Toutefois, la prudence reste de mise car les pays riches ne sont pas aussi « solidaires » en temps normal, c'est à dire « hors catastrophe » : «Seulement les aides d'urgence sont une chose, sortir de la crise en est une autre. Les promesses, ne sont pas toujours suivies d'effet [...] Et puis surtout, hors catastrophe, les pays riches, ne sont pas très généreux. En 2000, tous, s'étaient engagés à verser au moins 0,7% de leurs revenus aux pays pauvres. A part la Norvège, on en est loin. La France ne versant que 0,41%, les États-Unis 0,16. On le voit, il y a sur le long terme beaucoup d'efforts à faire. L'allègement de la dette pourrait être le premier. L'argent ainsi économisé servira à reconstruire en partie ces pays ravagés »300. Les références temporelles (« en 2000 ») et (« sur le long terme ») viennent s'opposer pour mettre en lumière cette rhétorique de la promesse et le fossé (« une chose, une autre ») entre l'« engagement » et les actions. Une deuxième opposition entre le passé composé et le présent permet d'illustrer l'idée de ce fossé. De même l’utilisation des termes « urgence » et « crise » dans la première phrase marque le paradoxe entre la situation actuelle et le fait que la crise soit plus profonde, plus ancienne. Après le matraquage médiatique, il n'est pourtant pas certains que les États tiennent leurs promesses, comme en témoigne ce document (figure 54) de l'agence de presse Reuters, faisant un bilan des dons promis au pays le plus touché, l'Indonésie, et des dons effectivement réalisés deux ans après le tsunami.
Sur les 655 millions de dollars promis par les bailleurs internationaux, il semble que seulement 591 millions aient été effectivement versés et 238 millions utilisés. De même, dans un reportage diffusé le 15 juin 2005, la directrice de l'association de soutien au Haut Commissariat pour les Réfugiés (UNHCR) France explique que parfois, les gouvernements demandent le remboursement du surplus d'argent collecté : «nous avons rappelé les gouvernements concernés, notamment l'Allemagne à qui nous avons rendu deux millions de dollars, puisque...euh...nous ne pouvions pas les dépenser immédiatement sur...euh...la crise tsunami, on leur a effectivement proposé de déplacer cet argent sur d'autres crises, et...euh...on nous a demandé de rendre, de rembourser cet argent »301. Ce sont donc les questions de la morale et de l’inefficacité des acteurs qui sont soulignées ici.
À la télévision, la rhétorique de la promesse a acquis une place très importante depuis de nombreuses années, notamment à travers la manifestation du Téléthon. Ce concept né en 1966 aux États-Unis gagne la France dès 1987. Il s'agit d'une forme de « marathon télévisé » annuel au cours duquel des artistes se mobilisent pour recueillir des dons en faveur d'une association caritative. Des bénévoles et des membres de la communauté scientifique se relaient à l'écran pour inciter à l'engagement personnel des téléspectateurs. Ces derniers sont invités à téléphoner au numéro spécial « 3637 » pour faire enregistrer leur promesse de don. D'autres moyens de communication comme internet sont également mis à disposition. Les particuliers reçoivent alors une enveloppe à leur domicile pour concrétiser cette promesse. Diffusé au mois de décembre, ce programme de près de trente heures bénéficie de l'élan de solidarité insufflé par les fêtes de fin d'année. À chaque édition, sauf en 1990, les sommes définitivement récoltées ont toujours été supérieures à celles promises. Il y a une forme d'analogie entre les promesses personnelles du Téléthon et la course politique au don dans laquelle se sont lancées les instances internationales lors du tsunami. Au cœur de ce parallèle, se trouvent toujours les médias.
Deux économistes suédois, Thomas Eisensee et David Strömberg, ont émis l'hypothèse selon laquelle, les médias auraient une influence directe sur l'aide privée ou publique américaine fournie aux pays touchés par une catastrophe. Les chercheurs ont étudié près de 5000 catastrophes survenues entre 1968 et 2002. En s'appuyant sur les bases de données de l'EM-DAT et de l'Université américaine de Vanderbilt (Nashville, Tennessee), ils montrent que la concurrence entre événements influe sur la couverture médiatique aux Etats-Unis et par conséquent sur l’aide humanitaire302. Par exemple, une catastrophe survenue en période de Jeux Olympiques doit compter trois fois plus de morts qu’une catastrophe survenue un jour ordinaire pour avoir les mêmes chances d’attirer des capitaux. D’autre part, la nature et l’emplacement de la catastrophe jouent un rôle important sur la couverture. Ainsi les médias américains télévisés couvrent plus de 15% des catastrophes survenues en Europe et en Amérique du Sud et Centrale, contre 5% des désastres survenues en Afrique ou dans la zone Pacifique. On peut penser que le tsunami confirme cette idée pour la France : les médias favorisent le mouvement de solidarité qui, à son tour, engendre une couverture plus grande. La mise en avant des personnels humanitaires engagés dans les crises et les conflits tend à inciter le spectateur à se mobiliser pour l'association représentée ou pour une autre. Cela souligne le fait que le spectateur de l’information devient porteur d’une opinion qui lui est imposée par les médias. Ces derniers le placent dans une situation imaginaire d’acteur en lui donnant l’illusion qu’il est engagé dans l’espace public.
A ce titre, l’intervention télévisée de Bernadette Chirac, épouse du président, le soir du 17 janvier 2005, attire notre attention. Engagée depuis plusieurs années dans l’Opération Pièces Jaunes303, elle est l’invitée du JT de Patrick Poivre d’Arvor pour évoquer les particularités de l’opération de 2005. Le présentateur engage l’échange : « Vous êtes avec nous pour cette opération pièces jaunes, que nous suivons depuis maintenant 15 ans, et qui évidemment cette année, ne pouvait pas ignorer l'Asie »304. Il exprime l’engagement de la chaîne dans l’œuvre en précisant son implication depuis les débuts (« depuis maintenant 15 ans »). Il parle également du léger changement de cap de l’opération qui « cette année » se dirigera en partie vers l’Asie. Il emploie d’ailleurs l’adverbe « évidemment » pour insister sur l’évidence de la démarche. La réponse de Bernadette Chirac quant à elle, s’inscrit dans une réitération des propos déjà lancés à plusieurs reprises par TF1 : « La fondation a souhaité en effet participer à cet immense élan, de générosité de nos compatriotes, en faveur des sinistrés de l'Asie et plus particulièrement des enfants hospitalisés, malades, blessés, isolés à la suite de ce terrible raz de marée, du 26 décembre ». Elle souligne donc la « générosité » des Français envers l’Asie, surtout à l’endroit des « enfants ». L’entretien est l’occasion de parler de l’opération dans sa globalité, d’évoquer ce que Bernadette Chirac nomme les « objectifs traditionnels ».Parmi eux, deux projets destinés aux adolescents. Elle donne alors pour exemple la « maison de Solenn », structure dédiée aux adolescents en difficulté. Deux aspects soulèvent notre attention ici. Le premier concerne le lien entre la structure et le présentateur Patrick Poivre d’Arvor. En effet, Solenn n’était autre que la fille décédée du journaliste. Le second concerne le lien entre la structure et la chaîne TF1 qui s’avère être l’un des partenaires de la Fondation des hôpitaux deParis-hôpitaux de France. Cet entretien semble révéler une volonté d’attraction de l’attention des donateurs potentiels. Il sous-tend, de plus, la course au don mise ne lumière par les médias ; une course à laquelle ils participent. De fait, la concurrence entre médias s’est-elle peut-être déplacée, ou étendue, des rapports d’audience au plan de la générosité. Il est difficile de savoir en revanche, si cette concurrence a influé sur les dons.
Sujet n°20 de Sylvie CENSI, diffusé le 31 décembre 2004.
Sujet diffusé le 15 juin 2005.
EISENSEE, STROMBERG, « News droughts, news floods, and U.S. Disaster relief », http://www-2.iies.su.se/~stromber/wpdisasters.pdf
L’opération « pièces jaunes » est mise en place depuis 1990 par la Fondation des hôpitaux de France. L’objectif est de récolter de l’argent pour financer des projets destinés à améliorer la qualité de vie des enfants (et des familles) hospitalisés. 6384 projets ont été financés depuis 1990. Pour participer, il faut se procurer une petite tirelire et la remplir. En tant que présidente de la fondation des hôpitaux de France, Bernadette Chirac participe à cette œuvre caritative.
Entretien en plateau, diffusé le 17 janvier 2005. Au cours de l’entretien, Bernadette CHIRAC explique qu’en partenariat avec la Chaîne de l’espoir, la Fondation de France va anticiper sur les futurs dons pour répondre aux besoins urgents des zones sinistrées.