Introduction générale

La question de la régulation des monopoles naturels est un objet traditionnel de la science économique et plus précisément de l'économie publique. Partout dans le monde, le transport ferroviaire, plus que tout autre secteur, a été le sujet d'une très large régulation de la part de la puissance publique. La tarification, les conditions d'entrée et de sortie du secteur, les relations verticales, les méthodes de comptabilité et même les conditions d'exploitation (en particulier afférentes à la sécurité des trafics) ont toutes été objets d'une certaine forme de contrôle du gouvernement. L'application des principes de l'économie publique à la régulation de ce secteur reposait expressément sur l'hypothèse selon laquelle les caractéristiques techniques et économiques fondamentales de l'industrie du chemin de fer empêchaient une organisation concurrentielle et le recours aux capacités régulatrices du marché. L’industrie du chemin de fer est en effet une industrie très particulière1 : ses coûts fixes considérables, notamment en matière d'infrastructure, rendent difficiles son financement par des capitaux privés, alors que la qualité de ses infrastructures conditionne directement les conditions d’exploitation ; sa production donne également lieu à de fortes économies d’échelle, dans la mesure où la desserte d’un nouveau client se fait à un coût marginal réduit ; enfin, sa production, qui est soumise à de fortes contraintes techniques (de sécurité et de régulation des trafics en particulier), est génératrice de fortes externalités positives sur l’environnement (faible empreinte écologique, effet positif sur l’aménagement du territoire, concrétisation du droit à la mobilité…), qui en font bien souvent un service public.

Cependant, les conditions mêmes qui rendaient nécessaires cet appel à la régulation, ont également contribué à en rendre l'exercice difficile. De nombreux faits, depuis une trentaine d'année, attestent d'une situation devenue critique sur le plan commercial, économique et financier, pour la plupart des entreprises ferroviaires dans le monde : perte de parts de marché et déclin prononcé de la part modale du fer ; quasi-absence de stratégie de réduction des coûts et d'innovation, amenant à des coûts d'exploitation prohibitifs et à un niveau d'investissement insuffisant ; médiocre qualité de service décriée par ses utilisateurs même et, au final, un coût considérable et toujours croissant pour la Collectivité2.

Cette situation, faisant douter de la pérennité même de ce mode de transport, a amené les économistes, mais aussi les politiques, à engager une réflexion visant à approfondir la mesure de la performance des compagnies ferroviaires et à redéfinir les modalités de régulation optimale de cette activité3. Le constat était devenu patent d'une incapacité de cette industrie à savoir rencontrer sa demande, au prix d'un coût considérable et toujours croissant pour la Collectivité. Mauvaise répartition du trafic entre les modes de transport, capacités de production excédentaires, coûts d'exploitation excessifs, décisions d'investissement insuffisantes ont le plus souvent été le résultat de politiques de réglementation malavisées4.

Dès la fin des années 1960, la régulation a, généralement5, été considérée comme responsable d'une grande partie de cette déplorable situation des chemins de fer et de son incapacité à protéger l'intérêt public. Les formes anciennes de régulation étaient notamment accusées d'être incapables de produire les incitations suffisantes, pour exiger des sociétés nationales de chemins de fer de se concentrer sur la création de nouvelles sources de revenus et sur l'amélioration du niveau de service ou, de tenter de réduire leurs coûts, au lieu d’attirer l’attention du Gouvernement lors de la négociation annuelle du budget6.

Il parut alors nécessaire de remettre en cause ce paradigme et de proposer des principes pour la restructuration de la réglementation des chemins de fer dans un sens plus favorable à l'intérêt public. De nombreuses réformes allaient partout être entreprises. Leur mise en œuvre et leurs effets sont généralement encore en cours. Ces réformes, diverses d'un pays à l'autre, associent de multiples composantes : plus de concurrence et une plus grande place aux mécanismes de marché, voire aux financements et aux acteurs privés ; une transformation des grands conglomérats d'Etat en entreprises commerciales, devenant plus attentives aux attentes de leur marché dans la définition de leur offre de services ; une désintégration partielle des compagnies historiques intégrées, allant parfois jusqu'à la privatisation, et, dernièrement, la mise en place d'un régulateur de secteur, indépendant tant des opérateurs que du Gouvernement. Ces réformes ont donné lieu à une abondante littérature7.

Dans ce contexte de réforme de la régulation du chemin de fer, comment l'Europe s'est-elle située ? L'Union européenne a d’abord modifié sa réglementation dans le but d’améliorer la transparence et l'efficacité des concours apportés par les pouvoirs publics au service public ferroviaire (règlement 1191/69/CEE modifié par le règlement 1893/91/CEE). Cette réglementation a amené, d’une part, les hommes politiques à mieux se confronter aux conséquences financières de leurs choix et, d’autre part les opérateurs ferroviaires à faire face à de fortes incitations à satisfaire les objectifs de coût implicite dans le contrat. Elle a ensuite, par l'intermédiaire de la Commission, proposé un schéma d'orientation visant à inscrire l'avenir du transport ferroviaire dans une perspective économique plus assurée, moins dépendante des financements publics et plus favorable aux objectifs de l'Union en termes de développement durable.

Cette stratégie de revitalisation des chemins de fer européens, largement relayée par une réécriture de la réglementation européenne, repose sur plusieurs propositions : assainissement des finances des compagnies ferroviaires ; introduction progressive de nouvelles formes de concurrence (par et pour le marché) ; organisation d'une plus grande interopérabilité, favorable à une intégration des systèmes ferroviaires nationaux et, enfin, encadrement des activités de service public, par la contractualisation plus rigoureuse et plus transparente.

Les modalités et les résultats de ces réformes ont donné lieu à de nombreuses8 et instructives études9. Plusieurs constats émergent de cette littérature. S'il apparaît tout d'abord, que le marché du transport ferroviaire européen est entré dans un processus fondamental de réforme, initialement mené par les Etats, et ensuite approfondi par la législation européenne, la conduite des réformes a emprunté des sentiers et des rythmes particulièrement différents, rejetant l'idée a priori recevable d'un modèle unique et optimal des réformes. Certaines réformes ont par exemple conduit à une stricte séparation entre infrastructure et service, alors que d'autres ont maintenu un certain degré d'intégration entre les deux. Mais partout, l'interdépendance des acteurs du système ferroviaire s'est imposée comme dimension structurelle incontournable de cette industrie.

Il s'avère ensuite illusoire de concevoir un véritable rééquilibrage des parts modales, au profit du fer, sans instaurer une politique globale des transports, qui intègre une réflexion sur la tarification des infrastructures. L'observation montre également que, si les reformes se sont partout accompagnées d'effets positifs, des erreurs ont été commises et des améliorations restent possibles. Enfin, les réformes ne sont pas restées neutres en matière de performances. Les performances opérationnelles des chemins de fer se sont sensiblement améliorées comme en témoignent le redressement du trafic et des conditions économiques d'exploitation10, ainsi que le moindre appel aux concours publics, en matière d'exploitation (NERA, 2004).

Dans le domaine du transport de voyageurs, en dépit des réformes et notamment de l'ouverture à la concurrence (encore en cours d'implémentation), la contractualisation publique joue un rôle primordial : en 2004, au moins 90% des voyageurs-km étaient en Europe couverts par une forme de convention de service public (NERA, 2004). Les versements, en contrepartie des obligations de service public dans l'UE-15 s'élevaient, alors à 10 milliards d'euros environ. Signe d'une amélioration de la situation, la part des contributions publiques à l'équilibre des coûts d'exploitation se réduit : elle est passée de 40% au cours de la période 1990-1995, à 30% dernièrement (29% en 2001, NERA, 2004 p. iv).11 La forte tendance à la décentralisation des fonctions de définition et de financement par les Etats vers les gouvernements locaux et les régions, en Allemagne, Suède, France, Italie et dans une moindre mesure ailleurs, n'est y certainement pas étrangère.

Dans ce contexte de réformes ferroviaires européennes, la France n'est pas restée inerte. Elle s'est engagée, tardivement et très progressivement, en comparaison avec nombre de pays voisins, dans une triple réforme. Tout d'abord, par la réforme de 1997, la France a répondu, par la création de RFF, à la directive 90/441/CEE qui imposait une séparation entre le gestionnaire d'infrastructure et l'exploitant ferroviaire historique. Mais, cette séparation institutionnelle s'avère insatisfaisante, en raison de la forte imbrication fonctionnelle de la SNCF et de RFF (Haenel, 2009). La loi SRU12, en décembre 2000, acta d'une seconde réforme, la régionalisation de la détermination et du financement du service de voyageurs, mais sans accorder, aux autorités organisatrices de transports (AOT), les Régions, la liberté de choix du prestataire. Enfin, au cours des années récentes, plusieurs textes ont apporté la traduction en droit national, des directives européennes appelant à l’ouverture à la concurrence du fret, puis progressivement, de celui des voyageurs.

Cette thèse s'inscrit dans ce questionnement économique général sur la recherche des outils de régulation des compagnies ferroviaires. Notre objet consistera en l'étude de la régulation du transport régional de voyageurs depuis la réforme introduite par la loi SRU du 13 décembre 2000 qui associe le maintien du monopole d'exploitation de la SNCF pour l'activité de Transport Express Régional (TER) avec la décentralisation aux Régions d'une prérogative jusqu'alors assurée de manière bureaucratique et centralisée (ministères de l'Economie et des Transports). Pour ce faire, nous nous appuierons principalement sur un cadre théorique, la théorie néo-institutionnelle et sur une méthodologie, à l'intersection des sciences économiques et des sciences de gestion, la méthode des comptes de surplus (MCS).

Le recours à l'analyse des institutions nous apparaît essentiel. L'apparition et la stabilisation des relations contractuelles dépendent des règles du jeu existantes, c'est-à-dire de "l'environnement institutionnel". Que ces règles soient formelles (administration, système judicaire, associations professionnelles) ou informelles (culture, mœurs, coutumes), elles contribuent à faire exécuter le contrat ("enforcement"). Les institutions déterminent les règles du jeu qui s'imposent aux relations entre contractants. Nous rejoignons ici le propos de C. Ménard pour qui l'analyse des contrats nécessite de saisir leur interaction profonde avec leur environnement institutionnel.

‘"En définitive, les contrats ne constituent pas un univers clos, et une part inéliminable du jeu des relations contractuelles provient de leur environnement institutionnel.", C. Ménard, (2000).’

L'analyse économique rejoint alors nécessairement d'autres disciplines, et tout particulièrement les sciences juridiques, mais aussi les sciences politiques, les sciences de gestion, l'histoire ou la sociologie.

Afin de disposer d’un outil capable de tester l’évolution des frontières de prix, et donc la nature des rapports contractuels à l'œuvre au sein du "système SNCF-TER", nous avons repris à notre compte, en la transposant, la méthodologie des comptes de surplus développée initialement par le CERC (Centre d'Etudes des Revenus et des Coûts) pour l'étude de la performance des entreprises publiques. Cette méthode, assez peu utilisée aujourd'hui13, a pourtant été à diverses reprises sollicitée pour l'étude des performances des entreprises de chemin de fer (Gathon, 1986). Elle a également été pendant longtemps intégrée au tableau de bord de la SNCF et nous apparaît comme particulièrement adaptée à la mesure de la performance des entreprises publiques (CERC, 1994).

Notre point de départ consiste en une interrogation sur la pertinence du choix du Législateur, en France, d'engager la régionalisation du transport de voyageurs, en maintenant le monopole d'exploitation de l'opérateur historique. Cette interrogation, voire ce doute, se nourrissent des conclusions apportées par la théorie standard du monopole, qui voit dans cette configuration de marché de nombreux risques, en termes de bien-être pour la Collectivité et pour le consommateur, et qui redoute des phénomènes de capture de la Tutelle. Cette interrogation et cette hypothèse constituent le point de départ de notre recherche qui vise à apporter un éclairage nouveau sur la décentralisation de l'organisation et du financement du transport régional de voyageurs et le type de gouvernance à l'œuvre dans les relations contractuelles entre les Régions et leur prestataire obligé, la SNCF.

Notre problématique se déclinera par un questionnement portant sur trois points : le contexte de cette réforme d'abord, la nature de la nouvelle organisation mise en place par la régionalisation ferroviaire ensuite, et enfin, sa pertinence économique. Pour conduire ce questionnement, nous opterons pour un cheminement en trois étapes.

En définitive, dans le contexte actuel de réflexion sur la définition de nouvelles règles du jeu dans le secteur ferroviaire en France14, nous espérons par ce questionnement, apporter des éléments utiles à l'appréciation du choix français de régionalisation ferroviaire, et en particulier faciliter l'explicitation de son "modèle économique" et la compréhension des formes de gouvernance Régions / SNCF.

Nous espérons aussi par ce parcours d'économie appliquée, au sens noble et dans la tradition ouverte par les fondateurs (A. Smith, 1776 ou D. Ricardo, 1817, mais surtout A. Marshall, 191915 ou S. Jevons16, voire plus récemment F. Perroux ou encore J. Lesourne17...) permettre une meilleure compréhension des effets de cette politique publique par ses acteurs, désormais au cœur des problématiques de mobilité, d'aménagement et d'attractivité des territoires, mais aussi pour illustrer la pertinence des interrogations des théoriciens de l'économie publique sur les modes de régulation des industries de réseaux aujourd'hui.

Notes
1.

Pour les caractéristiques de l'industrie du chemin de fer, voir Campos et Cantos (1999), Rail Transport Regulation, World Bank.

2.

Voir notamment Oum T. H., Waters II W. G. et Yu C., (1999) ; Gathon (1986) ; Gathon et Perelman (1987) ; Gathon et Perelman (1989).

3.

Voir en particulier Campos et Cantos (1999) ; Kessides et Willig (1995) ; Kopicki et Thompson (1995) ; Else et James (1995) ; Preston (1994) ; Oum T. H. et Yu C., (1994) ; Nash (1985) ; World Bank (1982) ; Friedlaender (1971).

4.

Nous relèverons, en illustration de ce propos, l'analyse effectuée par la Commission européenne, dans le cadre du Libre Blanc sur le transport ferroviaire de 1996 : "La gestion des chemins de fer est largement responsable de leur déclin. Les problèmes rencontrés par les transports ferroviaires sont cependant largement dus aux relations entre l'Etat et les compagnies de chemins de fer. Les Etats ont généralement refusé aux compagnies de chemins de fer la liberté dont jouissent les entreprises commerciales. Outre des interférences politiques à des fins immédiates, les autorités ont eu tendance à exiger le maintien de services largement en dessous du seuil de rentabilité. Les investissements dans les chemins de fer ont souvent été inadéquats ou mal orientés, et ont donc pesé sur les finances publiques. Les gouvernements ont compensé les pertes par d'importantes subventions dénuées d'objectifs précis, tels l'amélioration de l'efficacité. Par ailleurs, les objectifs financiers étaient souvent imprécis.", COM/96/421, p. 10.

5.

Voir notamment Cantos et Maudos (2001) ; Gathon et Pestieau (1995).

6.

Cette présentation des défaillances de la régulation de l'industrie ferroviaire doit beaucoup à l'article de I. N. Kessides et R. D. Willig (1995), Restructuring Regulation of the Rail Industry for Public Interest, réalisé sous l'égide de la Banque Mondiale.

7.

Pour ne citer ici que les études ne portant pas principalement sur les pays européens : OCDE (2006) ; Cantos et Campos (2005) ; Thompson (2003a et 2003b) ; Estache et alii. (2002) ; Thompson et Estache (2001), Cantos et Campos (2000).

8.

Voir en particulier ERRAC (2006) ; CER (2005a et 2005b) ; Thompson (2003b) ; Rivera (2004) ; Kirchner (2004) ; IDEI (2003a et 2003b) ; Nash (2002, 2005) ; Nash et Rivera (2004) ; Preston (1996).

9.

Nous signalerons plus particulièrement l'étude, remarquable synthèse des voies empruntées et des résultats des réformes ferroviaires en Europe, co-rédigée par les plus grandes signatures, à l'initiative du CER, (CER, 2005a). La Communauté Européenne du Rail et des compagnies d'infrastructure (CER), qui réunit environ 70 compagnies européennes, principalement de l'Union européenne, en représente activement les intérêts vis-à-vis des instances communautaires.

10.

A titre d'illustration, le coût d'exploitation par unité produite est passé de 0,15 euros constants en 1990 à 0,13 euros par train-km en 2001 ; le trafic (fret et passager), sur la même période, s'est redressé de 17% (19% pour les seuls passagers) et les recettes commerciales totales ont augmenté de presque 8%. Pour plus de précisions, voir Annexe 1.

11.

Le National Economic Research Associates (NERA), a réalisé pour le compte de la Commission Européenne, une vaste et très instructive étude de l'état actuel, tant de la situation financières des compagnies ferroviaires, que de l'ensemble des contributions publiques versées en faveur du transport ferroviaire dans 27 pays européens. Voir aussi sur le sujet, CEMT (2006) et CER (2005b).

12.

Loi 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, dite loi SRU, JO du 14 décembre 2000.

13.

J.-L. Malo (1989, pp. 462-463), pour qui "cette méthode [est] extrêmement puissante pour suivre les mécanismes de formation des revenus et des prix en fonction des progrès de la productivité", souligne que "la faible diffusion de cette méthode s'explique par des raisons essentiellement techniques". L'auteur évoque tout particulièrement la lourdeur des calculs et la difficulté, pour les non-experts, de l'interprétation en raison notamment de l'impact des conventions.

14.

Avec la discussion parlementaire sur la création de l'ARAF (Autorité de Régulation des Activités Ferroviaires) et la mise en œuvre du règlement OSP et du 3° paquet ferroviaire.

15.

A. Marshall, (1919), Industry and trade , London, Macmillan, 874 p.

16.

S.Jevons, dans La Question du charbon (1865) étudie la problématique du lien entre la prospérité de la Grande-Bretagne et les prix du charbon.

17.

Pour mémoire, ancien élève de Polytechnique et de l'École des mines de Paris, il a publié de nombreux ouvrages d'économie et de prospective, dont L'Économie de l'ordre et du désordre (1991) ou Les Mille sentiers de l'avenir (1981).