L’information proposée par la chaîne se divise essentiellement entre témoignages des survivants et discours des journalistes. Les témoignages font état de situations personnelles qui répondent parfois à celles d'autres victimes. Les témoins confèrent une dimension singulière à l'événement et participent d’une esthétique de l'émotion. Les témoignages permettent d'articuler le singulier et le collectif en permettant au spectateur de s'identifier aux personnes montrées. La souffrance vécue par ces témoins suscite alors l'empathie du spectateur. TF1 construit donc une rhétorique basée sur l'expérience d'individus singuliers. Parfois, certains sont présentés par leur prénom, voire leur nom, ainsi que leur âge. En sortant de l'anonymat, ils acquièrent plus de réalité pour le spectateur. Certains reportages constituent des portraits complets d'individus précis, occidentaux ou autochtones. Dans notre corpus, nous avons remarqué que certaines personnes apparaissent plusieurs fois dans la couverture de TF1663. Comme elles deviennent plus familières au spectateur, c'est leur parcours, leur histoire personnelle que nous suivons au fil du temps, des « récits terribles, terrifiant(s) »664, des « histoires déchirantes, stupéfiantes »665 qui sont à même de susciter une vive émotion. Le spectateur est amené à s'identifier au personnage, en observant ses gestes, ses réactions, ses attitudes. Et l'histoire de ces personnages est une part de l'histoire de l'événement, symbolique de sa violence, de son ampleur. C'est le cas de ce Français, Jérôme Philippon, que l'on découvre dans un reportage diffusé le 2 janvier 2005. Lui et son épouse Nathalie se trouvent devant une église à Soissons, à l'occasion de l'enterrement de trois de leurs quatre enfants, morts en Asie.
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Ils se tiennent l'un à côté de l'autre, sa femme est muette tandis que lui lit un mot à la mémoire de ses enfants. Presque trois mois après, nous retrouvons Jérôme Philippon dans un reportage diffusé le 25 mars 2005. Cette fois, il est seul, en Thaïlande. C'est son premier voyage depuis la catastrophe et le spectateur participe à cette épreuve. L'absence de sa femme, visiblement submergée par l'émotion dans le premier sujet, ajoute à ce voyage une dimension dramatique. Cette image d'un homme isolé, faisant face à un destin tragique exprime à la fois toute l'impuissance et la force dont font preuve les êtres humains dans de telles situations. Au milieu des ruines, la caméra le filme avec une certaine distance et le spectateur l'observe, fouillant les décombres et replongeant dans l'horreur en y découvrant des objets personnels.
Le commentaire du journaliste poursuit cette construction esthétique d'une douleur encore vive : « C'est la première fois qu'il revient au Sofitel de Khao Lak. Il y a perdu trois de ses enfants. Trois fils. Au milieu des décombres, c'est lui qui a retrouvé le corps du petit dernier. Les deux autres ont été emportés par la vague»666. Ce père a connu l'horreur d'abord, celle du décès de ses fils à l'endroit même où il se trouve. Ensuite, il a découvert le corps sans vie de l'un d'eux. Et enfin, les deux autres n'ont jamais été retrouvés, ce qui lui est insupportable. Ce sentiment est par ailleurs partagé par beaucoup d'autres victimes. Son espoir, qui est celui de nombreuses personnes, est de pouvoir faire son deuil en retrouvant les corps : «Jérôme pense que les corps de ses fils pourraient être enfouis là, sous les gravats. A moins, qu'ils ne fassent partie des centaines de corps, toujours non identifiés». En désignant cet homme par son prénom, le journaliste renforce l’expression d’une proximité avec lui. Son parcours rappelle que trois mois après le passage du tsunami, la souffrance est encore présente, les esprits sont meurtris, les lieux toujours dévastés, le temps encore en suspens.
Les discours de toutes ces victimes expriment la douleur engendrée par le tsunami, avec la perte des biens et des êtres chers. Tous contribuent à une rhétorique de l'émotion : «La personne-exemple fonctionne comme un support de projection pour la sensibilité du destinataire »667. La projection dont parle Patrick Charaudeau serait une forme d’identification, de transfert qui permettrait au spectateur de faire preuve d’empathie en se mettant dans la peau du témoin668. Mais si l’idée de projection est issue du domaine psychologique, elle peut aussi s’appréhender sous l’angle de la représentation médiatique. L’expérience singulière d'une personne lambda devient un moyen de médiation d’une situation collective. Les images de survivants offrent souvent, au cours d’entretiens, la même vision : la dramatisation vient des angles de plans sous lesquels ils sont filmés. Le spectateur se trouve au plus près de la personne et de son intimité et ne peut que centrer son attention sur celle-ci. Ce n'est plus le lieu de la catastrophe qui importe mais ses effets sur les hommes. Certains plans d'ensemble ou de demi-ensemble permettent de les observer dans un cadre qui leur est plus ou moins familier. Mais la plupart du temps, ils sont filmés en plans moyen (le personnage est en pied), américain (personnage à mi-cuisse), rapproché (personnage à la ceinture ou à la poitrine) ou en gros plan. Le spectateur peut alors voir les mouvements du corps ou l'expression du visage. Les regards expriment l'émotion et la douleur que le spectateur est amené à partager et à travers lesquels il peut s'identifier au personnage. La représentation du corps, associée au discours, permet de parler indirectement de la mort, de la souffrance. La solitude à l'écran de ces survivants est symbolique de l'épreuve qu'ils ont vécu et au cours de laquelle ils se sont retrouvés confrontés à leur propre mort.
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Traumatisées, ces victimes tiennent des propos qui d'une manière ou d'une autre, se fondent toujours sur l'idée d'une rupture et convergent souvent vers les mêmes thématiques.
Ces douleurs psychiques et ces traumatismes sont d'ailleurs illustrés par l'inquiétude exprimée par les psychologues à propos des conséquences psychologiques du tsunami et des possibilités de syndrome post- traumatique : «une équipe de psychologues est aussi présente pour écouter les premiers récits. "ça permet surtout de désamorcer...euh...ben...des traumatismes plus importants qui pourraient s'aggraver dans le temps si y'avait pas d'expression" »674. L’expression est importante pour « désamorcer » les traumatismes des victimes, un terme qui renvoie à celui de bombe qui pourrait exploser : «C'était quand même la pénétration d'eau dans les voies respiratoires mais c'était pas le problème dominant, le problème dominant était un effet de broyage un effet de meule euh emportés par la vague, ils ont été tapés contre n'importe quoi tout ce qui était obstacle contendant etc»675. En conséquence, l'aide médicale se veut également psychologique : « ils sont très nombreux à se rendre dans les sections spécialisées des hôpitaux […] Des volontaires vont bientôt être envoyés dans les villages, à la recherche des personnes traumatisées. Car tous les gens que nous avons rencontrés dans ces zones sinistrées nous ont dit qu'ils avaient perdu le sommeil, l'appétit, qu'ils avaient peur. Mais très peu d'entre eux se rendent compte de la gravité de leur état »676.
Le lexique employé pour décrire les personnes s’oriente à la fois vers la peur et la surprise. Ils sont « surpris, terrorisés, paniqués, profondément marqués, pris de court »677. Une fois la menace passée ils se sont sentis « désemparés, éprouvés, épuisés, fatigués »678. Beaucoup restent « choqués, incrédules », un peu « soulagés » ou « heureux » d'être en vie. Ils font alors souvent preuve de « calme, dignité, ténacité »679. Dans le lancement du sujet numéro 17 du 2 janvier 2005, Laurence Ferrari décrit des touristes français « hébétés, hagards » complètement choqués par le traumatisme. Toute une thématique de la peur est développée en parlant de « crainte, hantise, effroi ». Concernant les émotions vécues par les victimes, plusieurs catégories se dessinent : la panique, la peur, l'espoir ou le désarroi, parfois la colère. La plupart des émotions sont donc centrées autour de la peur et renforcent la tension dramatique de l’information.
Avec les acteurs institutionnels, ces sujets singuliers mis en avant par TF1 composent l'espace public du tsunami en construction. À côté de cet espace public se construit un autre espace, celui de la subjectivité où s'expriment les douleurs physiques et psychiques, les problèmes liés aux familles et aux relations intersubjectives. L'approche de TF1 s’intéresse beaucoup aux récits des touristes occidentaux (et elle propose de nombreux récits concernant des personnages occidentaux) mais l'écoute des autochtones n'en est pas pour autant oubliée. Elle pose simplement la question de la traduction. Le discours des victimes peut-il être traduit et retranscrit, dans le ton, de manière à exprimer les véritables émotions des autochtones ? N’y a-t-il pas inévitablement une « érosion » dessentiments exprimés une fois traduits et doublés en français ? Quoi qu'il en soit, en représentant une victime, TF1 donne au spectateur un point référentiel d’identification. En particulier lorsqu’ils sont de même nationalité.
‘« Dans leur traitement de l’actualité, la plupart des magazines et des journaux d’information télévisée, en adoptant ce mode de restitution, ont fait le choix d’incarner et de visagéifier l’actualité avec pour finalité l’intention manifeste de proposer le paysage d’une actualité qui fasse l’écho de l’expérience vécue de leurs destinataires »680.’C’est le cas d’une certaine Tilly, du « bébé n°81 », de Flore Titeux de la Brosse, de la famille française DOYE ayant crée l’association Adam’s Peak et d’un pêcheur.
Sujet n°14 de Lillan PURDOM et sujet n°15 de Carole VENUAT, diffusés le 30 décembre 2004.
Sujet du 30 décembre 2005.
Sujet diffusé le 25 mars 2005.
CHARAUDEAU (2001), p.79
En psychanalyse, la projection est identifiée à un mécanisme de défense. Il s’agit de transférer sur autrui des sentiments, le plus souvent négatifs, que l’on ne peut supporter. Le transfert s’appui sur le désir.
Interview de Arnaud De Courcy, médecin et directeur médical de la mission Europ' Assistance à Bangkok. Extrait du sujet n°13 de Mathieu LODS et Christophe GASCARD, diffusé le 1er janvier 2005.
Sujet n°18 d'Anne-Claire COUDRAY, diffusé le 28 décembre 2004.
Sujet n°12 de Thomas HOREAU, diffusé le 31 décembre 2004. Interview du Dr Louis JEHEL (psychiatre, cellule d'urgence médico-psychologique (CUMP)
Sujet n°4 de Bénédicte DELFAUT, diffusé le 14 janvier 2005.
Sujet n°16 de Sylvie CENSI, diffusé le 30 décembre 2004.
Sujet n°19 de Thomas HOREAU, diffusé le 27 décembre 2004.
Témoignage du Dr. Arnaud De Courcy, directeur de la mission Europ Assistance à Bangkok. Extrait du sujet n°13 de Mathieu LODS diffusé le 1er janvier 2005.
Lancement et sujet n°4 de Bénédicte DELFAUT, diffusé le 14 janvier 2005.
Sujet n°11 de Michèle FINES, diffusé le 31 décembre 2004, sujet n°4 de Christophe PALLEE, diffusé le 27 décembre 2004, sujet n°12 de Thomas HOREAU, diffusé le 31 décembre 2004, sujet n°16 de Claire WAMBERGUE, diffusé le 29 décembre 2004.
Sujet n°4 de Christophe PALLEE, sujet n°8 de Guillaume HENNETTE, sujet n°19 de Thomas HOREAU, diffusés le 27 décembre 2004.
Duplex de Nicolas ESCOULAN, diffusé le 30 décembre 2004.
SOULAGES (2007), p. 97