'étiole donc avec le temps et sa visibilité aussi. Plus on s'éloigne de l'événement et moins il trouve sa place dans les grilles du journal télévisé.
Au total, le tsunami a été évoqué lors de 85 journaux télévisés de TF1, soit 85 jours (répartis entre le 26 décembre 2004 et le 26 décembre 2008). Un tableau récapitulatif (annexe 3) nous permet de résumer la place accordée par TF1 au tsunami tout au long de notre corpus. Nous y avons noté la place du premier sujet consacré au tsunami, le nombre total de sujets consacrés au thème et le nombre total de sujets dans le JT (ce qui révèle la proportion du thème dans l’ensemble du journal). Il permet de constater que pendant les premières semaines (jusque fin janvier) le tsunami apparaît toujours dans la première moitié du journal. Par la suite, la position évolue selon les périodes, mais, globalement, le thème demeure souvent positionné en première moitié du journal. La représentation du tsunami permet d’observer l’articulation entre le temps court (celui de l’expérience et du réel) et le temps long (qui s’exprime notamment dans la ritualisation de l’événement et de la mémoire). La « durée de vie » de l’événement que nous évoquons est, en tant que tel, assez courte. Il y a, d’un côté, le temps de l’événement et, de l’autre, celui du récit.
ROY, SENEJOUX et SI AMMOUR (2005), « Médias : le public a suivi », Communication CB NEWS, n°818, p.9
Eliséo VERON divise la médiatisation en trois phases : « la mise en place », le « sommet informatif » et les « discours de clôture ». VERON (1981), p.87
Sujet n°1 de Nicolas ESCOULAN, diffusé le 2 janvier 2005.
Ibid.
Lancement du sujet N°4, duplex avec Guillaume HENNETTE depuis Phuket en Thaïlande, diffusé le 2 janvier 2005.
Duplex depuis Phuket en Thaïlande avec Patrick FANDIO, le 3 janvier 2005.
Duplex de Guillaume HENNETTE, diffusé le 2 janvier 2005.
Sujet n°10 de Michel SCOTT diffusé le 3 janvier 2005.
Brève du 25 juin 2005.
Lancements des sujets diffusés les 17, 18, 20, 22, 25 et 26 décembre 2005.
Ce 26 décembre 2007, le JT dure 38 minutes 58 secondes et se termine à 20h37.
Ce 26 décembre 2008, le JT dure 36 minutes et se termine à 20h34.
DELPORTE, VEYRAT-MASSON (2005), pp.191-196. Dans cet entretien, Nora évoque la médiatisation du tsunami et le fait que la télévision misait avant tout à stimuler la compassion du spectateur.
Un « marronnier » est un événement récurrent, traité invariablement chaque année dans les journaux télévisés. Les fêtes de fin d’année ou la rentrée scolaire, par exemple, sont des marronniers.