3.5 Les journalistes de TF1 : un médiateur omniprésent

La rédaction de TF1 est mobilisée sur la question du tsunami et la chaîne met largement en scène sa fonction de médiateur, c'est-à-dire de transmetteur de l’information et de lieu de débat. Cette médiation se scinde en de nombreuses fonctions : une fonction de sélection des informations qui paraissent importantes à la chaîne, une fonction mémorielle puisque la chaîne engendre une mémoire du tsunami, une fonction d’élaboration des représentations. Dans son analyse sur les mises en scènes visuelles de plusieurs chaînes de télévision, Jean-Claude Soulages avait déjà souligné cet aspect de l’identité du média : « Le journal de TF1 porte ainsi les traces d’une stratégie de discours dont l’orientation est axée sur la mise en avant de la performance de la chaîne, mais aussi simultanément de l’affichage de la proximité du médiateur pour les préoccupations supposées de son public »208. Afficher la présence de nombreux correspondants à l'étranger exprime la puissance du média et son engagement en tant que médiateur. Nous avons ainsi recensé les noms des journalistes dont les interventions sont les plus fréquentes, ceux qui sont mis en avant par la chaîne209. Notre fichier nous permet de comptabiliser le nombre d’interventions de chacun. Dans le cadre des reportages, il arrive que les journalistes apparaissent à l'écran, pour conclure leur sujet. Ils sont alors filmés en plan d'ensemble ou en plan moyen et en situation, c'est à dire sur les lieux. Les journalistes sont montrés et se présentent dans toutes leurs démarches et la difficulté de leur travail dans de telles circonstances. L'utilisation des pronoms « nous », du « on » donne le sentiment d'une communauté réunie autour de l'événement. Le média propose de réfléchir sur le tsunami selon sa propre interprétation. On fait concorder la réflexion du spectateur en tant qu'acteur imaginaire (solidarité) et pour cela, les présentateurs et les journalistes n’hésitent pas à rendre leur discours un peu plus personnel. Par ailleurs, lorsqu’ils sont filmés, notamment à la fin de leur reportage, les journalistes apparaissent souvent à l’écran sans que leur micro ne soit visible210. De fait, ils donnent le sentiment de se fondre un peu plus dans le décor qui les entoure, puisque l’élément de médiation qu’est le micro (il permet au journaliste de transmettre son information) disparaît. En donnant l’illusion de se dévoiler plus, ils donnent au spectateur le sentiment d’appartenir à une communauté, d’être concerné par la catastrophe : «Nous avons tous été bouleversés par les images que nous avons reçues ici ces dernières heures »211. Le pronom personnel (« nous ») donne ici cette impression d’appartenance à une communauté. Cette implication passe également par quelques changements dans les codes habituels de la chaîne. Ainsi, le 3 janvier 2005, alors qu'une émission spéciale intitulée « Solidarité Asie »212 est prévue juste après le journal, le présentateur Patrick Poivre d'Arvor précise que : «Et si nous avons décidé de nous installer ce soir dans ce studio ultra moderne qui sera celui de LCI dans quelques jours, c'est que nous avons décidé de mobiliser toutes nos forces pour aider ces sinistrés, ces sans abri, ces gens dont la vie a été fracassée par le tsunami meurtrier au lendemain de Noël »213. Cette remarque d’autosatisfaction de la part du présentateur paraît assez décalée étant donné la dimension tragique du tsunami. Le spectateur se trouve donc plongé dans un cadre différent, avec des personnalités issues de la sphère associative, politique ou culturelle, suggérant une couverture particulière de l'événement. Ce plateau permet de manifester la puissance et la richesse du média. La catastrophe devient donc un moyen d’exprimer le pouvoir de TF1, à travers les témoignages, les réactions des Français ou bien les bilans sur les dons financiers. Les médias influencent inévitablement l’action de solidarité internationale dans le sens de l’emphase empathique. Les journalistes participent à l'élaboration d'une émotion collective notamment lorsque TF1 affiche à l'écran un logo où est inscrit « solidarité Asie » : «le terme de solidarité n'est pas purement compassionnel, il est politique. Lorsque Bush annonce la création d'une force spéciale, c'est de la solidarité, mais c'est surtout un acte politique fort. Nous, c'est pareil ! Plus la puissance des médias s'accentue, plus nous participons à un vrai phénomène de mondialisation de la solidarité »214. Trois registres de discours émanent des journalistes : un discours sur l’événement, un discours politique (en fait le relai « neutre » du discours des acteurs politiques) et un discours axé sur les sentiments. Le discours médiatique rassure le spectateur en lui disant que la tragédie est lointaine, qu'il n'est pas directement menacé. L’instauration d’une distanciation distingue justement les deux registres de discours (d’information et de sentiments) du journaliste. D’autre part, elle est en contradiction avec l’idée d’implication et de sensationnel qui s’articule à l’émotion. Le média s’inscrirait donc dans une tension permanente entre le sensationnalisme, le recours à un discours de l’émotion et la distanciation qui rappelle au spectateur que l’événement est lointain. Le média invite l'opinion à s'engager, bien que cet engagement ne soit qu'imaginaire, à travers la diffusion d'images redondantes de mort et de désolation. La rhétorique des médias consiste donc dans une tension imaginaire entre émotion et distanciation de l’analyse et de l’information. A travers les médias, le spectateur se représente un événement et se situe donc par rapport à lui. C’est une façon imaginaire de le vivre, d’en faire partie et de s'inscrire dans l'espace public. C’est aussi une manière d’intégrer l’événement à notre vie, notre culture, notre histoire.

L’équipe de TF1 s’articule donc, en partie, autour de cinq présentateurs en plateau (PatrickPoivre d'Arvor, Harry Roselmack, Claire Chazal, Laurence Ferrari et Thomas Hugues), d’une équipe de journalistes « déployés ou dépêchés » sur place et basés à un endroit précis pendant toute la durée de la couverture. C'est une sorte de structure tripartite d’échange de l’information où TF1 donne souvent « rendez-vous » pour la suite de la couverture de l’événement, comme dans une émission à grand spectacle. Lors des lancements de reportages, les présentateurs citent les noms des journalistes ainsi que le lieu où ils se trouvent et élaborent ainsi un métalangage. Face à cette structure, le spectateur regarde l’information comme on regarde un spectacle au lieu de la lire, ce qui finalement, l’impliquerait davantage. Les journalistes sont donc détachés en des points précis et finissent par établir une sorte de lien avec leur lieu de travail. A l’écran, en infographie, TF1 met la photo d’identité du journaliste sur le pays où il est détaché : un journaliste (et son équipe) pour un pays.

Figure 27
Figure 27

20:02:57:06

Au delà de la nécessité d'identifier les journalistes, cela donne aussi à voir l’étendue et la puissance de la catastrophe qui touche de nombreux états. Son rôle de médiateur face à un événement violent est mis en scène.

‘« Nos équipes se sont déployées un peu partout pour témoigner des souffrances de ces peuples, que ce soit en Indonésie avec Nicolas Escoulan, au Sri Lanka avec Mathieu Benoist, à Phuket avec Anthony Dufour, à Bangkok avec Guillaume Hennette, dans les Maldives avec Eric Bourbotte ou en Inde avec Michèle Fines qui est en train d'arriver»215.’

Ici, sont cités les pays les plus touchés en particulier l’Indonésie, L'Inde, la Thaïlande et le Sri Lanka dont nous avons parlé en première partie. La présence des correspondants se mesure aussi à la multiplication des duplex sur le terrain. L’implication des journalistes est un point intéressant à observer dans la mesure où le média doit s’adapter à la situation de catastrophe. Patrick Poivre D’Arvor le dit lui-même :

‘« Vous avez bien compris que les journalistes sont hélas habitués aux catastrophes mais nous n'avons JAMAIS vu ça de notre vie»216.’

Cette phrase et l’insistance dans le ton, sur le terme « jamais » sont révélatrices d’une implication qui veut se présenter comme plus importante que d’habitude. Le médiateur donne son sentiment et associe le spectateur (« nous ») à l'événement qu'il décrypte. Les tons et les mots utilisés dans les discours tout au long de la couverture sont aussi évocateurs. La répétition de l’expression « on vous l’a dit » semble marquer une volonté de montrer que l’on est impliqué et que l’on ne laisse échapper aucune information. Elle marque également la continuité du discours des journalistes et du présentateur.

Le lien entre journalistes et présentateurs s'établit par ailleurs dans la mise en scènevisuelle des duplex, c'est à dire des directs effectués entre TF1, à Paris, et les envoyés spéciaux répartis dans les zones touchées. Ces duplex permettent de montrer les prodiges dont est capable une chaîne de télévision. Lorsque le direct commence, la mise en scène est bien particulière. En voici un exemple extrait d'un duplex effectué le 1er janvier 2005 depuis la ville d'Hambantota au Sri Lanka :

Figure 28
Figure 28

20:04:21:14

Nous voyons que l'écran est divisé en trois parties, selon trois cadres. Cet effet porte le nom de split screen, on le retrouve d'ailleurs très souvent dans les fictions217. Plusieurs configurations sont possibles : l’écran peut être divisé en deux, trois, quatre, voire seize cadres. L’information est en quelque sorte morcelée, ce qui morcèle d’ailleurs le spectateur. Sur la gauche, le cadre le plus grand, qui s'étale sur environ deux tiers de l'image, est celui réservé à la présentatrice Laurence Ferrari. C'est un peu elle qui mène le direct en posant la plupart du temps la question permettant au correspondant de fournir des informations. Dans ce cas en l'occurrence, elle commence la conversation ainsi : « Alors Michel Scott vous êtes toujours dans la région d’Hambantota, de quoi la population a-t-elle le plus besoin sur place ? ». Sur le tiers restant, se trouve, en haut à droite, le correspondant Michel Scott. En bas à droite, on aperçoit une carte du Sri Lanka et entre les deux, un synthé218 où est inscrit le nom de la ville d'où est énoncé le direct, à savoir Hambantota. Cette segmentation de l'écran rappelle la disposition des informations dans la presse écrite. L'effet recherché par cette division est la double simultanéité à la fois spatiale et temporelle : il s'agit d'une part de mettre en scène la simultanéité des actions présentées dans chaque cadre et de faire en sorte que le spectateur se sente inscrit dans le présent de l'événement. D'autre part, il s'agit de présenter à l'écran deux espaces géographiques lointains en les mettant en relation. Le morcellement renforce l’idée de distanciation qui rappelle au spectateur qu’il est extérieur à l’événement. Pendant ce direct, la présentation évolue. Un autre plan (figure 29) se focalise sur le correspondant Michel Scott alors que lui seul s'exprime. Un troisième plan divise l'écran en deux : à gauche se trouve le journaliste et à droite des images de la catastrophe. Il y a un contraste entre le cadre filmé de nuit, correspondant au direct, et l'autre filmé de jour. Ce second cadre est par ailleurs plus grand : TF1 laisse plus de place aux images qui défilent. Ce jeu sur deux temporalités renforce la notion de direct.

Figure 29
Figure 29

20:04:27:95

Figure 30
Figure 30

20:04:49:90

Figure 31
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20:04:58:23

Il y a donc morcellement de l’écran lors de ces directs et de fait, morcellement du spectateur. Les personnages qu’il voit pendant ces duplex sont eux-mêmes comme « coupés en morceaux ». Il y a ici l’expression d’un clivage identitaire qui fonde le tsunami. Cette présentation est propre à TF1, même si la technique de l’écran divisé est répandue dans toutes les chaînes d’information, et elle est révélatrice de l'identité du média. Or cette identité est ce qui rend la chaîne unique par rapport à une autre.

Notes
208.

SOULAGES (1999), p.197

209.

Mathieu Benoist au Sri Lanka. Eric Bourbotte aux Maldives Anthony Dufour, à Phuket (Thaïlande). Nicolas Escoulan en Indonésie. Michèle Fines en Inde. Guillaume Hennette à Bangkok (Thaïlande).

210.

Parfois c’est l’inverse. Le micro est visible, le micro qui symbolise l’élément qui transmet la voix du journaliste, la vois qui lui permet de s’exprimer. C’est plus largement la voix du média qui s’exprime via ce micro.

211.

Lancement du sujet n°2 par Patrick Poivre D’Arvor le 29 décembre 2004.

212.

Il s'agit de la première émission spéciale diffusée sur les chaînes françaises. Elle aurait été suivie par 8,5 millions de téléspectateur. Un score quasiment atteint par une autre émission spéciale de la chaîne « Qui veut gagner des millions? », avec 8,15 millions de téléspectateur. ROY (Frédéric), SENEJOUX (Richard) et SI AMMOUR (Didier), «Médias : le public a suivi », op.cit.

213.

Ouverture du JT du 3 janvier 2005 par Patrick Poivre d'Arvor.

214.

Robert NAMIAS, directeur de l'information de TF1, extrait d'un dossier d'Hélène MARZOLF et Weronika ZARACHOWICZ, « Les JT français en question », Télérama, n°2870, 12 janvier 2005, p.8.

215.

Sujet n°3 de Cyril AUFFRET, diffusé le 27 décembre 2004.

216.

Lancement du duplex par Patrick Poivre D’Arvor le 30 décembre 2004.

217.

C’est le cas par exemple du documentaire « 11’09’01 – september 11 », sorti en 2002. Il s’agit d’une série de 11 courts métrages proposant leur vision des attentats terroristes. C’est également le cas du film « L’affaire Thomas Crown » de Norman Jewison, sorti en 1968.

218.

Un synthé est une sorte de sous-titre qui accompagne le sujet. Ce sont de petites informations écrites diffusées en surimpressions des images. Il peut donner le nom, le prénom, la fonction d'une personne ou bien le nom d'une ville, d'un pays, d'une organisation...