L'émotion suscitée par le tsunami a paru selon la construction médiatique de TF1, comme intense et génératrice d'une solidarité inattendue, « Jamais sans doute une catastrophe naturelle n'aura provoqué un tel élan de solidarité »282. Les termes : « plus, tous » sont très souvent utilisés. Les journalistes Pierre Grange et Anne-Claire Coudray parlent d'un « vaste mouvement de solidarité »283, d'un « élan de générosité »284 allant même jusqu'à décrire cette mobilisation comme « L'aide humanitaire, la plus importante de toute l'histoire »285. L'implication est assimilée à de la « compassion » et l'intensité de la couverture par les médias n'y est d'ailleurs pas étrangère, la pression symbolique au don et à l'action politique est sous-jacente. Mais d'autres facteurs ont ajouté à ce sentiment d'injustice généralisé : le tsunami a marqué les esprits par sa rareté, sa violence et la présence de nombreux touristes occidentaux sur les lieux du drame. Toutefois, pour Dominique Wolton, « si les médias sont aujourd’hui un accélérateur de conscience critique et de mobilisation, ils ne suffisent pas à créer la conscience. Il faut qu’il y ait préalablement une volonté de savoir et d’agir. Si le monde s’est mobilisé ainsi, c’est d’abord parce qu’existe une volonté de don, de générosité, de militantisme »286. Cette solidarité inattendue -des moyens financiers et humains colossaux ont ainsi été mobilisés partout dans le monde- ne s'est donc pas manifestée ex-nihilo. À l'origine de ce mouvement se trouve l'intention personnelle de chacun, plus ou moins déterminée par des codes moraux et éthiques, voire religieux, et l'espoir d'un résultat. Toutefois, TF1 n’inscrit pas forcément cette solidarité dans une logique politique puisqu’il s’agit de permettre au spectateur de s’identifier aux sujets singuliers présentés, ce qui implique qu’il n’y a aucune prise de distance et donc aucune réflexion critique possible.
Ainsi, ce vaste mouvement suscite t-il de nombreuses interrogations quant à ses raisons profondes. Pourquoi le tsunami en particulier génère t-il une telle émotion alors que les catastrophes sont quasiment devenues un élément familier du quotidien ? Les intérêts géopolitiques des États n'ont-ils pas une grande influence ? Ces questions ne trouvent pas forcément de réponse dans le discours de la chaîne, ou plutôt pas de réponse clairement affichée. Dans le cadre du tsunami, des personnes du monde entier se sont mobilisées de la même manière pour venir en aide aux victimes et leur permettre de sortir d'une situation de crise. Ces personnes sont de nationalités, de cultures, de religions différentes. Elles vivent loin des zones touchées. Il semble que les médias aient favorisé cet élan de solidarité morale, cette mobilisation, et réveillé le sentiment qu'une communauté mondiale demeure un espoir pour beaucoup. Les récits de comportements exemplaires de la part de la population, notamment de solidarité et d'entraide, constituent également une stratégie de l'émotion pour la chaîne. C'est moralement une entreprise louable que de soutenir un voisin, de partager son repas ou de lui offrir un vêtement : « "Je n'ai même pas une chemise à moi. Les gens m'en ont donné une. Et un sari à ma femme" »287. Pour susciter l'émotion qui engendre une mobilisation, les médias donnent le sentiment au spectateur d'être acteur de l'événement.
Les trois plans suivants renforcent les chiffres cités par la chaîne dans la mesure où ils présentent des scènes de solidarité où des personnes du monde entier se recueillent, avec des bougies et des fleurs. Le premier plan (figure 49) est filmé en plongée, de manière à montrer la masse de personnes regroupées. Chaque personne tient une bougie allumée qui représente les victimes de la catastrophe. On ne distingue pas les individus, il y a comme une impression d’unité, d’union dans la douleur.
20:00:46:31
Le second plan se focalise sur un homme. Autour de lui se trouvent d’autres personnes, également assises ou accroupies. Les yeux du jeune homme sont fermés, son visage dirigé vers le sol, il est en train de prier en tenant une fleur blanche et une bougie dans ses deux mains jointes. Comme l’indique le bandeau rouge en haut de l’écran, cet homme se trouve à Phuket en Thaïlande, lieu où sont morts un grand nombre de touristes.
20:00:49:61
Le troisième plan (figure 51) filme des personnes de profil, ce qui permet de filmer les fleurs et les bougies en longueur. Cela donne une sorte de profondeur, comme si ces objets étaient disposés sur une longue étendue. Les visages sont tous dirigés vers le sol pour disposer ces fleurs et bougies. C’est un moment de recueillement commun.
20:01:05:41
Les premières informations fournies quant à la solidarité concernent les sommes promises (par les États, les organisations internationales ou les ONG), les montants effectivement récoltés et la nécessité de faire cesser l’afflux de dons. Nous sommes là face à une première rhétorique du chiffre de la part de TF1, qui concerne des montants financiers. La seconde rhétorique du chiffre concerne le nombre de victimes, nous aborderons ce point plus tard. Dès le premier jour, l'argent est au cœur de la représentation, sous trois aspects : 1) la solidarité des Etats. 2) la solidarité des particuliers. 3) La solidarité des médias.
‘« Les 25 pays et organisations humanitaires ont promis de donner de l'argent, beaucoup d'argent. Plus de quatre milliards, provenant, de dons privés et d'aides gouvernementales. Des promesses qu'il faudra concrétiser pendant, cinq à dix ans. L'Australie, est la plus généreuse, suivie de l'Allemagne, de l'Union Européenne, des États-Unis, et de la France»288. ’Ce discours emprunte le lexique du don (« don, donner, aide ») et la thématique financière («argent »). Il articule les promesses au temps long (« cinq à dix ans »). La mise en scène passe notamment pas les infographies grâce auxquelles TF1 peut condenser lesinformations chiffrées fournies et souligner le caractère informatif de son discours. Elles sont présentées sous forme de tableaux : c’est une rhétorique de la mesure et du chiffre qui entend faire un bilan et mesurer la catastrophe (l’infographie vient d’ailleurs insister sur le discours du journaliste). D’autre part, les chiffres permettent de comparer l’action des pays donateurs, notamment en étant associés à des termes qui qualifient l’action (« généreuse, promesse »). Voici deux infographies diffusées le 29 décembre 2004. Les couleurs dominantes sont le blanc, le bleu et le rouge. C'est sur fond rouge que les chiffres sont inscrits, par ordre décroissant, afin de mieux les mettre en avant. D’un côté, les sommes sont exprimées en dollars et de l’autre, en euros. La somme récoltée par l’Union Européenne est affichée en dollars, comme s’il s’agissait de la mettre sur un même pied d’égalité que le Japon ou les Etats-Unis. Six pays apparaissent, parmi lesquels certaines des plus grandes puissances mondiales. En fait, seuls des pays riches sont cités, comme si eux seuls, pouvaient finalement participer à la solidarité financière.
20:34:50:08
20:34:59:89
A ce moment là, il ne s'agit encore que de « promesses » (« promis, prévus ») et, d'après le rapport du tableau suivant, l'aide réelle aurait été légèrement différente, reléguant l'Australie à la deuxième position des pays les plus généreux, derrière l'Allemagne.
Date du sujet | Pays concerné |
Somme annoncée
(€ ou $) |
26 décembre 2004 | U.E | 3 millions d'€ (prévus) |
29 décembre 2004 | Japon USA Australie France |
39 millions de $ (promis) 35 millions de $ (promis) 27 millions de $ (promis) 15 millions d'€ |
30 décembre 2004 | France ONU |
22 millions d'€ 500 millions de $ (promis) |
31 décembre 2004
|
Royaume-Uni Suède Chine France USA |
70,5 millions d'€ 55 millions d'€ 46 millions d'€ 40 millions d'€ 350millions d’€ |
4 janvier 2005 | France | 100 millions d'€ |
5 janvier 2005 | Allemagne ONU |
500 millions d'€ 3 à 4 milliards d’€ |
11 janvier 2005 | ONU | 717 millions de $ |
Source : auteur
Chaque jour, l'aide promise par les Etats est mise en avant par la chaîne avec la citation de nouveaux chiffres qui permettent d’évaluer l’événement et de le situer par rapport à d’autres. Dès le 26 décembre 2004, les premières sommes font leur apparition. Il s'agit des dons à destination des associations françaises : « La Croix-Rouge dont vous parliez a lancé un appel pour récolter 5 millions d'€ à destination des sinistrés. Le Secours Catholique a déjà débloqué 100 000€ et lui aussi a lancé un appel aux dons »289. L'emploi du passé confirme le fait que les récoltes ont déjà commencé et permet d’évoquer des sommes déjà importantes. La répétition de l'expression « lancé un appel » souligne la volonté d'établir un lien de communication entre ces associations et les donateurs. Trois jours plus tard, le 29 décembre 2004, les chiffres à l'échelle internationale sont précisés : «On en est à plus d'1 milliard d'€ débloqué par les organisations internationales et par chaque pays »290. Il y a l’idée d’une évolution, d’une course à la quête d’argent à travers l’emploi de « on en est à ». La rhétorique des chiffres propose une gradation qui mesure l’événement presque quotidiennement tout en montrant que la chaîne est attentive aux moindres évolutions de ces promesses de dons. Trois jours après la catastrophe, un premier palier a été atteint. A chaque évocation des sommes récoltées, la chaîne donne des chiffres ronds qui sont nuancés avec l’adverbe « plus ». Cette politique du chiffre concerne également la France qui participe à cette levée de fonds : «Jean-Pierre Raffarin [premier ministre de l’époque] a annoncé de son côté que la France débloquait 15 millions d'€ à l'aide internationale »291. Il est intéressant de remarquer ici que le journaliste évoque une forme de mouvement des fonds français vers les fonds internationaux, comme s’ils étaient avant tout destinés à se comparer et à se cumuler aux autres collectes. Il y aurait donc une forme de rivalité, de concurrence entre pays (comme il existe une concurrence sportive exprimée par les compétitions internationales par exemple). La stratégie des chiffres fait évoluer les sommes de jour en jour. Ainsi, le lendemain, 30 décembre, le gouvernement revoit sa promesse à la hausse : « Jean-Pierre Raffarin a décidé aujourd'hui, de doubler le montant de l'aide française pour la porter à plus de 40 millions d'€»292. La distribution de ces sommes est d'ailleurs plus amplement détaillée : « Puis le premier ministre précise l'aide financière d'urgence à l'Asie du sud est soit en tout un peu plus de 22 millions d'€. 15 millions destinés aux organisations non-gouvernementales. 5,6 millions d'€ dans le cadre de l'aide européenne et 1 million et demi pour l'aide humanitaire directe. Et à l'initiative de l'État, la France se dit prête à mettre la même somme, soit 20 millions d'€ ». La pression se fait-elle plus grande sur les pays riches ? Il semble que oui car rapidement, la surenchère est de mise : «C'est l'ONU, bien sûr qui fourni le maximum d'efforts. Kofi Annan a déclaré aujourd'hui, que 500 millions de dollars, c'est dire à peu près la même chose en…en euros ont été promis, pour venir en aide aux dizaines de milliers de sinistrés»293. Presque une semaine après la catastrophe, la chaîne souligne la rapidité avec laquelle l'argent se collecte : «en quelques jours les organisations humanitaires, ont déjà pu récolter 10 millions d'€. 5 millions envoyés à la Croix-Rouge, 2 millions au Secours Catholique, plus d'un million à l'UNICEF et 650 € versés à Action Contre la Faim »294. Cette rapidité est observable dans le monde entier : «A titre d'exemple en 5 jours, le Royaume-Uni a triplé son aide pour atteindre 70,5 millions d'€. La Suède, elle, versera 55 millions d'€. La Chine 46 et la France 40. Aux États-Unis, la situation est un peu plus confuse, George Bush a d'abord annoncé une aide de 15 millions d'€, puis sous la pression à la fois de son opinion et de la communauté internationale a promis d'en verser 26 ce soir. Le chiffre est encore très fortement revu à la hausse. 350 millions de dollars soit 270 millions d'€ »295. On assiste ici à une forme d’évaluation du politique par le chiffre. La représentation symbolique des sommes récoltées fait de la catastrophe du tsunami un véritable enjeu de pouvoir puisque le pays qui fournit le plus d’argent est finalement identifié comme étant le pays le plus puissant, le plus à même d’aider les autres.
Toute cette mobilisation repose en grande partie, selon TF1, sur la solidarité des particuliers qui suivent l'événement à la télévision : «Jamais, les associations n'ont reçu autant de dons, en aussi peu de temps, plus de 10 millions d'€ ont été collectés cette semaine. Les particuliers COMME les entreprises, se mobilisent. »296. Les initiatives privées commencent à se faire également plus nombreuses et certaines, en majorité françaises, font l'objet de reportages. C'est le cas, par exemple, d’un couple dont la femme est d’origine sri lankaise. Installés à Argentan dans l’Orne, ils décident spontanément d’envoyer des vivres. Nous les suivons d’abord dans une pharmacie où ils vérifient le contenu des colis collectés. Nous les retrouvons ensuite chez eux, là où ils ont mis en place, ensemble, cette opération isolée. Ils expliquent alors la manière dont ils ont procédé pour donner vie à leur projet. Cet exemple personnel met en scène la mobilisation du singulier, une mobilisation qui n’est pas politique mais personnelle. La montée de cette forme de solidarité individuelle semble faire contrepoids à la montée de l’individualisme dans nos sociétés. Nombre de sciences se sont penchées sur cette notion d’individualisme (le rapport entre le sujet et le collectif), notamment la philosophie et la sociologie mais également les sciences politiques. Il semble qu’à travers l’exemple du tsunami, nous puissions supposer que l’importance de l’émotion participe à cette montée de l’individualisation. Selon Philippe Braud : « Une dialectique complexe noue identité personnelle et identité collective, affirmation individuelle et appartenance culturelle »297. Cet exemple exprime également le lien tissé entre la France et le Si Lanka à travers la réunion de ce mari français et de sa femme sri lankaise. Ce couple symbolise une forme de mondialisation qui passe par la formation de couples et de familles issus de pays différents. Ces types de dons de particuliers sont nombreux et ils mettent en scène le lien social et des valeurs morales. Ils soulignent indirectement les éventuelles critiques envers les pouvoirs politiques puisque si les particuliers sont « capables » de se mobiliser ainsi, alors les pouvoirs politiques devraient pouvoir faire beaucoup plus.
Les comparaisons ne se limitent pas à celles qui sont établies entre les Etats, puisque la chaîne compare aussi les Etats et les populations. Les journalistes vont jusqu'à comparer les dons de particuliers et ceux des gouvernements, en prenant l’exemple de la Grande-Bretagne. La présentatrice Laurence Ferrari insiste sur l'adverbe « plus » : «En Grande Bretagne les dons privés ont atteint le record de 85 millions d'euros. PLUS que l'aide gouvernementale»298. C’est un point sur lequel le journaliste Nicolas Bellet insiste également dans le reportagequi suit : «Les organisations humanitaires n'en reviennent pas. Jamais les britanniques ne se sont montrés aussi généreux […] Six jours après la catastrophe plus de 85 millions d'euros ont été reçus, une somme supérieure à celle débloquée par le gouvernement britannique». TF1 montre donc à quel point les particuliers peuvent se montrer généreux, en particulier en cette période de Noël, propice au rapprochement. L’engagement personnel et moral permet une forme de mise à distance d’un engagement politique. La rhétorique de l’émotion joue donc sur l’illusion d’une absence de politique. Il y a une critique implicite du politique puisque les particuliers sont ici capables de faire mieux que le gouvernement.
En comparaison d'autres crises graves connues auparavant, les membres d'associations constatent une nette augmentation de l'implication, et ce, dans tous les pays. En France par exemple, le docteur Frédérique Drogoul, de Médecins du Monde, souligne l'ampleur de l'élan : «Numériquement c'est incontestablement une mobilisation plus importante que ce qu'on a pu voir dans d'autres grandes catastrophes ou dans des conflits comme le Kosovo ou y'avait quand même déjà beaucoup de mobilisation mais là c'est vrai que ça dépasse...euh…tout ce qu’on a pu connaître jusqu’à maintenant mais il est aussi certain que la catastrophe est sans rapport avec ce qu'on a vu jusqu'à maintenant aussi »299. Elle se montre catégorique (« incontestablement »). La comparaison avec le passé (« jusqu’à maintenant » répété deux fois) permet de situer le tsunami sur une échelle de valeurs.
Sujet du 7 janvier 2005.
Brève n°23 diffusée le 30 décembre 2004.
Sujet n°24 de Pierre GRANGE, diffusé le 30 décembre 2004.
Sujet N°1 d’Anne-Claire COUDRAY, diffusé le 31 décembre 2004.
WOLTON (Dominique), « Les médias et le tsunami de décembre 2004 en Asie du Sud-Est », juin 2005, http://www.wolton.cnrs.fr/ES/dwcompil/presse/media_tsunami.html
Interview d’un homme indien, extrait du sujet n°10 de Michèle FINES, diffusé le 28 décembre 2004.
Sujet n°1 d’Olivier RAVANELLO, diffusé le 6 janvier 2005.
Sujet n°7 d’Anne-Marie BLANCHET, diffusé le 26 décembre 2004.
Sujet n°1 de Michel IZARD, diffusé le 29 décembre 2004.
Brève du 29 décembre 2004.
Sujet n°21 d'Isabelle TORRE, diffusé le 30 décembre 2004.
Brève du 30 décembre 2004.
Sujet n°17 de Fabrice COLLARO, diffusé le 31 décembre 2004.
Sujet n°18 de Florence LEENKNEGT, diffusé le 31 décembre 2004.
Sujet n°17, op.cit.
BRAUD (1996), p.172
Lancement du sujet n°16 diffusé le 1er janvier 2005.
Sujet n°14 de Jean-Michel CHAPPES et Mathieu LODS, diffusé le 2 janvier 2005.