15.8 Le rôle de l’image

L’on se rend d’autant mieux compte de l’importance de l’image ici que TF1 puise dans les archives, les photographies, les images étrangères, celles des amateurs ou celles de ses propres journalistes, pour construire sa représentation du tsunami811. La plupart des photos présentées dans le corpus sont des images d'archives de dégâts causés par des tsunamis ou des photos issues d'albums appartenant aux victimes ou aux familles de celles-ci. Celles-ci, en particulier les photos de famille, suscitent l'émotion du spectateur. Certaines, représentent des individus ayant disparu et dont le sort reste incertain. Le spectateur est voué à s'interroger sur leur devenir, à laisser place à son imaginaire. Ces photos sont présentées dans les mains des proches, collées aux murs ou dans des albums, ce qui instaure une connexion particulière.

Les images d'amateurs en particulier ont joué un rôle nouveau, et d'une grande importance : «Et toute la journée, des vidéos amateurs ont continué à nous parvenir à TF1 »812. Il existe très peu d’images d’un tsunami même. Capter sur le vif un événement aussi inattendu est plutôt difficile. Mais ici, les touristes ont souvent filmé le moment précis de l’arrivée des vagues successives. Or ces vagues, nous l’avons constaté dans notre analyse, ont joué un rôle majeur les reléguant quasiment à un statut d’acteur à part entière de l’événement. En ce sens, les vidéos d’amateurs ont apporté des images inédites pour les chaînes de télévision, comme ce fut le cas, par exemple, lors des attentats du 11 septembre 2001. Certains sujets de TF1, comme celui de Michel Izard, diffusé en Une, le 29 décembre 2004813, proposent des commentaires à partir d’images amateurs. La plupart du temps, le spectateur observe les scènes avec une certaine distance. Il se trouve face aux personnes, en hauteur par rapport à la vague. Ces vidéos d’amateurs pullulent dans cette catastrophe et c'est un aspect fondamental de la construction médiatique, non seulement de TF1 mais également de toutes les chaînes de télévision à travers le monde. Filmées avec des caméscopes « familiaux », elles sont à la fois une chance puisqu’elles montrent des images inédites, brutes, et une source de questionnements importants quant au rôle des journalistes professionnels. Elles sont particulières et fondamentalement différentes des images de la chaîne TF1 dans la mesure où elles saisissent des faits sur le vif, sans véritable volonté de construction esthétique.

‘« Grâce aux appareils de petite taille, qui fournissent des images de bonne qualité, les touristes ont la possibilité de se transformer en reporters. Mais cela n'enlève rien au travail des professionnels, qui se chargent d'enquêter, de remettre les événements en perspective. La nouveauté, c'est qu'aujourd'hui le journaliste devient plutôt l'expert de l'après-catastrophe !»814. ’

En réalité, il semble que, par leur qualité immédiatement différenciable par rapport à celles de TF1 ou issues de télévision étrangères, les images d’amateurs mettent en valeur le travail des journalistes professionnels puisque c’est à eux de les recadrer en les plaçant dans leur contexte. Seules, ces images n’ont pas d’énonciateur explicite, c’est le rôle des journalistes de situer temporellement et spatialement les images, d’identifier leur auteur, pour ensuite les commenter. Cela implique une inexistence complète de la notion de censure, les vidéastes amateurs filmant la violence ou la mort telle qu’elle se manifeste devant eux.

‘« Et je vous propose de découvrir ces images amateurs qui viennent de nous parvenir des îles Maldives. Des images de la plage et de l'eau qui déferle dans les rues à une vitesse hallucinante»815.’

Qualifiées de « terrifiantes » ou « d'édifiantes » par les journalistes, les images d'amateurs présentent une différence manifeste avec les images de reporters, dans leur esthétique. Sur l’ensemble de notre corpus, nombre de reportages comportent des images amateurs. «Même si ces vidéos ne représentent que 2% des images diffusées, elles provoquent un effet de loupe. Elles sont impressionnantes, et les chaînes les repassent en boucle »816. Elles sont donc utilisées avec une certaine parcimonie et servent à cadrer l’information. D’autre part, la présence de ces images d’amateurs nous paraît importante si l’on se réfère au concept de « newsworthiness », c'est-à-dire de valeur de l’information, que nous avons évoquée dans le chapitre 3. En sélectionnant et en diffusant ces images amateurs, le média décide de ce que le spectateur verra et attend de ces images qu’elles provoquent des émotions. Ces images offrent une représentation particulière du tsunami. Elles permettent au spectateur, bien plus que les images des journalistes, de vivre le drame, car il aurait tout aussi bien pu être à la place des victimes. N'importe quel spectateur, en principe, aurait pu tenir le caméscope, filmer ces images. De fait, ces images favorisent une forme de proximité entre le spectateur et l’événement. Elles exposent une temporalité qu'aucune autre image ne peut fournir, et qui est celle du présent. Elles filment « le moment où ». Elles ont une dimension tragique encore plus forte puisqu'avec les autres images diffusées, le spectateur sait déjà quelles conséquences les vagues ont. Le spectateur observe ces images tout en sachant qu'il y a de fortes probabilités pour que l'être humain qu'il distingue à peine n’en réchappe pas. De plus, la violence inouïe des images suscite une émotion d'autant plus forte. Ce sont, a priori, des images qui ne comportent pas de commentaires, bien que, souvent, les touristes aient eu des réactions que les journalistes peuvent laisser aumontage ou choisir de supprimer. Leur qualité est souvent assez mauvaise, voire médiocre : le grain n'est pas net, le son est parasité, le cadrage est peu assuré, on zoom ou on change d'angle trop rapidement, on tremble parce que l'on court ou à cause de la peur. Bref, esthétiquement, le fossé avec les images de la chaîne est important et cela participe de la stratégie du média, en ce sens ce que ces images brutes traduisent le réel : la surprise, l'horreur, la peur, l'urgence. Peut-être plus que dans les images issues des télévisions (TF1 ou les chaînes étrangères), les sons des images amateurs ont la particularité d’exprimer avec force l’angoisse et la stupeur liées à la survenue du tsunami. Dans ces images amateurs, les sons ont peut-être une charge émotionnelle plus grande que le discours. La médiocrité des images révèle d’autant plus le fait que le réel de l’urgence soit irreprésentable mais elle rappelle également la place limitée que peut avoir ce vidéaste amateur dans l’information médiatée. Ce sont des images brutes car elles ne sont pas traitées, ni montées, ni censurées par leur propriétaire. Elles ont un caractère d’authenticité puisqu’elles reposent sur la présence effective d’un témoin réel. La caméra filme en continuité, jusqu'à ce que le caméraman amateur ne puisse plus filmer. L'un des reportages montre l'exemple d'un touriste qui, sous la force de l'eau, ne peut rester debout et doit arrêter de capter des images. Dans un autre sujet, c'est la caméra qui finit sous l'eau boueuse. Ce type d'images apporte une surcharge émotionnelle parce qu'elles ont pour effet de renvoyer au « vrai », au réel d’un monde soumis aux risques.

La rareté de certaines images ou le fait qu'elles tournent en boucle les inscrivent comme des emblèmes dans les mémoires, comme des éléments familiers. Cette répétition construit une temporalité propre du tsunami. L’information sur le tsunami s’inscrit dans une temporalité propre de l’information, temporalité qui est ici scandée par le retour d’images jugées significatives ou emblématiques. Ces images sont destinées à ancrer la représentation de la catastrophe dans notre mémoire. Mais ne finissent-elles pas par perdre de leur substance et de leur sens pour le spectateur ? N’atteint-on pas à ce moment là, la frontière du voyeurisme ? Si les mots d’un journaliste restent des mots, et les photos des instantanés qui ne rendent pas toujours compte de la réalité complète, les images peuvent offrir autre chose. La représentation par la caméra des catastrophes naturelles n’est pas une chose nouvelle mais nous nous trouvons quand même face à un cas particulier et le discours sur ces images en atteste.

Notes
811.

Trois agences internationales se partagent, pour l’essentiel, le marché des images d’actualités : Visnews (britannique), U.P.I.T.N. (anglo-américaine) et C.B.S. (américaine). La plus puissante est la première, Visnews. Les chaînes françaises sont alimentées par la banque d'images EVN (Electronic Video News). Tous les matins se tient à Bruxelles une bourse aux images, chaque organisme de télévision en reçoit la liste et fait son choix.

812.

Brève de Laurence FERRARI le 31 décembre 2004.

813.

Sujet n°1 de Michel IZARD, diffusé le 29 décembre 2004.

814.

Discours d'Ulysse GOSSET, directeur de la rédaction nationale de France 3, extrait d'un dossier d'Hélène MARZOLF et

Weronika ZARACHOWICZ Télérama, « Les JT français en question », n°2870, 12 janvier 2005, p.7.

815.

Brève n°17 du 1er janvier 2005. Commentaire de Laurence FERRARI.

816.

Robert NAMIAS, directeur de l'information de TF1. Hélène MARZOLF et Weronika ZARACHOWICZ, « Les JT français en question », ibid.