11.1 Sri Lanka : une identité politique et ethnique en crise

Ces contextes politiques, sociaux, économiques ou culturels permettent de prendre du recul par rapport au tsunami et à ses conséquences. Le tsunami va peser sur le politique et inversement, tant les deux sont indissociables, en particulier pour l’Indonésie et le Sri Lanka, pays parmi les plus touchés et dont l’environnement géopolitique est instable. Dès les premiers sujets, présentateurs comme journalistes commentent la situation. C’est l’occasion pour le spectateur de découvrir, ou de redécouvrir, la situation de certains pays d’Asie du Sud-Est. Ce rapide cadrage historique nous paraît indispensable pour comprendre les spécificités du discours de TF1.

Anciennement appelée Ceylan, la République Démocratique Socialiste du Sri Lanka est une île de 65 610km2 située à cinquante kilomètres au sud-est de l'Inde. Aujourd'hui peuplée de 20,4 millions d'habitants, elle fut dominée successivement par les Portugais et les Hollandais puis par l’Empire britannique entre 1796 et le 4 février 1948, date de son indépendance dans le cadre du Commonwealth. Le pays comprend trois grands groupes ethniques : les Cinghalais à majorité bouddhiste, les Tamouls de religion hindoue et les Indiens. Les Tamouls vivent dans les provinces orientales et septentrionales, zones touchées par le tsunami comme le suggère la carte suivante.

Figure 106
Figure 106

Source : MEYER (2007), « Ressorts du séparatisme Tamoul au Sri Lanka », Atlas du Monde Diplomatique, Armand Colin, http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/srilanka

A l’époque de la colonisation britannique, la représentation des Tamouls dans l’administration est plus importante que celle des Cingalais. Dès 1948, ces derniers reprennent le contrôle du gouvernement et tentent d'imposer officiellement les deux aspects fondateurs de leur identité : leur langue et leur religion. Le premier gouvernement est formé par les conservateurs du Parti National Uni (UNP). En 1951, Solomon W. R. D. Bandanaraike, ancien de l'UNP, fonde un parti nationaliste, le Parti de la Liberté du Sri Lanka (SLFP) qui accède au pouvoir cinq ans plus tard. Rapidement, les Tamouls se rebellent contre l'instauration du cinghalais comme langue officielle car ils n'ont plus accès à la vie politique. Dès 1956, la création de mouvements d'opposition armés succède auxpremières émeutes. Dans les années 1970, date à laquelle le pays devient Sri Lanka, un nom cinghalais, ce déséquilibre est à l’origine de tensions très vives qui évoluent en une véritable guerre civile dans les années 1980. En effet, les activistes refusent la domination et la discrimination qui leur sont imposées. Ils souhaitent obtenir l'indépendance des provinces du nord et de l'est et fondent le mouvement des « Tigres de la Libération de l'Eelam tamoul » (LTTE) dont le chef est Velupillai Prabhakaran. En 1977, le président Junius Richard Jayawardene donne un statut de langue nationale à la langue tamoule, ce qui redonne espoir en une cessation des violences. Toutefois, son parti, l'U.N.P. (United National Party) est lui-même partagé sur la question tamoule. Dès lors, les violences, les attentats, les missions suicides, ne cessent de se multiplier : en trente ans, on compte près de 60 000 victimes civiles ou militaires. Facteur aggravant, un sous-conflit oppose les « Tigres » et une communauté musulmane qui refuse la partition de l'île. L'année 1983 est caractérisée par le « Black July » où des pogroms anti-tamouls ont lieu. Entre 1987 et 1990, l'Inde, État voisin, tente l'envoi d'une force de maintien de la paix, l'Indian Peace-Keeping Force, et essaie de susciter des discussions mais cela n'aboutit pas. C'est avant tout par volonté d'imposer sa puissance sur la région et d'éviter que les Tamouls présents sur son territoire (Tamil Nadu) ne soient mus par une volonté d'indépendance, que l'Inde décide d'agir. En 2002, le gouvernement de cohabitation du premier ministre Ranil Wickremesinghe fait une proposition de constitution fédérale qui est rejetée par les Tamouls. La présidente Chandrika Kumaratunga dissout le gouvernement qu'elle juge trop laxiste.

‘« La force du séparatisme réside dans sa capacité de mobilisation d'une jeunesse privée d'emplois publics par une politique des quotas et par un clientélisme qui joue en faveur de la majorité cinghalaise. En outre, près de trente années de conflit ont isolé les régions à majorité tamoule du nord et de l'est des dynamiques économiques à l'œuvre dans le reste de l'île. Les seules perspectives sont l'émigration ou la lutte armée»559.’

La Norvège a également tenté une initiative de paix en tant que médiateur. Bien qu'un cessez-le-feu permanent ait été décrété en 2002, les Tigres demeurent toujours armés. Le 29 mai 2006, l'Union Européenne désigne les LTTE comme une organisation terroriste.

La couverture du tsunami par TF1 est ainsi fortement marquée par la référence au passé politique de l’île et, en l’occurrence, à l'opposition entre le gouvernement sri lankais et les rebelles tamouls. Plusieurs cartes diffusées lors de reportages permettent de situer la zone de délimitation entre les forces armées et les rebelles Tamouls560. La division politique se traduit par une scission de l'espace : «une situation politique très instable puisque le pays est divisé en deux »561. Les différents reportages consacrés au Sri Lanka présentent la situation de manière concise mais aucun n'explique véritablement les origines du conflit. Les Tigres sont présentés à travers l'idée de révolte puisque ce sont des : « rebelles Tamouls », et que cette rébellion agit avec violence et hostilité en étant « armée », ce qui diabolise presque, de fait, la figure des rebelles Tamouls. Ce n'est qu'à la fin du journal du 30 décembre 2004, qu'un retour sur l'histoire récente du pays est proposé par TF1562. Évidemment cette présentation d’1 minute 30 secondes se veut succincte et revient sur des étapes tragiques de l’histoire du pays. Le journaliste est limité dans le temps et le discours est succinct :

‘« Cette guérilla séparatiste compte 15 000 combattants. Elle est très violente. Les Tigres, veulent un état indépendant, sur les régions d'origine tamoules, au nord et à l'est du Sri Lanka. Ils sont célèbres pour leurs commandos suicides . Ce sont les Tigres qui ont tué le premier ministre indien Rajid Ghandi en 1991. Un des derniers attentats suicide, a été commis en 2001 contre l'aéroport de Colombo. En février 2002, un cessez-le-feu est conclu, sous l'égide de la Norvège. Le processus de paix commence. Il est fragile. Des tensions, il y a encore quelques jours, faisaient craindre, un retour des hostilités. Puis c'est la catastrophe. La zone contrôlée au nord du pays, est touchée, elle aussi. Le gouvernement Sri Lankais demande alors aux Tamouls, de travailler ensemble, à l'organisation des secours . Et les premiers secours arrivent, dans la zone rebelle ainsi que le premier ministre aujourd'hui. "Notre présidente a dit : oublions nos différences. Nous devons travailler ensemble, pour remettre le pays debout. Sinon, la situation sera pire encore. Tout ceci, je l'espère, je prie pour cela, nous aidera dans le futur à unir le pays". Cette tragédie nationale, et le fait que les deux parties, semble t-il, travaillent ensemble sur place, pourrait relancer le processus de paix. En vingt ans, les combats entre les Tigres et forces gouvernementales Sri Lankaises, ont déjà fait 60 000 morts» (passages soulignés par nous-mêmes).’

Un premier lexique liée à la guerre est employé ici (« guérilla, attentats, hostilité, combats, tension »). Cette guerre trouve son origine dans une volonté de séparation («séparatiste, indépendance ») longue de « vingt ans ». Un second lexique concerne les tentatives de résolution du conflit (« cessez le feu, processus de paix ») qui se sont révélées infructueuses jusqu'ici (« fragile »). Dans la première partie du reportage, qui présente la situation avant le tsunami, ce sont les Tamouls qui sont mis en avant. On apprend ainsi qu'ils sont nombreux (« 15 000 combattants ») et violents (« ce sont les Tigres qui ont tué ») aussi bien envers les personnalités politiques que les civils. L'infographie présentée dans le sujet participe à asseoir cette stigmatisation des rebelles. La seconde partie du reportage se concentre davantage sur le gouvernement sri lankais qui semble vouloir faire du tsunami la source d'une résolution du conflit. Les propos de la présidente qui « demande de travailler ensemble, unir le pays », vont dans le sens d'une volonté d'entente et de communication. Le lexique est liée à l'idée d'espoir (« espère, prie »). L'avant dernière phrase de la journaliste met en opposition les termes « nationale, ensemble » et les « deux parties » car la situation politique est justement caractérisée par la rupture et la difficulté de créer une nation. D'ailleurs, l'utilisation du conditionnel (« pourrait ») et du verbe « sembler » dans cette même phrase souligne le doute qui subsiste quant à la suite des événements. L'intervention en 2002 de tiers, en l'occurrence « La Norvège » n'a visiblement pas permis de régler la crise. La médiation norvégienne continue d'ailleurs après le tsunami, car un sujet diffusé le 27 janvier 2005 explique que l'émissaire envoyé au Sri Lanka est confronté à deux camps qui ont du mal à trouver un terrain d'entente. Quoi qu'il en soit, la télévision met cette guerre civile en rapport avec la catastrophe car tout au long de la couverture, les journalistes dépêchés sur place insistent sur leur difficile cheminement à travers le pays en raison des problèmes politiques locaux : « Le déploiement des secours se heurte à la situation politique»563. La guerre constitue un frein au rétablissement de la situation. L'historien et spécialiste du Sri Lanka, Eric-Paul Meyer, explique grâce à la carte présentée un peu plus haut, que les zones touchées par le tsunami coïncident en grande partie avec les zones contrôlées par les Tamouls, à savoir le Nord et l'Est. En outre, la guerre a semé sur le territoire une importante quantité de mines antipersonnel qui ont été déplacées par les flots. «Au nord et à l'est, c'est une zone rebelle tenue par les Tamouls, une région encore parsemée de mines anti-personnelles qui ont pu être déplacées au fil de l'eau »564.

Pendant un moment, TF1 oriente son propos vers la possibilité d'un apaisement du conflit grâce au tsunami : « cette guerre civile est ce soir mise entre parenthèses puisqu'une trêve vient d'être signée »565. Il s'agit d'un arrêt limité du conflit dans la mesure où le journaliste parle d'une simple « mise entre parenthèses » et utilise le terme « trêve ». Or cette suspension des hostilités se fait sous une pression financière de la communauté internationale: «Les rebelles et le gouvernement sont censés conclure un accord pour toucher l'aide internationale »566. Mais les journalistes commencent à rendre compte quelques semaines après son passage, du fait que le tsunami n’a rien apaisé : « Après le séisme du 26 décembre, les tensions s'étaient, quelque peu apaisées entre, la population cingalaise et les rebelles la minorité, mais cela n'a été que de courte durée […] Si au début des opérations humanitaires un grand espoir de paix entre cinghalais et tamouls, a traversé tout le pays, 4 semaines plus tard, toute chance de dialogue semble s'être égaré dans le grand cirque de la charité »567. L'aide internationale et la question de la reconstruction des zones dévastées ont ravivé les tensions concernant le degré d'autonomie politique des Tamouls. Les Tamouls ont un pouvoir de contrôle sur la situation, sur le gouvernement et sur les civils. Il faut noter toutefois que les Tamouls sont peu présents dans les images de TF1, ce qui confirme bien les dires des journalistes selon lesquels ils vivent retranchés et encore plus après le passage du tsunami : « Les Tamouls se sentent abandonnés, leur région est coupée depuis des années du reste du pays à cause de la guerre civile qui l'oppose au gouvernement sri lankais à majorité cingalaise »568, « ...certaines zones tamoules n'ont encore reçu, aucune visite de bénévoles, ou d'humanitaires »569.

Le discours de TF1 à propos du Sri Lanka s’articule, dès les premiers jours, autour de la relation entre le tsunami et le conflit politique ancien qui touche le pays. C’est une manière de rendre la catastrophe intelligible. Voyons à présent le cas de l’Indonésie, à propos de qui TF1 évoque également la situation politique.

Notes
559.

MEYER (EricPaul),«Les ressorts du séparatisme tamoul au Sri Lanka », http://www.monde- diplomatique.fr/2007/04/MEYER/14590

560.

Cf. cartes

561.

Sujet n°7 de Pierre GRANGE, diffusé le 28 décembre 2004.

562.

Sujet n°26 de Marie-Claude SLICK diffusé le 30 décembre 2004.

563.

Sujet n°7 de Pierre GRANGE, diffusé le 28 décembre 2004.

564.

Sujet n°7 de Pierre GRANGE, diffusé le 28 décembre 2004.

565.

Duplex n°13 de Nicolas ESCOULAN en direct de Singapour, diffusé le 27 décembre 2004.

566.

Sujet diffusé le 30 juin 2005.

567.

Lancement et sujet n°3 de diffusé le 21 janvier 2005.

568.

Sujet n°17 de Stéphanie LEBRUN, diffusé le 29 décembre 2004.

569.

Sujet n°8 de Guillaume HENNETTE, diffusé le 31 décembre 2004.