Chapitre 13
Les victimes

La représentation du tsunami passe celle des personnes que TF1 met en scène. Plusieurs figures sont repérables dans le discours de TF1, et c’est celle des victimes qui nous intéresse à présent. Figures permanentes de la couverture médiatique, elles sont au centre d'une esthétique de l'émotion. Les témoignages réduisent la part de la médiation puisqu’ils ont tendance à ignorer la dimension collective des discours. Les témoins représentent la part singulière qui autorise le spectateur à s’identifier voire à s’impliquer, puisqu’il est mis en situation d’empathie. La manière dont les victimes sont désignées apporte du sens à la représentation du tsunami. Les victimes sont les personnes décédées, ainsi que les survivants et éventuellement le cercle plus élargi des proches. Elles peuvent donc être de tous sexes, de tous âges, de toutes nationalités ou religions, du moins, en principe, car dans les faits, certains acteurs sont bien plus prépondérants que d'autres. Il s'agit pour nous de voir comment la représentation des victimes suscite identification et émotion, de quelle manière sont dépeintes les relations entre les victimes et surtout comment l’attention aux victimes oriente la position du média face à la catastrophe.

Les premières victimes sont donc les morts, auxquels les journalistes font référence en tant que « morts » (« Des panneaux, sur lesquels sont affichées les photos des morts »)648ou «cadavres » (« Plus de 2000 morts déjà répertoriés, les morgues et les hôpitaux sont surchargés de cadavres »)649.La dureté de ce second terme, qui n’est employé que dans les six premiers mois après la catastrophe650, renvoie directement à un état lié à la décomposition. Les termes employés pour décrire les morts renvoient tous à la violence et à l'horreur. Ils sont, après tout, une part de la réalité de l'événement : le tsunami est une catastrophe parce qu'il a tué en masse. Les morts sont partout, on ne peut donc pas les ignorer. Physiquement, TF1 parle de corps «effroyablement déformés, extrêmement endommagé(s) »651 dont les « proportions [sont] inimaginables »652.Les témoins interviewés évoquent parfois ces corps mais dans leur ensemble, jamais en parlant d'une partie précise : «les corps sont gonflés déformés »653. Ces corps n'étant jamais montrés de trop près au spectateur, ce sont les mots qui doivent exprimer le degré de gravité de la catastrophe et l'état des corps. Dans cette image diffusée le 26 décembre 2004 (figure 122), trois cadavres sont allongés sur le sol. Ils ne sont pas alignés ce qui indique qu'ils n'ont probablement pas encore été déplacés. Ils sont au centre de l'image ce qui les met en valeur par rapport aux individus dont on ne distingue que les jambes en arrière-plan. La mort se trouve au milieu de la vie, mais c'est avant tout la mort que l’on remarque ici. Le tsunami, comme toute catastrophe, frappe sans prévenir et provoque une rupture dans le quotidien. Les vêtements des cadavres sont en partie arrachés, ce qui confirme la violence de la catastrophe. Les trois semblent être des adultes, l'un d'eux (celui de gauche) est probablement un homme, mais il est difficile de le déterminer. Sa couleur de peau, en revanche, indique qu'il s'agit très certainement d'un autochtone. D'ailleurs, parmi les images de cadavres diffusées par la chaîne, il est extrêmement rare de voir des touristes étrangers. La plupart sont enveloppés dans des linceuls ou mis dans des cercueils. Il y aurait une forme de pudeur par rapport à eux, propre à la télévision. Certaines représentations (iconiques plus que verbales) seraient évincées de l’espace public pour exprimer une forme de respect ou de gêne. Cette pudeur renvoie au rôle de médiation de la télévision dans la sélection des informations. D’autre part, elle instaure une certaine distanciation. La représentation de TF1 se partage entre une omniprésence de la mort dans les mots et une certaine pudeur dans les images. Le terme « mort » est plus employé que ses synonymes tels que « décès » (15 fois), « deuil » (29 fois) ou « disparition » (9 fois). Toutefois, il faut noter que le mot « mort » renvoie au collectif dans la mesure où il s’agit souvent d’indiquer le nombre de morts et les bilans.

Figure 122
Figure 122

20:08:37:70

Les journalistes s'efforcent de décrire une réalité qui n'est pas toujours palpable, comme lorsqu'ils se réfèrent aux odeurs que le spectateur ne peut évidemment pas sentir :

‘« En Asie, le cataclysme ravage une zone immense et sur toutes côtes aujourd'hui, l'odeur de la mort »654.
« Partout les corps s'amoncellent et l'odeur de la mort flotte sur les villages »655.
« Tout autour Khao Lak règne une odeur putride »656. ’

Retranscrire l’odeur de putréfaction est impossible, donc on en donne une représentation et on l’esthétise. Toutefois, le lexique employé n'est pas très riche dans la mesure où la construction ne s'attarde pas sur les atteintes physiques du tsunami. Les descriptions ne sont pas détaillées, comme par pudeur, ou comme si toute description était inutile. Le détail macabre aurait-il une véritable fonction dans la représentation de ce type d'événement ? Ce n'est pas certain, car il n'apporterait pas d'information utile, il ne proposerait aucune vérité, ne permettrait aucune dénonciation, aucun engagement politique. Tout au plus, le détail macabre pourrait-il ajouter de la violence à celle du phénomène, en provoquant une émotion d'effroi, de dégoût ou de peur auprès des spectateurs. Ces victimes s’inscrivent dans trois situations distinctes : 1) celle que nous qualifierions de temps présent, c'est à dire la mort. 2) celle d’un imaginaire de l’attente et de la menace. Le futur proche est synonyme d’une probable menace sanitaire. Et enfin 3) l'urgence d'identification. Ces morts ne sont pas toujours identifiés, certains sont anonymes. D’autres sont identifiés, généralement, ils sont mentionnés par nationalité et, plus ponctuellement, par leurs noms et prénoms.

Face à ces morts se construit en opposition une autre figure, celle des survivants. Ils s’inscrivent dans une forme différente de violence puisque, par définition, ces victimes ont survécu. Le discours s'inscrit plus dans une esthétique de la peine et de la souffrance : «  Les américains dirigent l'aide d'urgence vers des campements où les survivants les attendent avec l'énergie du désespoir  »657, « On distribue des cachets aux survivants qui ont mal au ventre » 658. Qualifiés la plupart du temps de « rescapés », ces survivants sont présentés comme des personnes « perdues, désespérées, dans le dénuement le plus total »659. C'est donc plus leur comportement, leur état physique ou psychique, leur situation qui est décrite car cela montre de quelle manière ils ont été affectés par le tsunami. Il faut noter que ces termes sont généralement associés à l'ensemble des victimes plutôt qu'à des individus en particulier. Les journalistes présentent les « blessés ». Bien sûr le suivi de l’événement est ponctué de cas particuliers, la chaîne proposant des sujets consacrés à des personnes, mises en scène dans un cadre temporel et spatial qui permet au spectateur de s’identifier à elles (la grande majorité des personnes interviewées sont identifiées par des synthés660). Ces acteurs demeurent parfois anonymes, seule leur nationalité est révélée implicitement par la situation géographique où se déroule le reportage. Ils sont désignés par «cet homme » ou « cette femme ». La représentation des victimes tourne autour des discours des journalistes ou des acteurs qui sont tour à tour aptes à en parler ou retranchés dans le mutisme. Les comportements sont ainsi décrits : « Vella a perdu en quelques secondes tout ce qu'elle avait de plus cher. Cette chaussette d'enfant, c'est tout ce qui lui reste, avec ces quelques portraits. Au milieu des ruines, sa douleur est trop forte, son désespoir tourne à l'hystérie »661. Le terme utilisé par le journaliste Christophe Pallée est très fort et suggère que cette femme est poussée à bout par les conséquences de la catastrophe sur sa vie. Il renvoie à une approche psychiatrique, presque scientifique et donc distanciée. La référence à l’hystérie se distingue d’une approche de l’empathie. Le comportement de cette femme, Vella, en public, en pleine rue, renvoie à un comportement qui est en quelque sorte réprimé dans nos sociétés ou en tout cas mis à part.

Un autre reportage, par exemple, présente une jeune asiatique traumatisée par l'événement et qui, selon le journaliste, n'a pas prononcé un mot depuis la catastrophe et la mort de ses proches. Assise dans un camion, elle s'isole du reste de sa famille. La situation des touristes est souvent du même ordre : les survivants sont désemparés. Ils se trouvent dans l'incapacité de mettre des mots sur ce qu'ils ont vécu, en tout cas, face à une caméra. «  Elle ne dort plus. Elle n'a plus envie de parler. A personne  »662. La description du comportement ou des émotions montre une situation de détresse que le spectateur peut comprendre et à partir de laquelle il peut s'indigner et/ou se mobiliser.

Notes
648.

Sujet n°4 de Mathilde PASINETTI, diffusé le 28 décembre 2004.

649.

Sujet n°3 de Cyril AUFRET, diffusé le 27 décembre 2004.

650.

Le dernier emploi intervient dans un reportage de Michèle FINES diffusé le 6 juin 2005, portant sur des chiens « spécialisés dans la recherche de cadavres » et utilisés en Thaïlande.

651.

Duplex d’Anthony DUFOUR, diffusé le 30 décembre 2004, sujet n°20 de Ludovic ROMANENS, diffusé le 30 décembre 2004.

652.

Sujet n°1 d’Anne-Claire COUDRAY, diffusé le 31 décembre 2004.

653.

Sujet n°15 de Stéphanie LEBRUN, diffusé le 2 janvier 2005.

654.

Sujet n°1 de Pierre GRANGE, diffusé le 27 décembre 2004.

655.

Sujet n°14 de Marie-Claude SLICK, diffusé le 28 décembre 2004.

656.

Sujet n°2 de Christophe PALLEE, diffusé le 29 décembre 2004.

657.

Sujet n°2 de Cyril AUFFRET, diffusé le 11 janvier 2005.

658.

Sujet n°11 de Liseron BOUDOUL, diffusé le 1er janvier 2005.

659.

Ouverture du JT le 31 décembre 2004.

660.

Synthé : titres affichés à l’écran pour signaler le nom d’une personne, d’une institution etc. Le scripte, chargé de rédiger les titres, travaille sur un synthétiseur d’écriture.

661.

Sujet n°13 de Christophe PALLEE, diffusé le 28 décembre 2004.

662.

Sujet n°14 de Bénédicte DELFAUT, diffusé le 12 janvier 2005.