15.1 Quand l’eau prend un visage humain : esthétique et imaginaire

Dans la construction esthétique de la représentation de l'événement, nous avons pu relever une thématique exprimant une « humanisation de l'eau », ici identifiée comme l'ennemi, et la déshumanisation qu'elle a provoquée sur les victimes. L’eau, source de vie, devient source de mort, de danger, c'est donc une violence symbolique qui est à l'œuvre ici. Le 26 décembre 2004, la journaliste Florence Leenknegt, décrivant le surgissement de la vague, parle d’un « monstre prêt à tout engloutir »777. Si les journalistes emploient souvent un lexique propre aux êtres humains pour qualifier le tsunami, ici en revanche, l’image du « monstre » renvoie à l’ordre de l’inhumain, de l’imaginaire et de la fiction. De fait, cetteimage cherche certainement à marquer l’opposition entre l’image négative et anxiogène du tsunami, visible à l’écran) et celle, positive, des victimes humaines. Le terme « monstre » employé une seule fois dans notre corpus, le premier jour de couverture, pour stigmatiser le tsunami, lui confère un caractère irrationnel, une absence de sens probablement liée à la surprise qu’a constitué la catastrophe. Or comme le rappelle Bernard Lamizet, « le monstre est ce qui échappe à l’attente, ce que l’on n’attend pas […] le monstre est une figure qu’a priori on ne peut que montrer. Cela signifie qu’on ne peut la dire» 778. Au premier jour de la catastrophe, le tsunami est clairement montré dans les images mais difficilement descriptible par les mots, tant il est exceptionnel, tant il surprend et échappe au savoir.

Les images de l’eau souillée après la catastrophe, où pourraient se développer des maladies, sont représentatives de cette transformation de l’eau. On peut ainsi assister à un processus de personnification de l’eau, et de l’océan plus particulièrement. C'est une figure de style qui donne à ce dernier le rôle d’un acteur à part entière. La mer est l’une des figures de l’événement au même titre que les victimes, les politiques ou les humanitaires. On lui prête des comportements humains à travers l’utilisation de verbes et des actes qui vont au-delà de son rôle habituel :

‘« Les séries de vagues qui vont jusqu’à manger le littoral…la mer grossit et lance son attaque»779.’

Pourtant, c’est bien la fatalité qui est à l’œuvre ici, pas les humains. Dans la construction esthétique d’une lutte entre les hommes et la nature, les deux camps sont placés sur un pied d’égalité. La nature, toutefois, se révèle bien plus forte. L’eau a exprimé toute sa puissance dévastatrice. Celle-ci est traduite dans l’utilisation d’adjectifs ou dans la description des conséquences de son passage :

‘« La vague s'est engouffrée au milieu du complexe hôtelier du Sofitel, ces poteaux en béton armé se sont couchés sous la pression de l'eau, la plupart des bâtiments situés au rez-de-chaussée ont été éventrés. La mer a englouti des dizaines de personnes en l'espace de quelques secondes, d'autres sont restés coincées sous les décombres»780.’

Cette construction esthétique est par ailleurs représentée par des photos satellites, commentées le 2 janvier 2005, par la journaliste Anne-Claire Coudray : «Voilà les photos satellites de Banda Aceh en Indonésie avant et après le tsunami. La mer a dévoré la terre»781. C'est à nouveau un verbe qui est utilisé ; il suggère la puissance du mouvement de l'eau sur les terres et traduit bien ce que les images montrent de manière étonnante.

Figure 157
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Figure 158
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L'eau revêt une dimension mythique, avec des exemples dans l'épisode biblique du Déluge. Or les journalistes comparent souvent la catastrophe à un Déluge : « La situation au Sri Lanka est très précaire d'autant que des pluies diluviennes s'abattent sur le pays depuis deux jours » 782 , « à ce propos il faut noter ce soir Laurence que des pluies diluviennes se sont abattues sur euh sur une partie du pays, sur la partie orientale depuis 48 heures euh c'est il se trouve que c'est la côte la moins accessible du Sri Lanka »783, « Nous retrouvons maintenant Michel Scott en direct de Matara où les inondations entraînées par les pluies diluviennes qui se sont déversées ces derniers jours, deviennent une nouvelle source de préoccupation»784. Le rapprochement avec cet épisode se traduit également avec l'idée qu'un renouveau est possible après la tragédie : «Une nouvelle vie après le Déluge »785.

Par la suite, l'image que renvoie cette eau est en complète opposition, puisque l'océan est filmé alors qu'il est plus calme. Cette relative quiétude n'empêchera pas les peurs ou les superstitions liées à la mer de se développer : «Les pêcheurs n'osent plus s'y aventurer, par superstition, par peur »786, «Toujours au Sri Lanka, les pêcheurs qui ont survécu au raz de marée et dont les bateaux ont été épargnés, doivent faire face à un nouveau problème : personne ne veut acheter leurs poissons, parce que dans l'imaginaire collectif, on pense qu'il se nourrit des cadavres emportés par la mer »787.

Notes
777.

Sujet n°3 de Florence LEENKNEGT, diffusé le 26 décembre 2004.

778.

LAMIZET (mars 2008), « Sémiotique du fait divers » in « Fictions et figures du monstre », Médias et culture, L’Harmattan, Paris, p.88

779.

Sujet n°1 de Michel IZARD, diffusé le 29 janvier 2005.

780.

Sujet n°3 de Nahida NAKAD diffusé le 29 décembre 2004.

781.

Sujet n°16 d'Anne-Claire COUDRAY diffusé le 2 janvier 2005.

782.

Lancement du sujet n°3 du 1er janvier 2005 par Laurence FERRARI.

783.

Duplex n°7 avec Michel SCOTT depuis Tissamahamara (Sri Lanka) diffusé le 2 janvier 2005.

784.

Lancement du duplex n°11 avec Michel SCOTT depuis Matara (Sri Lanka) diffusé le 3 janvier 2005.

785.

Sujet n°10 de Patrick FANDIO diffusé le 4 janvier 2005.

786.

Sujet n°1 de Patrick FANDIO diffusé le 5 janvier 2005.

787.

Brève n°9 du 5 janvier 2005.