Le clivage Nord-Sud s'inscrit dans la logique de l’expression d’une supériorité occidentale observable en filigrane dans plusieurs éléments soulignés par TF1 et dont nous avons parlé dans les chapitres précédents. Il s'agit d'abord du manque d'information lié à l'absence de système d'alerte dans l'océan Indien et d'une politique de sensibilisation des populations. En soulignant cette absence et en la comparant au système présent dans le Pacifique, TF1 valorise le pouvoir de la technologie des pays riches. Ensuite, l’opposition s’inscrit dans les différences entre les modes de vie avec une forte urbanisation, de l’insécurité et une insuffisance des politiques d'aménagement du territoire. Enfin, il s'agit du développement même des états touchés, avec comme point culminant, la dégradation de l'environnement. Tous ces éléments relevés dans la couverture de la chaîne, expriment une vision orientée des pays du sud.
Un autre thème permet de renforcer cette représentation : il s'agit de l'assistance humanitaire, expression d’une forme de savoir-faire à l'occidentale. Quelques jours après le tsunami, le 6 janvier 2005, vingt-six pays se réunissent au Sommet de Djakarta à l'appel du Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan. Les grands dirigeants signent une Déclaration du « Sommet Tsunami », dans le but d’organiser l'aide aux pays frappés. Ce sommet est important car il permet à l’ONU d’affirmer sa place en tant que coordinateur de l’aide. En effet, depuis le 29 décembre 2004, les Etats-Unis avaient formé une autre coalition. Devant la nécessité d’organiser les opérations afin qu’elles permettent à l’aide d’être réellement acheminée, les Etats-Unis accepteront de dissoudre leur coalition pour rejoindre les autres états, sous la coordination de l’ONU. Les ONG, les humanitaires mis sur le devant de la scène sont symboliquement la représentation d’une mainmise politique sur l’Asie du Sud-Est. Or ce sont en grande partie les ONG du « Nord » qui sont représentées à l'écran. L’image d’une volonté d’ingérence de la part des paysoccidentaux, anciens colonisateurs, se profile en même temps que celle d'une dépendance des pays du Sud envers ceux du Nord. En tentant de générer un consensus afin de récolter des fonds pour ces organisations, les médias affichent en parallèle l’inaptitude des pays aidés à maîtriser une situation de crise :
La pauvreté est à l’évidence un facteur aggravant de la catastrophe, mais le clivage Nord-Sud s'inscrit aussi de fait, dans des différences majeures en matière de gouvernance et de politique. La pauvreté est souvent liée à une situation politique tendue. C'est le cas dans la plupart des pays d'Asie du Sud-Est et cela aggrave encore les conséquences du tsunami. Les gouvernements sont présentés comme incompétents (« autorités politiques et militaires débordées ») et cela se ressent également dans le discours des habitants. Des autochtones sont ainsi interviewés et expriment leur rejet envers un gouvernement inactif ou trop lent. C’est le cas en Inde, par exemple :
‘« Alors les sinistrés eux, ils trouvent que l'aide du coup, met un peu de temps venir, c'est ainsi qu'il y a quelques jours, dans deux villages du sud de l'Inde, les habitants ont manifesté. Ils ont carrément monté des barrages à l'arrivée des secours en leur disant "vous arrivez trop tard, on s'est débrouillé sans vous, on pas besoin de vous"»540.’Le journaliste insiste quatre fois sur l'identité des personnes mécontentes : « sinistrés, eux, ils, les habitants ».Les verbes « Manifest(er), mont(er) des barrages », sont bien le signe d'un soulèvement, d'une rébellion de la part des populations locales. Ces pays et tous leurs acteurs sociaux, politiques, économiques sont clairement affichés comme des victimes. Or quelle solution peut-on envisager dans une telle situation de crise alors que le maintien de l'ordre et de la sécurité est beaucoup plus difficile à assurer ? Dès le 29 décembre 2004, la chaîne se fait l'écho, aussi bien dans le discours langagier que dans le discours iconique, de scènes de pillage. Une scène montre, par exemple, une femme et un homme penchés sur des décombres devant un magasin. La représentation historique du pillage fait de ce phénomène un acte violent, renvoyant au domaine de la guerre. Au delà du vol, se dégage l'idée de violence dans la mesure où le pillage et le saccage sont des formes de contestation. C'est l'une des conséquences de la catastrophe dont les témoins parlent, comme cet homme appelé Yazid Lalayibia, interviewé à l’aéroport de Roissy peu après son retour du Sri Lanka :
‘« J'vous dis on n’avait plus ni à boire, ni à manger, tout a été pillé»541.’Les journalistes font référence à la question quatre jours après la catastrophe, en prenant l'exemple de la Thaïlande :
‘« Nous retrouvons maintenant Anthony Dufour, toujours à Phuket, parce que les autorités, alors que les recherches s'intensifient, luttent contrent les pillards Anthony […] Oui, on a effectivement signalé, de nombreux pillages sur les, effets personnels, des victimes. Des pillages également dans les boutiques de luxe de cette zone touristique. Et notamment dans les bijouteries, de la région, de Patong. Alors, conséquence : les commissariats et les prisons de la région, débordent»542.’Le discours sur ce thème est extrêmement bref, il ne nous apprend rien sur la nature précise de ces pillages, l'identité de leurs auteurs ou leur déroulement. L'absence d'allusion à la nationalité des pillards laisse entendre qu'ils seraient autochtones. Seule certitude : les faits sont punis puisque les autorités veillent à éviter l'expansion du pillage. Dans le lancement, le présentateur met en parallèle le temps de la recherche et celui de la lutte contre les pillards, ce qui désigne le pillage comme un élément perturbateur dans une situation où toutes les forces devraient être concentrées ailleurs. Nous retrouvons cela dans la dernière phrase du journaliste : les commissariats et les prisons débordent alors que les autorités sont déjà submergées par la crise. De plus, en expliquant que ce sont en partie les biens des victimes (mortes ou disparues) qui sont visés, l'on perçoit un discours implicitement moralisateur envers une attitude « primaire », peu civilisée. Les pillages prennent une seconde forme, qui va au delà du vol puisqu'ils supposent l'intrusion dans des locaux en visant les boutiques de luxe. Nous pouvons alors supposer que les objets volés ont certes de la valeur mais peu d'intérêt au regard des besoins en eau, en nourriture ou en vêtements. Or cette industrie est un des symboles du capitalisme. Ces images contribuent à construire une atmosphère chaotique et violente, avec des individus se révoltant contre les États riches et les inégalités fondamentales qui les séparent des États pauvres.
‘« Après quatre jours de pillage, l'île de Kho Phi Phi (Thaïlande) est maintenant interdite d’accès »543.A partir de là, il est intéressant de voir comment se fait la médiation face à des pays anciennement soumis au colonialisme et où la notion de médiation, c'est à dire de possibilité d'instaurer un dialogue avec le pouvoir, justement n’existait pas. Les peuples étaient reconnus comme inférieurs, soumis et n’avaient symboliquement pas le droit de parole. Ainsi certains États touchés, comme l'Inde ou la Thaïlande, vont refuser les aides financières et logistiques proposées.
‘« Les réticences de divers secteurs de la société locale vis à vis de l'aide internationale publique et privée sont soulignées. Les financiers indonésiens craignent que leur crédit ne soit terni par un moratoire, les oulémas redoutent une internationalisation de la province, les nationalistes évoquent une humiliation nationale [...] les ONG locales de défient des ONG occidentales qui écornent les budgets de l'aide internationale et dénoncent la gabegie des autorités indonésiennes. On ironise sur les " méfaits de la bienfaisance "»545.’Ainsi que nous le rappellent les journalistes, la solidarité humanitaire est bien plus complexe qu’on ne l’imagine car elle est soumise à une législation précise.
‘« Si le journalisme et la publicité pourvoient l’humanitaire en situations et contraintes d’énonciation, celui-ci leur apporte des énoncés, une infrastructure propositionnelle et de nombreux exemples permettant un ancrage local, l’ensemble étant lié, via les droits de l’homme, aux valeurs occidentales de la vie, de la justice, de la démocratie, du bien»546.’Ces valeurs occidentales que le Nord aime à diffuser au Sud peuvent constituer un point de rupture et provoquer un effet de surenchère des valeurs qui viennent se positionner à l'opposé, voire à l'extrême. C'est ainsi que des valeurs occidentales parviennent à trouver leur voie.
‘« Devant chaque catastrophe, les médias soulignent la solidarité de la population. Or, cette solidarité sur le terrain est interdite au téléspectateur […] Tant qu’il y a des vies à sauver, l’humanité peut trouver dans l’horreur un aliment et une justification. En d’autres termes, la solidarité des gestes humanitaires est une réponse à une émotion inassimilable, celle qui nous ferait spectateurs tranquilles de la mort ou de la douleur d’autrui»547.’Pour Jean-François Tétu, la solidarité individuelle, non politique, serait l'unique réponse dont disposent les téléspectateurs face à une catastrophe, parce qu'il est difficile, en soi, de trouver un sens à un tel événement. Elle serait une forme de norme sociale de type moral. Il explique également, en reprenant pour cela le travail de Roland Barthes, que « entre la victime du monde « réel » et l’usager des médias, un tiers est nécessaire »548, c'est à dire qu'une figure particulière vient se poser entre la victime en souffrance et le spectateur en retrait.
Les images de ces pays du « Sud » ont cette particularité de renforcer le caractère éloigné du tsunami puisqu'en montrant une représentation de pays différents, le média instaure une distanciation par rapport à la situation. Bernard Lamizet explique que « La distanciation par rapport à l’événement commence par le fait de comprendre qu’il ne s’agit pas d’un événement pour soi, mais tous : il s’agit de la distanciation constitutive de la dimension symbolique du fait de la médiation »549.
Une forme d’idéologie, d’imaginaire politique à propos de la supériorité occidentale se dessine également à travers un exemple précis. Dans une brève du 20 décembre 2005, l’histoire d’une jeune fille est relatée : «Près d'un an après la terrible catastrophe du tsunami, qui avait fait plus de 230 000 morts dans l'océan Indien, les escla… les rescapés retournent sur le lieu du drame, parmi eux, Tilly, cette fillette âgée de dix ans qui avait sauvé de nombreux touristes à Phuket, grâce à un cours de géographie qu'elle venait d'apprendre sur le phénomène du tsunami ». Ici, c’est un peu la connaissance et l’éducation qui sont mises à l’honneur. Or cette approche de l’éducation est attribuée par le média au modèle occidental. Cette fillette a sauvé des vies parce qu'elle avait retenu la leçon apprise à l'école. La morale semble vouloir dire que la connaissance paie et cela nous renvoie à une construction de l’image d’un monde occidental salvateur.
Sujet n°3 de Cyril AUFFRET, diffusé le 27 décembre 2004.
Sujet n°1 de Fabrice COLLARO, diffusé le 30 décembre 2004.
Sujet n°14 de Lillan PURDOM, diffusé le 31 décembre 2004.
Duplex de Nicolas ESCOULAN en direct de Sigli (Sumatra), le 30 décembre 2004.
Duplex de Michèle FINES en direct d’Inde, le 29 décembre 2004.
Sujet n°16 de Claire WAMBERGUE, diffusé le 29 décembre 2004.
Duplex d'Anthony Dufour en direct de Phuket, le 30 décembre 2004.
Sujet n°10 d’Emmanuel REITZ, diffusé le 1er janvier 2005.
Sujet n°2 de Cyril AUFFRET, diffusé le 11 janvier 2005.
RAILLON (2007), p. 31. Chercheur au CNRS et à l'Ecole des hautes Etudes en sciences sociales, François Raillon est spécialiste de l'Indonésie et du monde malais. Dans cet ouvrage, il aborde l'évolution d'un pays en proie aux conflits religieux et ethniques ainsi qu'à la montée de l'islamisme. Il aborde l'histoire politique instable du pays et s'interroge sur son devenir après le passage du tsunami.
MESNARD (2002), p.47. Maître de conférences en littérature à l’Université de Marne La Vallée.
TETU (Jean-François), « L’émotion dans les médias : dispositifs, formes et figures », Mots. Les langages du politique, n° 75, Émotiondanslesmédias,juillet2004[enligne],misenlignele 22 avril 2008. URL : http://mots.revues.org/index2843.html. Consulté le 07 avril 2009.
Ibid.
LAMIZET (2006), p.280