13.1.1 Une dramatisation par les chiffres

La catastrophe a une double dimension, à la fois internationale et nationale. L'angle français (la concentration sur les acteurs français) est ainsi rapidement choisi par TF1 et c’est la figure du touriste français qui est mise en avant. D'une part, le journal présente le sort des survivants. Cesfigures sont envisagées comme des « compatriotes » dans le discours des journalistes et des hommes politiques français, des « ressortissants », des « touristes », des «victimes », des « rescapés », des « rapatriés ». D'autre part, il présente le décompte des morts, des blessés ou des disparus, en parlant alors du « côté français ». Comme dans tout événement de cette nature, la catastrophe a donné lieu à une comptabilisation immédiate et incessante du nombre de victimes, avec l'énonciation de bilans dans quasiment tous les sujets consacrés au tsunami. Ces chiffres ont une fonction de légitimation : ils prouvent que le travail des journalistes se veut sérieux, précis et documenté. Ils soulignent un souci de crédibilité et de scientificité mais ils ont également une signification politique qui est celle de l’ampleur. Inconsciemment pour le spectateur, ces chiffres ont un rapport avec l’infini, or ce caractère infini, et donc, non-maîtrisable est un peu contradictoire avec la volonté de maîtriser la catastrophe. La rhétorique du nombre met en avant des chiffres plus que des identités. Cela renforce la notion d’urgence et de rupture de la normalité, d’une part. D’autre part, le spectateur sait immédiatement ce que ces chiffres signifient.

Nous avons pu ainsi remarquer que les journaux télévisés dont l’ouverture est entièrement ou partiellement consacrée au tsunami proposent toujours des séries de chiffres. Le 27 décembre 2004, Patrick Poivre d'Arvor entame son édition ainsi : « Déjà plus de 50 000 morts ou disparus en Asie du sud-est dans l'une des plus terribles catastrophes du siècle ». Le lendemain et le surlendemain, ses entrées en matière sont similaires : « On va sans doute approcher les 100 000 morts ou disparus dans l'un des drames les plus épouvantables du 20ème siècle après le tsunami meurtrier de dimanche ». «Jamais nous ne pensions avoir à vous commenter un jour une catastrophe aussi effroyable. Déjà plus de 100 000 morts ou disparus et chaque heure davantage ». Les 30 et 31 décembre, il poursuit : «125 000 morts désormais, toujours une estimation provisoire car le chiffre des victimes du raz de marée de dimanche ne cesse d'augmenter », « Le dernier journal de cette année 2004 est toujours marqué par l'actualité dramatique en Asie du sud-est. Bilan provisoire après les raz de marée 125 000 morts ».

Le 1er janvier 2005 : « Bonsoir à tous, le passage à l'année 2005 s'est fait dans le recueillement et la solidarité tout autour de la planète, bougies, fleurs blanches et prières en mémoire des 127 000 victimes des raz de marée en Asie du sud-est ». Le 2 janvier 2005, Laurence Ferrari débute son propos ainsi : « Bonsoir à tous, au moins 150 morts français dans les raz de marée qui ont ravagé l'Asie du sud est dimanche dernier ». Le 3 janvier 2005, Patrick Poivre d'Arvor commence : « Madame, monsieur bonsoir, voici les titres de l’actualité de ce lundi. Le bilan des victimes continue à augmenter d'heure en heure en Asie, 150 000 morts, les deux tiers pour le seule Indonésie ». Nous observons la récurrence de certains termes tels que “déjà plus de” ou “au moins” ou encore le verbe “augmenter”, qui participent tous à une dramatisation. Voici un tableau (tableau 7) résumant les chiffres donnés par la chaîne au fur et à mesure :

Tableau 7 Evolution de l’indication par TF1 du nombre de morts
Tableau 7 Evolution de l’indication par TF1 du nombre de morts

Source : auteur

Graphique 9 Evolution du nombre de morts évoqués par TF1

Source : auteur

Le lendemain de la catastrophe et jusqu'au 27 janvier 2005, c'est à dire un mois plus tard, on peut constater que les chiffres donnés ne cessent d'augmenter, de manière exponentielle. Puis, deux mois après, en mars 2005, le décompte est revu à la baisse, continue jusqu'au 17 décembre 2005. Trois jours plus tard, le chiffre remonte pour se stabiliser jusqu'au premier anniversaire du 26 décembre 2005. Encore un an plus tard, le 26 décembre 2006, le chiffre est réajusté. Le 26 décembre 2007 le chiffre reste stable, puis baisse encore le 26 décembre 2008. Les variations observées semblent participer à l’effet de dramatisation. Dans les premiers temps, l’augmentation exponentielle provoque une forme de tension, comme si elle n’allait jamais s’arrêter.

Ces chiffres qui font partie, pour la chaîne, d’un « décompte macabre », contribuent à un effet de dramatisation : nous observons l'évolution de l'événement par l'évolution des chiffres et nous prenons conscience de son ampleur phénoménale. La couverture commence avec des chiffres et s'alimente de ces informations : «... selon un bilan encore provisoire et qui s'alourdit d'heure en heure, plus de 10 000 morts » dans une stratégie rhétorique de l'émotion. Au delà du simple souci d'information, la chaîne s'engage dans une voie de sensibilisation du spectateur. Ces bilans sont globaux (ils concernent toutes les victimes) ou locaux (ils concernent un ou plusieurs pays en particulier). Petit à petit, cette comptabilisation prend même l'apparence d'une référence familière : «Nous rouvrirons ce soir, le dossier […] du chiffre de français disparus »681. Plusieurs infographies sont consacrées à ces bilans, comme celle du lancement du sujet numéro 11 du 1er janvier 2005. Huit pays figurent sur la carte avec leur chiffre, en noir : l'Inde, l'Indonésie, le Sri Lanka, La Myanmar (dont l'ancien nom « Birmanie » est noté entre parenthèses), la Thaïlande, Les Maldives et la Malaisie. Le décompte total figure également en haut et en rouge. Visuellement, il ressort un effet de concentration de chiffres importants qui viennent écraser le spectateur, d'autant plus que le propos du présentateur souligne encore l'ampleur du drame. Celui-ci se concentre sur les trois chiffres les plus impressionnants, en les citant par ordre décroissant : « Et le bilan officiel de ces raz de marées est ce soir d'un peu plus de 126 500 morts, l'Indonésie compte près de 80 000 victimes, le Sri Lanka 28 000 et l'Inde plus de 12 000 »682.

La plupart du temps, comme c'est le cas dans l'exemple précédent, les séries de chiffres se succèdent et sont, de facto, mises en parallèle. Elles s'articulent l'une par rapport à l'autre non pas dans une logique comparative mais dans une logique cumulative venant illustrer la violence du phénomène. Il est difficile de pointer du doigt un responsable comme dans le cas d'une guerre par exemple. Les journalistes parlent plus volontiers de « bilans » que de massacres ou d'hécatombe. Les bilans mis en avant soulignent l'idée d'une focalisation du média sur les pays les plus touchés ainsi que sur la France. Pour renforcer l'effet de dramatisation, le média n'hésite donc pas à multiplier les termes tels que « déjà plus de ».

La fiabilité des chiffres est difficile à évaluer en raison de l'ampleur de la catastrophe, surtout pour des spectateurs individuels. Pendant longtemps, les disparus ne sont pas comptabilisés parmi les personnes décédées. Ils sont ainsi mis dans la catégorie des « disparus » ou des personnes « manquant à l'appel ». Beaucoup ont été emportés dans l'océan. De plus, le risque d'épidémies et les blessures infligées à certains laissent planer un doute quant à leur sort et donc à l'importance du bilan qui « pourrait augmenter ». Nous constatons toutefois que ces chiffres sont toujours arrondis et ce sont des termes tels que « plus de » ou « près de » qui permettent de les réévaluer. Enfin, les problèmes d'identification rendent difficile le décompte par nationalités. D'ailleurs, ces décomptes « nationaux » sont limités aux zones touchées et à certains pays, en majorité européens, tels que la France ou la Suède. Les difficultés de comptabilisation posent des questions auxquelles les journalistes tentent d'apporter des éléments de réponse : « Et surtout pourquoi autant d’imprécision ? ». Deux raisons sont ainsi invoquées : « Et bien il y a plusieurs facteurs…euh…d’abord le contexte géographique […] L'autre facteur, et bien c'est le contexte politique, le contexte de guerre civile »683. Ce sont des chiffres qui permettent de placer la catastrophe sur une échelle de comparaison par rapport à d'autres événements. L'évaluation des conséquences du tsunami par l’information permet d'avancer des réponses plus ou moins adaptées.

Avec une focalisation évidente sur le bilan français, les journalistes font état d'une certaine réserve de la part du gouvernement. Évoquant le bilan français, l'un des journalistes précise que : « C'est un chiffre que le ministère des affaires étrangères ne souhaite pas préciser»684,« Concernant justement les victimes françaises, le gouvernement fait preuve d'une très grande prudence »685. Les journalistes s’emploient alors à trouver des explications : «Pourquoi une telle prudence ? C'est ce qu'ont voulu savoir Liseron Boudoul et »686. « Mais sur place, les services diplomatiques commencent à évoquer des chiffres beaucoup plus importants ». « Pourtant, sur place, en Asie, les services diplomatiques, auraient eux des chiffres plus précis. Des chiffres, officieux »687.

Mais ce que l’on comprend dans la semaine qui suit l'événement, c'est que les bilans ne seront probablement jamais complets ni définitifs, et cela confère à la catastrophe une dimension encore plus tragique : «Les autorités indonésiennes redoutent quelques 100 000 morts mais savent déjà que jamais ne pourra être établi un bilan définitif »688, « Une semaine après le cataclysme, il est probable qu'on ne connaisse jamais le bilan définitif des victimes », « Selon l'ONU, le chiffre définitif pourrait ne jamais être connu »689. Les verbes “redouter”, et “pouvoir” utilisés au conditionnel, ainsi que l'adverbe “probable” viennent nuancer cette information, laissant planer l’incertitude sur la suite des événements. Ils accentuent également la dimension d'imprécision et de méconnaissance et, ainsi, l’impression d’ampleur de la catastrophe.

Le tsunami a choqué par la mort massive qu'il a engendrée. Hommes, femmes et enfants ont été indifféremment frappés. La représentation de victimes de tous âges permet au spectateur de s'identifier et d'éprouver de l’empathie. D'autre part, elle souligne la multiplicité des victimes touchées par la catastrophe, ce qui contribue à la distinguer d'autres événements dramatiques.

Notes
681.

Lancement du premier sujet le 4 janvier 2005.

682.

Sujet n°11 de Liseron BOUDOUL, diffusé le 1er janvier 2005.

683.

Duplex à Banda Aceh avec Nicolas ESCOULAN, diffusé le 3 janvier 2005.

684.

Sujet n°14 de Liseron BOUDOUL diffusé le 5 janvier 2005.

685.

Sujet n°2 de Liseron BOUDOUL diffusé le 5 janvier 2005.

686.

Sujet n°14, op. cit.

687.

Sujet n° 2, op. cit.

688.

Duplex d'Anthony DUFOUR en direct de Phuket, le 27 décembre 2004.

689.

Ouverture du journal du 3 janvier 2005 par Patrick Poivre d'Arvor.