Le néocolonialisme se définit comme la continuité du colonialisme, mais sous une autre forme. Il s'agit d'une forme de domination politique, idéologique, économique et culturelle voire religieuse. Ce terme fait en grande partie référence à la situation de l'Afrique mais il s'applique plus généralement au clivage Nord-Sud. L'empreinte de la colonisation, encore présente, influe en partie sur le discours de TF1 avec l'évocation de nombreux points. Économiquement, il s'agit des phénomènes de mondialisation et de délocalisation, mais également du problème de la dette. En effet, au regard de ce que les pays remboursent, les aides reçues sont maigres. TF1 donne un exemple de présence française à Banda Aceh, en Indonésie, le 9 janvier 2005, dans un reportage consacré à une usine française où sont employés des travailleurs indonésiens : « Et tout près de Banda Aceh le constructeur français Lafarge qui avait implanté l'une de ses usines de cimenterie […] elle comptait de très nombreux salariés locaux »494.Politiquement, il s’agit de l’ingérence des pays riches notamment à travers le principe de l'aide humanitaire. En effet, « Après la Seconde Guerre Mondiale, l'Asie du Sud-Est remplit deux fonctions principales : elle approvisionne les sociétés occidentales en matières premières et cette région est, avec l'Asie de l'Est et l'Asie du Sud, un des lieux privilégiés de la confrontation des intérêts liés à la Guerre Froide »495. Si les états du Nord sont aussi puissants aujourd'hui c'est parce qu'ils ont largement puisé dans les ressources des pays du Sud. Il y a donc un lien entre les ravages de la colonisation et la pauvreté actuelle de nombreux pays du Sud. De même, cette pauvreté a des conséquences sur la politique (les foyers d'instabilité sont nombreux dans la région d'Asie du Sud-Est) et sur la société avec notamment des problèmes de prostitution, de trafic de drogue. Il s’agit d’une nouvelle forme de colonisation car les états du Nord continuent à transposer leur idéologie dans les pays du Sud. L'immigration des populations du Sud vers le Nord est encore une illustration de l'ascendant du Nord sur le Sud, un Nord qui s'autorise aujourd'hui à contrôler et à sélectionner ces flux.
Dans le clivage Nord-Sud, c'est l'affirmation de l'identité des pays occidentaux496et de celle des pays du Sud, qui se joue. En témoigne le dialogue instauré dans la couverture de TF1 entre la France et les pays touchés. Ce lien apparaît à travers deux points : la relation entre la France et les états d'Asie du Sud-Est ainsi que l'implantation locale française. La relation France-Asie est décrite dans des reportages consacrés à des associations ou à des personnes originaires d'Asie. L'une des associations « Les amis de Ceylan », est basée à Lorient et compte près de 300 bénévoles. Le 15 février 2005, celle-ci présente son action dans le cadre de ce que le journaliste Laurent Giraudineau qualifie d'«incroyable solidarité qui se poursuit, de Lorient vers l'Asie »497. Dans son propos, il s'agit bien d'un mouvement de générosité unilatéral « de » la France « vers » l'Asie ; en l'occurrence l'envoi dans un chalutier, cédé au Sri Lanka, de «lait en poudre, vêtements et matériel d'hygiène, pour les sans abris, médicaments, lits et fauteuils roulants pour l'hôpital de Matara au sud de l'île»498. Cette vaste mobilisation met en lumière le lien entre la France et le Sri Lanka. Dans deux sujets diffusés les 27 janvier 2005 et 15 février 2005 ainsi que les trois rappels de la chaîne dans les premiers jours suivant la catastrophe, concernant l’ancienne dénomination du Sri-Lanka :
‘« Au Sri Lanka, l'ancienne île de Ceylan...»499.Pourquoi faire allusion au nom de Ceylan ? C'est à l'évidence un point de référence historique puisque le changement est relativement récent. Or le changement de nom exprime la construction identitaire d'un État, de sa représentation sur le plan international, de la réappropriation d'un espace social et politique. L’accepter, c’est lui reconnaître sa légitimité. Culturellement, cette dénomination renvoie à la culture du thé : le thé de Ceylan est célèbre dans le monde entier. Les pays occidentaux sont d’ailleurs dépendants de cette production. Ce nom est certainement perçu comme plus évocateur par TF1. L’un des versants des identités du tsunami du 26 décembre 2004 repose sur l’identité des pays touchés, en tant qu’acteurs de la catastrophe. Acteurs parce qu'ils sont victimes mais aussi responsables,nous l’évoquerons dans le chapitre suivant. La manière de les présenter, de les décrire, de les nommer nous apprend donc beaucoup sur le discours et la position idéologique de TF1 quant au statut de ces nations, mais également le discours de la France et plus généralement des États du « Nord ».
Le dialogue entre la France et l’Asie passe également par la référence à l'implantation d'entreprises françaises sur le marché asiatique, comme nous l’avons dit plus haut, avec l’exemple de l’entreprise Lafarge. Le 9 janvier 2005, un reportage évoque les dégâts provoqués par le tsunami dans une usine de l'entreprise Lafarge basée près de Banda Aceh. Cette usine de cimenterie, comme le souligne la présentatrice Claire Chazal, « n'est évidemment pas la seule trace de présence française en Asie du sud » 502 et compte « de très nombreux salariés locaux »503. Or cette présence de l'industrie française dans le monde est symbolique de la mondialisation, des rapports Nord-Sud et de l'omniprésence du Nord dans le Sud. L'entreprise fait « vivre » des autochtones et bénéficie d'une réduction de ses coûts notamment avec des salaires beaucoup plus bas que dans les pays du Nord. Mais parallèlement, ces délocalisations ont des effets sur les pays du Nord puisqu'elles supposent des pertes d'emploi. Le développement à l'étranger est important pour l'économie française, notamment avec le tsunami puisque « Sumatra a plus que jamais besoin de ciment, pour reconstruire »504 et que l'entreprise Lafarge peut tirer profit de ces nouveaux besoins colossaux. Ce sont donc bien l'identité française, et aussi, plus largement, celle des pays du Nord qui sont mises en avant.
Le Nord et le Sud définissent leur identité par leur opposition. Dans les premiers jours de la couverture, les témoignages des journalistes et des civils viennent confirmer cette tendance de quasi mise en opposition des deux figures. En effet, le drame se révèle comme l'occasion de repenser la nécessité d’accélérer le processus de développement, d'améliorer les rapports avec les pays pauvres ou, s’il en est, l’image des pays riches. C’est le cas de la France :
‘« Par ailleurs, le chef de l'État a demandé au gouvernement d'appuyer le principe d'un moratoire sur la dette des pays frappés par les raz de marée»505.’Cette annonce ne fait l’objet que d’une brève, quatre jours après le tsunami, et propose, nous le constatons, un allègement (plus précisément un gel) et non un effacement total de la dette de ces pays. Puis, le lendemain, un reportage se concentre sur les promesses de dons des pays riches. Par la suite, le soir du 31 décembre 2004, les vœux du Président sont retransmis en direct sur la chaîne506 et se terminent par un résumé de la présentatrice Laurence Ferrari qui souligne les propos du chef de l'État :
‘« Voilà, Jacques Chirac qui est revenu longuement, lors de ses vœux aux Français, sur la situation catastrophique en Asie du Sud-Est, en demandant notamment un moratoire de la dette de certains pays».’Le tsunami semble avoir soudain mis en lumière un fait dont on a pourtant conscience depuis longtemps : la plupart des pays touchés sont très pauvres. Les pays du Nord le savent, certes, mais avec une médiatisation aussi importante, un tel effet de grossissement, et le spectacle diffusé en boucle d'une misère aggravée par le tsunami, il s'avère difficile de ne pas prendre position. Le 12 janvier 2005, après une réunion du Club de Paris507 à Genève, la nouvelle est introduite en ouverture de journal : «les pays créanciers du Club de Paris ont annoncé un moratoire immédiat et sans conditions, sur la dette des pays touchés qui le souhaitent », puis précisée dans une brève :« c'est officiel depuis une demie heure, les pays créanciers du Club de Paris ont annoncé un moratoire immédiat et sans conditions sur la dette de l'Indonésie, du Sri Lanka et, des Seychelles ». Nous comprenons donc à travers ces deux phrases que les pays touchés ont le choix d’accepter la proposition ou non, et que les trois pays l’ont effectivement acceptée. L'Inde, la Thaïlande, la Malaisie, parmi les pays frappés, refusent donc cette solution mais la chaîne ne s'attarde pas sur les raisons de ce refus, certainement révélateur d’une volonté d’affirmer une identité politique.
Somme toute assez succinct, le discours de TF1 ne donne pas plus d'informations sur les modalités de ce moratoire. Les intérêts vont-ils aussi être gelés ? Comment ce moratoire peut- il se mettre en place ? Les quelques pays africains victimes du tsunami sont-ils pris en considération? Quelle est la hauteur de la dette en question ? D'après le Comité pour l'Annulation de la Dette des Pays du Tiers-Monde (CADTM), « la dette extérieure des cinq pays les plus touchés (Sri Lanka, Inde, Indonésie, Thaïlande, Malaisie) s'élève à plus de 300 milliards de dollars. Les remboursements qu'elle implique sont gigantesques : plus de 32 milliards de dollars par an, qui se dirigent à 36% vers les institutions multilatérales comme la Banque Mondiale, à 25% vers les pays riches et à 39% vers les créanciers privés »508. Et la crise économique de 1997, qui a commencé par le krach de la bourse de Bangkok le 2 juillet, n'a fait qu'aggraver la situation en provoquant la récession dans toute la région. Que dire alors de la dette en sens inverse, celle du Nord envers le Sud ? Les « aides » sont-elles une forme de compensation pour l'empreinte laissée par le colonialisme ?
Les pays du Sud ont largement contracté leur dette entre les années 1960 et 1980, afin de favoriser leur développement. Mais cet argent a souvent été détourné au détriment des populations. L'emprise économique et politique du Nord sur le Sud constitue une forme de néocolonialisme, une nouvelle domination. Les inégalités Nord-Sud favorisent la dépendance.
Les retombées politiques de la catastrophe apparaissent ici : politiquement, la catastrophe permet de souligner la capacité d’un État à agir rapidement en cas de catastrophe. Les conséquences peuvent donc être positives ou négatives, notamment en termes de relations internationales. La France est ainsi présentée comme étant décidée à s'engager dans les opérations humanitaires :
‘« Depuis 1993, la circulaire Kouchner autorise et organise le détachement des personnels hospitaliers dans le cadre des actions humanitaires. C'était à l'occasion du tremblement de terre en Arménie. Depuis des équipes françaises se sont rendues au Rwanda ou encore en Algérie »509. ’C'est une forme d'ingérence de la part de la France qui est illustrée ici par la référence au combat de Bernard Kouchner pour l'aide d'urgence. L'aide se traduit souvent par une intervention militaire assimilée à de l'ingérence510. Or dans le discours de la chaîne, se dessine une forme d'héroïsation du personnel humanitaire, voire des armées. Le travail de ces hommes et de ces femmes est autant mis en lumière que le sort des victimes qu'ils viennent aider511.
Inversement, la focalisation sur l'action humanitaire des pays occidentaux est aussi l'occasion de souligner les liens, à longue échelle, entre les pays riches et les pays en voie de développement. Un sujet de la journaliste Florence Leenknegt diffusé le 31 décembre 2004 prend pour exemple le cas des États-Unis, et de leur attitude lors du séisme de 2003 à Bam, en Iran :
‘« Les États-Unis avaient par exemple promis beaucoup d'argent à l'Iran en 2003, suite au séisme de Bam, l'argent, n'est jamais arrivé»512.’Entre la promesse et la concrétisation, il y a donc eu un fossé qui souligne le degré d’implication des pays du Nord dans le développement des pays du Sud. Les événements du passé permettent donc de tirer des leçons et d'appréhender la catastrophe du tsunami avec un peu plus de recul. D’autres aspects sont plus ou moins passés sous silence, comme par exemple, les intérêts politiques à la présence importante des Etats-Unis dans la province indonésienne d’Aceh (zone riche en pétrole et en hydrocarbures) alors que la coopération militaire avait été suspendue en 1999 lors du conflit sur le Timor Oriental. Si les images d’hélicoptères, de porte-avions, de militaires suggèrent une forte mobilisation, peut-être permettent-elles surtout de souligner la dimension stratégique et géopolitique de l’intervention des pays.
Lancement du sujet n°8 de Cyril AUFFRET, diffusé le 9 janvier 2005.
MILLET et TOUSSAINT (2005), p.100. David MILLET, professeur de mathématiques, et Eric TOUSSAINT, historien et politologue, sont respectivement présidents du CADTM France et Belgique.
Le concept de « pays occidentaux » désigne au départ les pays capitalistes et libéraux, par opposition aux pays de l’est, qui désigne les pays socialistes au moment de la Guerre Froide. L’Est n’existant plus depuis la chute des démocraties populaires. Dans l’opposition Nord-Sud, l’expression « pays occidentaux » a fini par désigner les pays riches et par se confondre avec les pays du Nord. De fait, l’opposition Nord-Sud est un peu l’opposition pays occidentaux-Sud.
Sujet n°17 de Laurent GIRAUDINEAU, diffusé le 15 février 2005.
Ibid.
Sujet n°1 de Nicolas ESCOULAN, diffusé le 26 décembre 2004.
Duplex de Mathieu BENOIST depuis Colombo (Sri Lanka) le 27 décembre 2004
Brève n°27 diffusée le 30 décembre 2004.
Lancement du sujet n°9 de Laurent HAUBEN, diffusé le 9 janvier 2005.
Lancement du sujet n°8 de Cyril AUFFRET, diffusé le 9 janvier 2005.
Ibid.
Brève du 30 décembre 2004.
Nous analysons ce discours dans le chapitre 12.
Créé en 1956, « Le Club de Paris est un groupe informel de créanciers publics dont le rôle est de trouver des solutions coordonnées et durables aux difficultés de paiement de pays endettés ». www.clubdeparis.org
MILLET, TOUSSAINT (2005), op.cit., p.28.
Sujet n°21 d’Isabelle TORRE, diffusé le 30 décembre 2004. En 1993, Bernard Kouchner est ministre de l’action humanitaire et de la santé, dans le gouvernement PS de Pierre Bérégovoy. Il est l’un des ceux qui ont instauré l’idée d’un devoir d’ingérence et d’une logique de l’urgence en politique.
Un autre épisode, non relaté dans la couverture de TF1, montre à quel point la catastrophe peut devenir l'instrument d'une politique. Nous faisons ici référence au lapsus de Condoleeza Rice face à une commission sénatoriale, le 18 janvier 2005. En réponse au sénateur républicain de l'Ohio George Voinovich, voici son propos : « Tout d'abord sénateur, je suis d'accord avec le fait que le tsunami a été une merveilleuse occasion de montrer, au-delà du gouvernement des États- Unis, le cœur du peuple américain...Et je pense que les dividendes en ont été importants pour nous». Pourquoi cette formule, véritable erreur diplomatique, n'a t-elle pas été relayée par la chaîne ? Elle interroge pourtant les motivations du gouvernement américain dans son action envers les pays touchés.
Nous analyserons cette construction de manière détaillée dans notre troisième partie.
Sujet n°18 de Florence LEENKNEGT, diffusé le 31 décembre 2004.