1.1.2. La discrimination par les prix

La théorie microéconomique du monopole identifie une deuxième distorsion qui permet au monopoleur d'accroître son profit, la discrimination par les prix29. Elle consiste à pratiquer des prix différents selon les clients ou les marchés.

L'analyse ci-dessus présupposait que tous les consommateurs devaient payer le même prix pour un bien donné. Cette hypothèse est discutable, dans le sens où, en règle générale, il existe toujours des acheteurs qui sont disposés à payer plus que d'autres pour obtenir un bien. La stratégie pour la firme est d'exploiter les divergences de prix de réservation des différentes catégories de consommateurs.

L'idéal dans l'optique du monopole est de pouvoir faire payer à chacun le prix le plus élevé qu'il est prêt à accepter, avec le coût marginal comme seuil inférieur. Dans ce cas extrême d'une "discrimination parfaite"30, le producteur peut s'approprier la totalité du surplus du consommateur. Le profit du monopoleur est alors égal au surplus total. Ce résultat n'est possible que si le monopoleur est en mesure de trouver les moyens adéquats lui permettant d'effectuer cette discrimination entre les demandes, sans que cela soit justifié par un écart de coûts. Son problème est de savoir comment pratiquer des prix différenciés selon les clients, les quantités achetées ou encore les marchés, alors que le bien ou la prestation restent les mêmes,

En pratique, la mise en œuvre d'une politique de prix non uniforme suppose remplies trois conditions. La première est que la firme dispose d'un certain pouvoir de marché qui lui permette de fixer un prix supérieur au coût marginal, sans quoi elle ne pourra pas capter plus de surplus par ces pratiques. Cette condition est par définition remplie dans le cas d'un monopole. Il importe ensuite que la firme soit à même de limiter les transferts entre les différents consommateurs. Enfin et surtout, il faut que la firme dispose d'une information suffisante sur les préférences des consommateurs afin de faire payer à chacun d'eux le prix le plus poche possible du prix maximal que chacun est prêt à accepter.

Nous noterons que la discrimination tarifaire est une pratique fort ancienne, quasi originelle, dans les chemins de fer (Dupuit J, 1849 ; Walras L., 1875). Ainsi Walras faisait remarquer combien l'institution de trois classes distinctes, ainsi que les efforts faits par les compagnies pour accentuer d'une part, les avantages de la première classe et, d'autre part, les désavantages de la troisième classe, constituent une composante traditionnelle du pouvoir de marché des monopoles ferroviaires :

‘"Quand on réclamait jadis à si grands cris la fermeture des voitures de troisième classe par des vitres telle que l'a stipulée le cahier des charges de 1857-58, quand on réclame aujourd'hui leur chauffage en hiver, et qu'on se plaint à ce propos de la dureté des compagnies, on ne saisit pas leur vrai mobile. Si les voitures de troisième classe étaient assez confortables pour que beaucoup de voyageurs de seconde et quelques-uns de première y allassent, le produit net total, tel qu'il se compose d'après la théorie du monopole, serait abaissé."31

Actuellement en France, et en particulier dans le cas du transport ferroviaire de voyageurs, les trois conditions de mise en œuvre d'une tarification discriminatoire apparaissent réunies. Tout d'abord, la SNCF bénéficie d'un réelpouvoir de marché pour certains trafics ou certaines catégories de voyageursplutôt captives (bénéficiaires de tarifs spéciaux tels les étudiants, militaires, familles nombreuses ou populations non motorisées).

Ensuite, les possibilités de transférabilité entre voyageurs sont réduites, par les caractéristiques mêmes de chaque titre de transport. Par exemple, un billet avec réduction famille nombreuse ou un abonnement de travail n'est valide qu'accompagné de la carte attestant de cette qualité. Plus encore, certains billets sont strictement nominatifs, incessibles et non remboursables, tels ceux distribués par le réseau iD-TGV.

Enfin, la dernière condition relative à l'information de l'opérateur ferroviaire sur le consentement à payer de chaque type de clientèle du rail est également réalisée, grâce aux études commerciales effectuées par la SNCF.

En conséquence, la discrimination par les prix est aujourd'hui devenue une pratique courante de la SNCF, qui repose désormais sur une véritable politique stratégique de tarification. Si dans le cas du trafic de voyageurs, pendant longtemps, la tarification a seulement distingué les voyageurs entre "1° classe" et "2° classe" ; une différenciation par zone a ensuite été introduite (bleu, blanc, rouge), pour donner lieu progressivement à des tarifications de plus en plus complexes, en particulier sur les TGV, par un système de réservation (Socrate à partir de 1993), qui différenciait le prix en fonction des horaires (et in fine des taux d'occupation). Ces dernières années, la SNCF s'est convertie aux techniques de vente en ligne (iD-TGV) allant jusqu'à proposer des tarifs promotionnels pour maximiser le taux de remplissage (Tarifs Prem's et Dernière Minute).

Cette politique de volume et de prix attractifs, qui avait fait débat au sein de l'opérateur historique, semble pourtant porter ses fruits. Le taux d'occupation du TGV, de l'ordre de 75%, affiche une performance largement supérieure à celui du train à grande vitesse de la Deutsche Bahn (50%). Mais en contrepartie, la multiplication d'offres tarifaires à prix réduit, fait perdre en cohérence et en transparence au système de tarification.32

Si la discrimination tarifaire est une pratique fort présente dans la stratégie commerciale de la SNCF, elle ne doit pas grand chose à sa situation de monopole légal. Elle est devenue une stratégie de toutes les firmes qui disposent d'un certain pouvoir de marché. Le cas du trafic aérien, très largement libéralisé, en offre un exemple flagrant.

La pratique de discrimination par les prix se présente aujourd'hui, en particulier dans le domaine des services de transport, au travers de nouvelles pratiques de "tarification en temps réel" que l'on qualifie de "yield management". Cette technique vise, grâce à une gestion optimisée des capacités de production couplée à une différentiation tarifaire, à définir à chaque instant, le prix le plus à même de maximiser le bénéfice de la firme. Tout comme dans le transport aérien, où cette technique de tarification est née dans les années 80, les caractéristiques du service de transport ferroviaire de voyageurs, en font un secteur tout à fait compatible avec la technique du yieldmanagement. Le service est non stockable (périssable), la demande est variable au regard de capacité de production fixe et le coût marginal est très faible.

Nous relèverons qu'il est difficile de n'envisager le yield management que sous l'angle du pouvoir de marché au profit exclusif de la firme, puisque la recherche du meilleur taux d'utilisation des capacités (taux d'occupation des sièges offerts dans notre cas) bénéficie également aux consommateurs par des baisses de prix, normalement sans conséquence sur la qualité du service.

La discrimination par les prix, constituant une forme de pouvoir de marché, est contrôlée et sanctionnée par les autorités de la concurrence, notamment en raison des risques d'abus de position dominante33. La Deutsche Bahn, par exemple, a été condamnée pour abus de position dominante en raison de pratique de tarifs plus élevés pour le transport de fret de certains clients34.

Notes
29.

Mougeot M., Naegelen F., (1994), La discrimination par les prix, Paris, Economica, Poche, 112 p.

30.

Une première formulation, toujours pertinente, des diverses formes de discrimination se trouve chez A.C. Pigou, (1920), The Economics of Welfare, London, Macmillan.

31.

Walras L., (1875), L'Etat et les chemins de fer, Paris, p. 13.

32.

Bobasch M., "L'iD-TGV sème la confusion parmi les tarifs SNCF", Le Monde, 22/07/2007.

33.

Ainsi le Traité de Rome, dans son article 85 interdit-il "tous accords entre entreprises […] qui consistent à appliquer à l'égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence." Une interdiction analogue est prévue à l'article 86 pour les entreprises détenant une position dominante. En outre, nombre d'Etats membres, dont la France (articles 6 et 7 de l'ordonnance de 1986), sont dotés d'une législation qui, au moins en partie, s'inspire des articles 85 et 86.

34.

TPI, 21 octobre 1997, aff. T-229/94, Europe déc. 1997, n° 390, comm. L. Idot.