1.1.3. La problématique de la qualité

En prolongement de la discrimination par les prix, l'analyse traditionnelle du monopole identifie une troisième source de distorsion, la problématique de la qualité.

La théorie mentionne que le monopoleur tend à choisir lui même une position dans "l'espace des produits". Même si les caractéristiques du produit sont connues des consommateurs avant qu'ils n'achètent, il se peut que le monopoleur offre une qualité trop forte ou trop faible et trop ou trop peu de variétés du produit par rapport à l'optimum social. Mais, comme l'indique J. Tirole (1993, p. 187), "cependant, par contraste avec le cas du comportement de fixation des prix, on ne peut donner le sens du biais sans une analyse supplémentaire des préférences des consommateurs et de la technologie de production."

Dans le cas de "biens d'expérience" (cas des services de transport), le problème principal est de savoir s'il y a suffisamment d'incitations pour que les firmes offrent de la qualité, et si des variables comme les prix et la publicité fournissent une information (indirecte) sur la qualité. La principale incitation à la qualité est la possibilité d'achats répétés qui impose à l'entreprise de prendre en compte sa réputation, sous peine de perdre des ventes futures. La SNCF se trouve effectivement dans cette situation pour une grande partie de la clientèle.

Cette contrainte de réputation, associée à la régulation exercée par la Tutelle, sont-elles suffisantes pour amener la SNCF à produire le niveau de qualité de service attendu par ses clients ? La réponse nous apparaît, bien que nuancée, globalement négative.

1) Si la règlementation assigne des objectifs de qualité de service à l'opérateur ferroviaire35, il semblerait que la SNCF dispose en pratique d'une large latitude d'appréciation sur ces sujets, très probablement en raison de la forte asymétrie informationnelle entre la firme et la Tutelle. Quel niveau de réalisation de ces objectifs les pouvoirs publics assignent-il à la firme ? Quel contrôle le réglementateur assure t-il des objectifs prioritaires affichés et quel système d'incitations met-il en place pour obtenir le meilleur de la firme ?

2) La piètre attractivité du fret ferroviaire du point de vue de la qualité produite, maintes fois décriée, vient nous rappeler, qu'au-delà de circonstances structurelles ou conjoncturelles pénalisantes36, la nature de l'organisation interne de la SNCF, trop peu orientée vers les clients, l'amène à afficher des différentiels de coûts, mais également un niveau de fiabilité et de régularité bien en deçà des objectifs et des attentes des chargeurs37.

Pour illustrer le propos, nous ferons nôtre les passages de deux rapports parlementaires relatifs à l'avenir du fret ferroviaire en France.

Le premier (Gerbaud F. ; Haenel H., 2003) mettait en avant la nécessité pour la SNCF de se réorganiser pour surmonter la situation, patente, de "non-qualité, qui affecte sévèrement son activité fret :

‘"La régularité et la fiabilité sont les principales qualités attendues par les chargeurs. Au regard de ces critères, la "non-qualité" du fret ferroviaire, en Europe et particulièrement en France, est très préoccupante parce que son amélioration est un préalable indispensable à toute discussion sur l’avenir de celui-ci. L’acheminement en temps et en heure doit être en effet la qualité première d’une entreprise ferroviaire.
Il est du ressort de la SNCF de réorganiser et de modifier son organisation interne afin de donner au plus vite des signes tangibles d’amélioration. On peut également ajouter que si l’entreprise ne parvenait pas à redresser l’activité fret, c’est probablement l’ensemble de la politique en faveur du transfert modal qui serait en échec."38

Plus éclairant encore, ce passage du dernier rapport sur le sujet39, qui illustrant le bilan de santé du fret ferroviaire en France, sous le titre "Chronique d'une mort annoncée ?" concluait que la position des industriels vis-à-vis du rail pouvait se résumer de la façon suivante :

‘"On ne met plus de marchandises sur le rail parce que les salaires à la SNCF sont trop chers et parce que les grèves y sont trop fréquentes.", Paternotte Y., (2009), p. 16.’

3) Si la qualité de service est moins décriée en matière de transport de voyageurs, la SNCF n'est pour autant guère exemplaire en matière d'attention portée à la clientèle, comme le déplore souvent la FNAUT (Fédération Nationale des Associations d'Usagers des Transports). Cette dernière relevait dernièrement combien, en cas de retard ou de non-exécution du service, les conditions de remboursement des titres proposées par la SNCF sont fort réduites et donnent lieu généralement à des procédures administratives dissuasives40. Sans parler de la grande difficulté de l'opérateur ferroviaire à informer correctement les voyageurs face à des situations d'incidents ou de trafic perturbé pour cause de grèves. Et pourtant, ici encore, le Cahier des charges de la SNCF prévoit des dispositions a priori favorables à l'usager du rail41.

Au-delà des pratiques discutables du monopole ferroviaire à l'égard de ses clients, en matière de qualité de service rendu, conformément aux propositions de la théorie, plusieurs arguments convergent pour nous amener à penser que cette firme n'est pas insensible à la contrainte de réputation42. Les alternatives réelles offertes par les autres modes de transport et le caractère de plus en plus concurrentiel de ses activités, sans compter probablement sur l'attachement des personnels de cette vieille entreprise nationale à certaines valeurs de service public, y contribuent certainement pour beaucoup.

L'importance du capital de réputation joue également à plein pour la SNCF qui, directement ou par ses filiales, tient à obtenir des part de marché lors des procédures concurrentielles d'attribution de concession, actuellement à l'étranger, et prochainement aussi en France pour le trafic régional de voyageurs.

Le nombre de personnes attachées aux services centraux de communication de l'entreprise, l'importance des budgets alloués aux actions de promotion de l'image de la SNCF auprès des médias, ainsi que la nature même de ses messages attestent l'importance stratégique du capital de réputation aux yeux de la Direction de cette entreprise.43 Pour tester cette hypothèse de lobbying de la SNCF sur les médias, nous avons effectué une recherche du nombre d'occurrence du terme "SNCF" dans le quotidien économique, Les Echos.44 La SCNF est manifestement très présente dans les médias. A l’exception de la Poste, aucune autre entreprise du service public ne parvient à une telle audience (figure 1.2).

Figure 1.2 - La SNCF dans la bataille des médias.
Figure 1.2 - La SNCF dans la bataille des médias.

Source : Elaboration propre d'après Les Echos, Archives.

Cette volonté de la SNCF d'obtenir l'attachement des Français à son égard et l'estime de ces derniers pour les cheminots se retrouve par exemple clairement dans la manifestation organisée, régulièrement, sous le vocable évocateur "J'aime le train". Confirmant notre propos, le Rapport annuel 2004 voit d'ailleurs dans cette opération "l'occasion de comprendre l'énorme machine qu'est la SNCF et de faire évoluer le capital de sympathie de l'entreprise."45

Autre exemple encore, la SNCF a tenu à ne pas voir son capital de sympathie entachée par des messages défavorables circulant sur Internet46 et dans les médias, lors de la réforme des régimes spéciaux des retraites, fin 2007. Alors que les usagers du train étaient soumis à des mouvements de grèves de ses personnels, pénalisants, la Direction de la société nationale avait publié sur son site un diaporama, exposant son point de vue sur la réalité des "avantages" dont bénéficient ses personnels.47

Notes
35.

En matière de transport de voyageurs par exemple, le Cahier des charges de la SNCF (art. 1) prévoit que l'exploitant est tenu de se conformer à plusieurs objectifs de qualité au service des usagers du rail : "Elle [la SNCF] a pour missions […] d’exploiter les services ferroviaires sur le réseau ferré national, dans les meilleures conditions de sécurité, d’accessibilité, de célérité, de confort et de ponctualité, compte tenu des moyens disponibles […].

36.

Voir à ce sujet, les rapports Gerbaud F., Haenel H., (2003, p. 30) et Paternotte Y., (2009).

37.

La SNCF elle-même n'en fait pas mystère. Voir en particulier les raisons évoquées à l'échec du plan fret 2004-2006 par le Rapport financier 2006, SNCF, (2007), pp. 5-6.

38.

Gerbaud F., Haenel H., (2003), Fret ferroviaire français : la nouvelle bataille du rail, Rapport au Premier Ministre, Documentation française, p. 30. Souligné par nous.

39.

Paternotte Y., (2009), Remettre le fret sur le rail : un défi économique, social et environnemental, Rapport d'information n°1741, Assemblée Nationale, 106 p.

40.

Actuellement, seuls les retards sur les TGV et les Corail subissant un retard de plus de trente minutes donnent lieu, en principe, à un dédommagement correspondant au tiers du prix du billet. Cette obligation ne valant pas en cas de situations perturbées exceptionnelles, dont celles de grèves des personnels.

41.

Décret 83-817, op. cit., article 12. "[...] en cas d’incident, les usagers directement touchés par les modifications apportées au service doivent en être informés dans les meilleurs délais, et conseillés, le cas échéant, sur les possibilités qui leur sont proposées pour effectuer ou poursuivre dans les meilleures conditions leur voyage interrompu ou perturbé."

42.

Il semblerait que cette contrainte de réputation joue fréquemment sur l'attitude des concessionnaires, les amenant à limiter leurs comportements opportunistes, certes générateurs de profit à court terme, dans l'espoir de ne pas compromettre sur le long terme les relations avec leur mandant. Voir notamment, les Travaux de Zupan (1989) et Prager (1990) sur les concessions de télévision par câble aux Etats-Unis.

43.

Cette volonté de la SNCF d'obtenir l'attachement des français à son égard et l'estime de ces derniers pour les cheminots se retrouve clairement dans la manifestation organisée régulièrement, sous le vocable évocateur "J'aime le train". Confirmant notre propos, le rapport annuel 2004 (SNCF, 2005, p. 17) voit d'ailleurs dans cette opération "l'occasion de comprendre l'énorme machine qu'est la SNCF et de faire évoluer le capital de sympathie de l'entreprise."

44.

La requête d'interrogation des archives des Echos était double : "Le mot dans l'ensemble de l'article" et "Le mot dans le titre". La période couverte était "les douze derniers mois", à compter du 18/02/2008. http://www.lesechos.fr/

45.

SNCF, (2005), Rapport annuel 2004, p. 17