Le « camembert » suivant montre la proportion de sujets, de brèves, d’interviews ou de directs consacrés par la chaîne au tsunami sur quatre ans et demi. Il nous indique le type de sujets privilégiés et donne une idée du type de discours produits par la chaîne ainsi que de la place que souhaite donner TF1 à l'événement :
Source : auteur
Précisons la différence entre ces différents genres journalistiques : ces genres alternés donnent du rythme au journal télévisé. Si nous envisageons cette présentation des différents sujets étudiés dans notre corpus, il faut souligner la difficulté qu’il y a à les catégoriser, comme le constate Jean-Michel Adam dans une étude sur les genres de la presse écrite à partir de plusieurs manuels de journalisme :
‘« Les définitions varient et les catégories se chevauchent. Cette complexité et les différences s’expliquent par les croisements de critères qui vont des choix stylistiques microlinguistiques aux intentions communicatives, en passant par la position énonciative du locuteur et le contenu des articles » 196. ’Le linguiste articule les genres journalistiques à la notion de proximité. Aucun de ces genres n’est neutre dans la mesure où il révèle non seulement le positionnement du média mais surtout son identité. La connaissance des genres donnent une indication sur la manière d’informer de TF1.
Selon Ernst-Ulrich Grosse199, les genres journalistiques déterminent la langue utilisée, l’identité du journal et la structure d’un texte. Dans notre corpus de 443 sujets, il y a beaucoup plus de reportages (313) que de brèves (98) qui viennent, en règle générale, donner un complément d’information ou conclure un sujet. Ces brèves sont présentées par le présentateur en plateau ou par les journalistes de la rédaction. Elles peuvent être accompagnées ou non d’images200 (67 sont en images et 31 sans images) et sont relativement éparpillées sur la période de notre corpus. L'ensemble des genres indiquent la prise de position de TF1 et traduit l'image que la chaîne renvoie d'un événement qui illustre la notion de crise. L'importance numérique des reportages indique que le tsunami est un moment de bouleversement. Toutefois, ces sujets reviennent bien souvent sur les mêmes thèmes ; nous informant sur les évolutions journalières en faisant le point sur les bilans humains ou en abordant des points précis liés à la politique ou à l'économie. Les brèves ont la part belle dans les années qui suivent la tragédie. Plus de 70% des sujets consacrés au tsunami sont donc des reportages dont la visée est de fournir des informations factuelles et d'analyser les données en fonction d'éléments annexes. Les interviews, elles, permettent les témoignages de nombreux acteurs, d'intervenants extérieurs censés varier les points de vue et appuyer le discours des journalistes. Elles permettent de présenter les acteurs et de montrer leur implication. Quant aux directs (2) sur le plateau, ils sont rares, et font intervenir des politiques ou des personnalités françaises. Les directs avec les envoyés spéciaux, eux, sont beaucoup plus nombreux (30). Ils humanisent la couverture autant qu'ils permettent d'ancrer celle-ci dans un présent immédiat. C'est ainsi que la rédaction y a recours en majorité dans les premiers jours, dès le 26 décembre 2004201, le dernier duplex de notre corpus est réalisé le 26 décembre 2005, soit un an jour pour jour après la catastrophe. Généralement, ces duplex viennent conclure un reportage commenté par le journaliste qui est en direct. Ils montrent la présence du média partout dans le monde et illustrent la place de la communication et de l’échange dans l’information.
Les thématiques abordées par TF1 sont caractérisées par des images et par un lexique précis que nous souhaitons définir et analyser. C'est après le visionnage complet des sujets que nous avons pu dégager des thèmes généraux traités de manière récurrente par la chaîne. Nous nous sommes cantonnée aux thématiques les plus fréquentes car elles nous permettent de voir la position de TF1 au fil de la couverture. Elles posent également la question d'un journalisme du sensationnel et de l'existence d'un véritable engagement. Le sensationnalisme est lié à la dramatisation. Il peut être lié à la nature même de l’événement. Ici, le tsunami était inattendu et presque nouveau pour les spectateurs. Ses conséquences étaient nombreuses et on ne savait pas véritablement quel impact chacune d’entre elle aurait. D’autre part, la représentation faite par TF1, représentation anxiogène, met en œuvre une sémiotique de la crise, faite de confusion, de violence et d’urgence. « Ces quatre éléments – rupture, conflit, violence, mort – sont les composantes du sensationnalisme au sens précis, c’est à dire coefficient de dramatisation de l’information […] »202. L’approche sensationnaliste a à voir avec l’émotion, elle véhicule l’idée d’éphémère qui, de fait, s’oppose à l’engagement. Lorsqu'une catastrophe survient, elle fournit aux journalistes de quoi parler sans avoir à véritablement enquêter, il « suffit » d'observer l'environnement pour rapporter ce que l'on voit. L'analyse du tsunami est en ce sens inédite qu'elle voit converger une multitude d'interrogations qui ont pris corps au fil des siècles avec l'évolution des sociétés et l'apparition de nouveaux enjeux. Ces enjeux s’expriment dans les thèmes abordés par la chaîne.
En observant les reportages de TF1, on constate que dans une majorité des sujets, de nombreuses thématiques s'entrecroisent. Cela s'explique en partie parce qu'ils sont plus longs que la moyenne des reportages diffusés dans un JT « normal » et qu'ils permettent aux journalistes de développer leur propos, de faire de leur discours un discours polyphonique. Nous aborderons ce point en deuxième partie.
Quelle est d'ailleurs la durée moyenne des sujets de TF1 ? La plupart des longs reportages sont diffusés dans les premiers jours après la catastrophe. Dès la première semaine suivant l'événement, autour du 1er janvier 2005, les durées retrouvent une longueur plus ordinaire, soit environ 1 minute 30 secondes. Sans compter la durée du lancement des présentateurs, la durée maximale d'un sujet est de 4 minutes 27 secondes avec un reportage diffusé le 30 juin 2005 et consacré aux difficile travail des organisations humanitaires basées au Sri Lanka, en raison de la situation politique locale. Six mois après la catastrophe, ce sujet situé en deuxième partie de journal propose un point précis sur une question importante qui est celle de l'action mise en œuvre en faveur des victimes. Du côté des entretiens en plateau, quelques longues interviews ont été observées : celle de Bernadette Chirac, épouse du président de la République de l'époque, d'une durée de 4 minutes 46 secondes, diffusée le 17 janvier 2005. Une autre de 3 minutes 37 secondes avec une interview de Philippe Séguin, alors premier président de la Cour des Comptes, faisant un point sur l'utilisation des dons envoyés aux associations humanitaires venues en aide aux victimes du tsunami. Celle-ci est diffusée le 3 janvier 2007, trois ans après la catastrophe. L’importance accordée à ces interviews, qui parlent, toutes deux, d’argent et de solidarité est intéressante. Un journal télévisé dure en moyenne entre trente et quarante minutes, ce qui permet de proposer vingt, vingt-cinq voire trente sujets par édition. Chaque jour, les sujets se renouvellent, ce qui laisse finalement peu de place et de temps, pour des réflexions de fond. Priorité est donc donnée à l'information factuelle. Les sujets les plus longs durent jusqu'à plus de 4 minutes. C'est le cas d'un sujet d'Olivier Santicchi diffusé le 30 juin 2006 et traitant du difficile travail des organisations humanitaires au Sri Lanka, car elles se heurtent à la situation politique difficile du pays divisé entre zone tamoule et zone gouvernementale.
A côté de ces sujets, il ne faut pas oublier les propos de lancement des présentateurs. Ils permettent de structurer le journal en le ponctuant par des interventions du présentateur. Sortes d'introductions, ou de conclusions (on parle alors de « pied » du sujet), ils ont une véritable valeur informative car ils donnent les cadres spatio-temporels du sujet dont ils présentent également la nature. Ils permettent à TF1 de montrer son implication et le fait qu'elle suive l'évolution de la situation. Lorsque l'événement s'éloigne dans le temps, ils donnent aussi quelques points de référence grâce auxquels le spectateur pourra faire appel à sa mémoire, à son savoir et à son imaginaire pour rétablir un lien. L’on observe donc aisément la construction d’une histoire télévisuelle du tsunami.
A titre de comparaison, voici ce que nous qualifions de durée de vie médiatique203 d’autres catastrophes majeures survenues un peu partout dans le monde, dans une période relativement proche. L'explosion de l'usine AZF à Toulouse en septembre 2001, dix jours après les attentats du 11 septembre, a provoqué une vague d'émotion dans toute la France. Près de huit ans plus tard, le thème trouve toujours une part d'exposition dans le journal de TF1. Au total, près de 209 sujets y ont été consacrés. C'est deux fois mois que le tsunami, survenu trois ans plus tard. En revanche, l'ouragan Katrina n'a pas eu autant d'écho puisque127 sujets ont traité la catastrophe américaine, sur une période de deux ans.
Evénement | Date | 1 er sujet diffusé le | Dernier sujet diffusé le | Nombre de sujets |
Explosion AZF France |
21 septembre 2001 | 21 septembre 2001 | 27 février 2009 | 209 |
Tsunami Asie du Sud-Est |
26 décembre 2004 | 26 décembre 2004 | 26 décembre 2008 | 443 |
Ouragan Katrina Etats-Unis |
27 août 2005 | 27 août 2005 | 29 août 2007 | 127 |
Sources : auteur. Tableau établi à partir de la base de données « hyperbase » de l'INA
Il faut noter que les catastrophes sont l'un des thèmes les plus fréquents dans les sujets de JT (sur TF1 ou d’autres chaînes)204, ce qui révèle leur importance au sein d'une société dominée par la peur face à des menaces multiples. C'est un thème dont les spectateurs sont demandeurs et les journalistes, poussés par les contraintes d'audience, ne font que répondre à ces attentes. C'est peut-être aussi pourquoi ces reportages font généralement l'ouverture des journaux, au même titre que la Une des quotidiens : cela fait vendre. Mais au-delà des questions purement économiques, cette prééminence révèle une idéologie propre à la chaîne, un imaginaire politique : une véritable culture de la catastrophe ancrée dans la tradition de TF1. Hors des frontières françaises, aux États-Unis par exemple, le tsunami est « resté en tête des nouvelles couvertes par les journaux télévisés des trois grandes chaînes américaines pendant trois semaines […] il était encore dans les dix premières places après six semaines»205. Plus largement, ce sont aussi les faits divers, « faits qui ne sont ni politiques, ni culturels, ni économiques »206, qui trouvent une place importante dans la ligne éditoriale des médias : journaux télévisés ou papiers, presse « people ». Le colloque international « Le fait divers dans tous ses états »207, tenu à Lyon les 23 et 24 mars 2006, montre comment le fait divers a acquis une importance majeure dans la presse et dans les fictions. Cette prégnance s’est en partie construite autour de l’élaboration de la figure du monstre (ou du Mal) qui joue sur les notions de moralité et d’émotion.
Le séisme, suivi du tsunami en Asie du Sud-Est, passe entre les « mains » du média et des journalistes pour être conditionné selon leurs identités politiques, culturelles et idéologiques. Ce n’est qu’alors qu’il devient l’événement proposé au lecteur : un fait que l’on peut expliquer, retracer, interpréter. La rupture provoquée par une situation comme celle-ci est telle que le média se doit de mettre des mots dessus en s’appuyant sur les sources disponibles et sur ses propres références. Dès les premières heures, la chaîne concentre son attention sur le tsunami, multipliant les sujets et augmentant le temps consacré au sein de son JT. La multiplication des sujets et des angles d’approche semble traduire, au départ, la confusion régnant en Asie et, par extension, dans la rédaction de TF1.
ADAM (Jean-Michel) (1997), « Unités rédactionnelles et genres discursifs : cadre général pour la presse écrite », Pratiques, n°94, p.11
MANIER (2003), p.43
Ibid, p.69
Ernst-Ulrich GROSSE, « Evolution et typologie des genres journalistiques », Semen 13, Genres de la presse écrite et analyse de discours, 2001, [En ligne], mis en ligne le 30 avril 2007. URL : http://semen.revues.org/document2615.html. Consulté le 14 avril 2009
On parle de « OFF » lorsqu’il s’agit d’une brève en images.
Duplex n°6 de Michèle FINES, diffusé le 26 décembre 2004.
AWAD (Gloria) (1995), p.202.
En nombre de reportages qui sont consacrés au thème et en nombre de jours où il est abordé par le JTde 20h de TF1.
D’après les données de l’INA stat, « En 2008, près de 10% des sujets des éditions du soir de TF1, F2, F3, Arte, Cana+ et M6, étaient consacrés aux catastrophes et aux faits divers, soit 3159 sujets –une moyenne de plus de 8 sujets par jour- bien plus que la part réservée à la politique (2111 sujets) ou à la culture et aux loisirs (2576 sujets) ». De plus, toujours en 2008, « les catastrophes naturelles –séismes, cyclones, éruptions volcaniques, tornades, inondations….- sont, avec une part de 64,5% de l’ensemble, largement plus exposées que les catastrophes liées aux activités humaines (35,5%) ». Extrait de INA stat, « Catastrophes et faits divers, drames dans les JT », Le baromètre thématique des journaux télévisés, n°13, juin 2009. Ina stat est un outil d’analyse des JT. 14 rubriques permettent de classer les sujets diffusés par les cinq principales chaînes de télévision en France. www.ina.fr
DUFLO (2005), « l'aide au prorata des médias», Rebonds, p.41. http://www.communicationsansfrontieres.net/documents/Rebonds_Aide%20au%20prorata%20des%20m%E9dias_E %20Duflo_nov2005.pdf. Esther DUFLO est professeur au Massachusets Institute of Technology (MIT).
LAMIZET (mars 2008), « Sémiotique du fait divers » in « Fictions et figures du monstre », Médias et Culture, L’Harmattan, Paris, p.91
ESQUENAZI (sous la direction de), « Fictions et figures du monstre », IEP et Médias et Culture, Mars 2008, L’Harmattan, Paris, 142p. Le colloque était organisé par les équipes de recherche Médias&Identités (Université Lyon II) et ERSICOM (Université Lyon III).