18.3.2 La violence sur la représentation individuelle des personnages 

Dans cette fiction, la construction dramatique repose en grande partie sur les rapports tendus entre les personnages ou sur les moments difficiles qu’ils vivent individuellement. Les nerfs sont mis à rude épreuve et les circonstances exacerbent les sentiments. La dramatisation joue donc sur l’émotion, comme nous avons pu le constater dans l’information de TF1 sur le tsunami. La violence est d’abord physique : Ian Carter est blessé à la tête et ensevelis sous des décombres. Sa femme, avant de découvrir que sa fille a disparu, se blesse à la jambe avec un morceau de métal. Le père Peabody est gravement blessé avant de mourir, tandis que son fils John est amputé. Les personnages sont touchés dans leur corps et au niveau de leurs vêtements, qui sont souvent déchirés et salis. La plupart des personnages ne changent d’ailleurs jamais de tenue pendant tout le film, ce qui témoigne de l’urgence, du dénuement. La violence qui s’exprime dans la fiction révèle les identités. Pour le couple Carter, la disparition de leur fille provoque une rupture. En ce qui concerne Kim Peabody, il faut gérer la disparition, puis la mort de son mari, ainsi que la situation de l’un de ses fils, gravement blessé et qui doit être amputé. Pour le serveur Than, c’est la perte de sa famille et de ses terres qu’il faut accepter. D’ailleurs, la caméra filme très souvent ces personnages en plan américain ou en plan rapproché pour mieux capter les mouvements du visage et les émotions.

Lorsque Ian Carter apprend la nouvelle de la mort de son mari à Kim Peabody, la caméra se rapproche lentement d’elle. Ian s’assoie à ses côtés pendant qu’elle boit un café. A l’annonce de la mauvaise nouvelle, Kim Peabody arrête de bouger, complètement choquée. Alors qu’Ian lui parle, la caméra se rapproche du visage de Kim comme pour mieux capter ses émotions. Dans la séquence numéro 47, elle et son fils Adam doivent identifier le corps du patriarche. Elle marche au milieu des cadavres (figure 231), tous disposés sur le sol dans des sacs de couleurs différentes, mais elle hésite à ouvrir le sac. Elle demande à son fils de s’en aller mais il refuse et ouvre lui-même le sac. La découverte est un vrai choc mais il parvient à reconnaître son père. La caméra filme ce visage en plongée, à l’envers (figure 232). D’autre part, la vision est furtive car le plan est assez court. Le film ne fait pas de surenchère dans les scènes d’horreur, hormis quelques rares plans comme celui-ci. Cela renvoie à l’esthétique de l’information de TF1 qui, à travers le recours à la métonymie, évoque les morts et l’état des cadavres mais a pris le parti de ne pas en montrer trop. Dans l’information, le réel n’est pas représentable. Dans l’esthétique de la fiction, il n’y a pas de réel, donc tout peut être montré. Il y a donc plus de voyeurisme, sans pour autant être « gore », car il s’agit d’un film-catastrophe et non d’un film d’horreur.

Figure 231
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Figure 232
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De leur côté, Susie Carter et son mari cherchent leur petite fille par tous les moyens, notamment avec l’aide d’internet. Dans sa représentation, TF1 a beaucoup parlé du rôle important joué par internet et les nouveaux moyens de communication dans la catastrophe. Des séquences montraient souvent des personnes en train de faire des recherches, d’envoyer des messages ou des photos. Dans la séquence numéro 35, Ian est un peu désespéré et se tient la tête pendant que Susie fait des recherches. Elle trouve finalement une photo, assez floue, d’une petite fille du même âge que la sienne et Ian se précipite pour voir. La photo est étrangement ressemblante (figure 235).

Figure 233
Figure 233

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Figure 234
Figure 234

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Figure 235
Figure 235

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Lorsqu’ils arrivent à l’hôpital dans la séquence numéro 37, ils se rendent compte qu’il ne s’agit pas de leur fille. Déçue, Susie décide de garder cette petite malgré les réticences de son mari. Peut-être cherche-t-elle à compenser l’absence de sa fille. Au cours de la séquence numéro 62, Ian et Susie doivent aller identifier un corps conservé dans un container. Lorsque le médecin ouvre la porte, Susie a un mouvement de recul, comme si elle redoutait la découverte :

Figure 236
Figure 236

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La caméra alterne entre une prise de vue depuis l’intérieur du container (figure 237) et une autre depuis l’extérieur (figure 238). Ces mouvements permettent d’observer les réactions de Susie et Ian et de faire monter lentement l’angoisse. Susie se tient le visage, elle cache ses yeux avec sa main : elle redoute de voir une image à laquelle elle n’est pas préparée. Son mari lui met une main dans le dos pour la soutenir. Ici, Ian rappelle un peu les personnages masculins présents dans les films catastrophe: l’homme qui représente un soutien, il essaie de montrer sa force.

Figure 237
Figure 237

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Figure 238
Figure 238

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Puis, lorsque le corps est disposé devant eux, la caméra filme derrière une sorte de léger voile noir (le voile noir de la mort), comme par pudeur :

Figure 239
Figure 239

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La caméra se rapproche lentement, jusqu’à ce que le voile disparaisse. Ian ouvre alors doucement le sac mais Susie n’ose pas regarder. Le spectateur ne voit pas non plus le corps, il se fie au regard des personnages et à leurs réactions. Ils finissent par regarder de plus près en scrutant le maillot de bain de l’enfant (dans l’information de TF1, vêtements et bijoux permettaient aussi d’aider à l’identification). Il est impossible pour eux d’être certains de l’identité du cadavre. Cette séquence rappelle les problèmes d’identification présentés dans les reportages de TF1. Le tsunami a « effacé » les identités en mutilant les corps.

Figure 240
Figure 240

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Psychologiquement, la recherche des proches est une épreuve et la peur de la mort accompagne plusieurs personnages. A la fin de la séquence numéro 21, Ian Carter est à l’hôpital où il recherche sa femme et sa fille. Il finit par trouver un lit où est inscrit le nom de sa femme. Le lit est vide mais entièrement taché de sang. Il demeure muet, les yeux fixés sur le drap. Avec les indices qu’il a vus, il suppose que sa femme est morte. En passant devant un panneau, il décide d’inscrire les noms des membres de sa famille sur une liste pour permettre une éventuelle réunion avec sa fille encore disparue. Il commence par écrire son nom dans la colonne des personnes retrouvées (« found », dit le texte).

Figure 241
Figure 241

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Il inscrit ensuite le nom de sa fille dans la colonne des personnes disparues (« missing »).

Figure 242
Figure 242

21:44:27:78

Enfin, il s’apprête à écrire le nom de sa femme dans la colonne des personnes décédées (« deceased »). Il hésite, sa main reste immobile, alors qu’il fixe cette troisième colonne.

Figure 243
Figure 243

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La caméra filme en gros plan la feuille et le stylo immobile (figure 244). Finalement, la douleur l’empêche d’écrire.

Figure 244
Figure 244

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En définitive, la catastrophe met la relation du couple à très rude épreuve. Les nerfs sont souvent à vif, la communication rompue et les reproches nombreux. C’est une Susie effondrée qui blâme son mari dans la séquence 43 : « Tu l’as perdue, retrouve là. Elle est morte ». Cet aspect là, propre à l’intime, est l’une des différences majeures entre les thèmes abordés par la fiction et ceux abordables dans l’information. On entre ici dans une sphère intime qui s’avèrerait purement indécente, et du domaine du voyeurisme, dans le cadre d’un journal télévisé. Dans cette fiction, on creuse les limites de l’homme, ses faiblesses, sa nature profonde, c’est une critique générale des comportements de l’homme qui, face à une situation dramatique, pense plus souvent « singulier » que « collectif ». Dans une catastrophe, les personnalités se révèlent, comme le disaient les théoriciens grecs du théâtre antique à propos de la « catharsis ».

Figure 245
Figure 245

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Figure 246
Figure 246

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Le personnage d’Adam Peabody, jeune adolescent, est en ce sens intéressant : il incarne parfaitement l’idée de traumatisme. Il s’exprime toujours de manière très directe avec son entourage. Très affecté par les événements, il n’hésite pas à parler franchement, comme pour extérioriser sa douleur. Dans la séquence numéro 32, il est en voiture avec sa mère Kim Peabody et le couple Carter. Alors que sa mère observe par la fenêtre des corps alignés sur le sol, il lui dit avec une forme de naïveté : « Il paraît qu’ils brûlent les corps  ». Sa phrase est difficile à entendre pour Kim et Susie. La première se met à pleurer tandis que la seconde sort de la voiture totalement paniquée. Adam ne saisit pas la portée de ses propos mais il fait sentir que les familles confrontées à la disparition d’un de leurs membres finissent par avoir du mal à communiquer entre elles, tant la catastrophe apporte des tensions.

Parmi les personnages, on peut retrouver plusieurs générations. Deux des personnages physiquement touchés par le tsunami sont une enfant de six ans et un adolescent. L’image qu’ils renvoient est celle d’une injustice. Il est intéressant de remarquer qu’aucun des deux ne s’exprime après la catastrophe parce que l’un est porté disparu et l’autre est dans le coma. Cette absence de parole semble être une manière de signifier que même les mots ne pourraient apporter de sens à la catastrophe. Les enfants ont ainsi une place importante puisque le personnage de Kathy Graham, une bénévole, recherche les enfants de son association disparus dans la tragédie. Le personnage de Susie Carter, quant à lui, se lie d’affection avec une petite qui ressemble beaucoup à sa propre fille. Elle semble avoir fait une sorte de transfert qui lui permet d’enfouir provisoirement sa douleur. Comme l’information de TF1 sur le tsunami, la fiction offre une place particulière à l’enfant. Ces enfants sont l’image de l’innocence dont tout homme a fait l’expérience. Inversement, les hommes offrent une image aux enfants qui doit participer à la construction du futur adulte qu’ils sont. L’enfant véhicule une image de candeur qui renforce l’absurdité de la catastrophe. Ainsi, au début du film, la famille Carter est réunie dans son bungalow. Alors que les parents se préparent, la petite Martha, 6 ans, dessine. C’est l’exemple d’un moment de « jeu » pour elle où elle fait travailler son imaginaire. Son imaginaire justement, encore immature, ne pourrait en aucun cas prévoir la catastrophe à venir, cela renforce son caractère injuste. D’ailleurs, au cours de leurs recherches, ses parents Ian et Susie retournent dans leur bungalow, à l’endroit où elle a disparu, et retrouvent son dessin où était inscrit qu’il appartient à Martha et que si quelqu’un le retrouve il faudra le lui rendre. Finalement, c’est elle qui est perdue. C’est dans la recherche désespérée de leur enfant que ce couple se retrouve confronté au monde.