Chapitre 11
Quand la vague soulève les problèmes fondamentaux : un chaudron géopolitique

La catastrophe est communément qualifiée de tsunami en Asie du Sud-Est, parfois même simplement de tsunami en Asie du Sud, alors qu'elle a aussi touché des États africains. Pourquoi alors se limiter à cette dénomination restreinte ? Probablement parce que le séisme tsunamigène du 26 décembre 2004 a pour épicentre un point situé dans la zone asiatique : «C'est un séisme sous-marin dont l'épicentre se situe au large de Sumatra »550. Peut-être aussi est-ce dû au fait qu’il s’agit de la zone la plus touchée : «Les régions les plus touchées sont le Sri Lanka, l'Indonésie ainsi que le sud de l’Inde »551. Nous sommes déjà, semble t-il, dans un processus de construction identitaire concernant l’espace de la catastrophe avec une délimitation géographique centrée sur un point. Nous verrons d’ailleurs que les pays africains sont beaucoup moins présents dans la représentation, alors que la Somalie, par exemple, compte plus de morts que la France, la Grande-Bretagne ou les Maldives552. Peu de sujets leurs sont consacrés et même lorsque les journalistes y font allusion, les sujets ne sont pas forcément accompagnés d’images pour illustrer le propos. Le deuxième jour de couverture par exemple, dans l'un des lancements, le présentateur, dit que : « Les raz de marée qui ont suivi ont été ressentis jusqu'en Afrique de l'est où l'on dénombre 38 morts en Somalie. Rendez-vous compte à plus de 6000 kilomètres de l'épicentre »553 en insistant deux fois à travers l'interpellation du spectateur « rendez-vous compte » en s’appuyant sur le chiffre « 6000 kilomètres ». Pourtant, lorsque l'infographie présente au même instant une carte des zones touchées, avec la présence du chiffre 6000 kilomètres d'ailleurs, seul le Kenya apparaît. La Somalie (qui partage une frontière avec le Kenya) et la Tanzanie (elle-même proche du Kenya), également affectées, n’apparaissent pas. Quelques minutes plus tôt en l'occurrence, une autre carte présente bien toutes les zones touchées bordées par un liséré rouge554. De manière générale, les informations sur l'Afrique sont plutôt incluses dans les reportages portant sur d'autres pays affectés ou dans des brèves.

Cette identification « axée » de l’événement se traduit notamment par une articulation à un discours politique sur les conflits de pouvoir et les acteurs politiques en Indonésie et au Sri Lanka et, dans une moindre mesure, en Thaïlande et en Inde. Il semble que les frontières de la catastrophe se fondent sur une formule « L’Asie du Sud-Est » qui caractérise un ensemble disparate de dix pays, une région du monde en guerre depuis des décennies. Un terme dont l’« apparition dans le vocabulaire, dans la presse, sur les cartes des stratèges militaires et politiques date de la Seconde Guerre Mondiale »555, au moment de la guerre du Pacifique entre militaires américains et japonais. Cette approche géopolitique de l’espace frappé par le tsunami permet à un phénomène naturel d’acquérir une signification et une dimension d’événement politique. La lecture politique du tsunami permet de souligner les stratégies des pays tiers dans cette région du monde car ces grandes puissances expriment face aux médias leur présence et leurs intérêts géopolitiques. Il y a donc l’expression d’une forme de d’espace public géopolitique mais également d’une météorologie géopolitique.

Quelle est la situation dans ces pays d'Asie du Sud-Est ? C'est une région qui fut colonisée par la France, les États-Unis, la Hollande, le Portugal et la Grande-Bretagne. L'image de ces pays est donc empreinte d’une mémoire de domination de la part des pays occidentaux. Nous nous proposons de faire une rapide présentation de la situation politique des quatre États concernés, en grande partie caractérisée par de fortes tensions régionales. Un bref rappel historique nous paraît nécessaire pour mieux comprendre la signification de la couverture de TF1. Le rôle de la France, en particulier, dans ces pays d’Asie du Sud-Est est relativement méconnu du grand public. Quels peuvent être les liens avec certains pays touchés ? Le discours sur le tsunami ne porte pas uniquement sur la catastrophe car pour la rendre intelligible, le média s’attache à la contextualiser. La représentation porte alors sur des thèmes multiples : sociaux, politiques ou économiques, nationaux et/ou internationaux. Et TF1 tend à se focaliser sur quatre pays en particulier, les quatre pays les plus touchés. Une information que la chaîne précise dès le départ et souligne à plusieurs reprises dans sa couverture :

‘« C'est le Sri Lanka qui a été le plus touché mais aussi le sud de l'Inde et l'Indonésie […] C'est donc un tremblement de terre d'une rare intensité qui a touché ce matin l'Asie du sud-est, des vagues géantes ont déferlé sur les côtes du sud de l'Inde, du Sri Lanka et d'Indonésie [...]»556.’

Il est probable qu’à ce moment là, le 26 décembre, jour même de la catastrophe, les journalistes n’aient pas su immédiatement que des pays africains avaient été touchés. Plus tard, en revanche, cette information leur est forcément parvenue.

La couverture du tsunami est l’occasion pour TF1 de présenter un ensemble d'informations concernant les pays touchés, notamment à propos de leurs situations politiques plus que tendues. Le sens du tsunami est donc en partie déterminé par la vie politique ou économique des pays touchés. C’est une illustration du concept d’interévénementialité, largement développé par Bernard Lamizet dans l'ouvrage «Sémiotique de l'événement ». La catastrophe ne s'appréhende pas seule mais à travers un flux d'événements antérieurs qui viennent nourrir les débats. La notion d'interévénementialité s'inspire du concept d'intertextualité développé par Julia Kristeva557 en 1967 et qui suggère que tout texte est articulé à des textes antérieurs. Bernard Lamizet suppose alors que :

‘« L'événement s'articule aux autres événements qui l'accompagnent dans le même moment de l'histoire -c'est ce qu'on appelle son articulation à la conjoncture-aux événements qui lui sont conjoints. Par ailleurs, l'événement s'articule à d'autres, comparables, survenus dans des conjonctures comparables ou ayant eu des conséquences comparables – c'est ce qu'on appelle l'articulation de l'événement à la mémoire »558.’

L'événement serait donc inséparable de l’histoire dans laquelle il s’inscrit, qui lui donne un sens et une identité. Il serait également lié à une mémoire. Le tsunami, en l'occurrence, est présenté par TF1 selon l'histoire propre aux pays touchés et la mémoire de catastrophes plus ou moins similaires auxquelles il peut faire référence. C'est aussi en cela que l'on peut dire que les médias sont des constructeurs des représentations sociales. Nous développerons d'ailleurs ce second aspect plus loin.

Le tsunami acquiert en fait une dimension et une signification politique parce qu’il est articulé à une approche géopolitique de l’espace qu’il a frappé. Il y a donc une lecture politique du tsunami qui s’explique notamment par les stratégies des grandes puissances dans la région. L’aide des puissances permet d’exprimer leur présence et leur puissance. Parallèlement, cela accentue les faiblesses et la pauvreté des pays touchés par la catastrophe. La différence Nord-Sud s’exprime complètement dans l’opposition entre les pays industrialisés, développés et les pays pauvres qui doivent s’engager dans la voie de l’industrialisation et du progrès économique. C’est donc encore une forme de supériorité occidentale qui est mise au jour. La médiatisation du tsunami a donc un sens géopolitique.

Notes
550.

Sujet n°7 d'Anne-Marie BLANCHET, diffusé le 26 décembre 2004.

551.

Sujet n°21 de Pierre-François LEMONNIER, diffusé le 26 décembre 2004.

552.

Voir le tableau du chapitre 1 (nombre de victimes)

553.

Sujet n° 14 de Fabrice COLLARO, diffusé le 27 décembre 2004.

554.

Sujet n°1 de Pierre GRANGE, diffusé le 27 décembre 2004.

555.

DECORNOY (1967), p.14

556.

Sujet n°1 de Nicolas ESCOULAN, diffusé le 26 décembre 2004.

557.

KRISTEVA, Séméiotiké. Julia Kristeva s’appuis sur les travaux de Bakhtine pour définir l’intertextualité. Selon elle, un texte est une productivité notamment parce qu’il est « une permutation de textes, une intertextualité : dans l’espace d’un texte plusieurs énoncés, pris à d’autres textes, se croisent et se neutralisent ». p.113

558.

LAMIZET (2006), op. cit., p.187