2.1.1. Des organisations syndicales et des instances de représentation des personnels au cœur de l'organigramme de la SNCF

Si les entreprises publiques sont traditionnellement de véritables terres de prédilection pour l'activité syndicale en France, et apparaissent souvent aujourd'hui comme un des derniers bastions de celles-ci avec le déclin de la syndicalisation des salariés du secteur privé, la SNCF fait figure de cas emblématique.

Le CNT, dans son apport annuel de 2005, relevait combien, à la SNCF, les syndicats ont su faire valoir leur présence à tous les niveaux décisionnels, par la création de diverses instances de concertation.

‘"[...] afin de répondre à la spécificité de l'entreprise et d'assurer un dialogue à tous les niveaux entre les organisations syndicales et la hiérarchie, un certain nombre d'institutions de concertation ont été créées dans le domaine statutaire notamment. Pour tenir compte de la spécificité de la SNCF en matière de sécurité, un comité national d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail et une commission fonctionnelle de ce comité existent dans chacune des grandes fonctions." CNT, (2005), p. 89. Soulignés par nous.’

Le Conseil National des Transports (CNT) précisait également combien le fonctionnement de ces instances, dites de concertation, absorbait un temps particulièrement significatif, estimé à environ 3000 réunions par an avec les délégués et représentants du personnel et autant pour les audiences avec les organisations syndicales. Ainsi, en 2003, l'entreprise ferroviaire aurait consacré plus de 84 000 heures aux différentes formes de réunions du personnel66, soit une demi-heure par salarié et par an.

Des journalistes d'investigation (N. Beau et alii., 2004), qui ont cherché à estimer l'impact de cette hypertrophie de la concertation en termes d'agents strictement consacrés à cette fonction de dialogue social, chiffraient cette syndycratie professionnelle à 3 500 personnes, soit 2% des effectifs de la SNCF dans son périmètre d'EPIC.

‘"Avec les grandes lois sur la démocratie d'entreprise amenées par la gauche, les lieux de discussion n'ont jamais été aussi nombreux depuis 1981. La SNCF salarie chaque année 3500 professionnels du dialogue social, des élus syndiqués détachés de leur fonction pour défendre leur cause dans les CE, CCE, CA, CHSCT, CNMHS. Des heures de palabres."67

Même si l'on peut a priori soutenir que l'activité syndicale peut être un facteur d'adhésion des personnels aux objectifs de la firme, le caractère particulièrement contestataire des orientations affichées par les organisations syndicales les plus représentatives à la SNCF (telles la CGT ou Sud Rail) peut nous amener à considérer le bilan des dépenses syndicales assumées par la firme, moins comme un surtemps68 que comme un surcoût.69

L'efficacité de cette bureaucratie du dialogue social s'avère d'une efficacité très relative, au regard de ses résultats en matière de gestion de la conflictualité, qui fait de cette entreprise, très fréquemment décrié par les usagers du rail, un cas emblématique. Même si les statistiques dans ce domaine doivent être appréhendées avec précaution, le passage suivant du Rapport de la commission Mandelkern pour la continuité des Services Publics dans les transports terrestres de voyageurs, concernant la RATP et la SNCF est édifiant.

‘"[...] la constance du rapport observé permet d'affirmer que la SNCF et la RATP connaissent, à elles seules, en moyenne, entre le quart et la moitié des jours de grève, et plus de la moitié du nombre total des grèves observées dans l'économie française (hors administrations publiques). Quels que soient les motifs de la persistance de cette particularité, elle explique pourquoi le sujet prend un relief plus grand dans le débat public."70

Le Rapport précise également le nombre de journées perdues par agent pour raison de grève dans ces deux entreprises : de l'ordre de 1,12 en moyenne annuelle à la SNCF, contre 0,9 à la RATP, soit 30% de plus qu'à la RATP (tableau 1.2). Dans un contexte marqué par une tendance à la baisse de la conflictualité dans l'économie en général, le secteur des transports terrestres de voyageurs, et plus encore l'entreprise ferroviaire nationale, font figure de cas particuliers.

La perte d'activité pour l'entreprise est loin d'être insignifiante. La conflictualité représente plus de 205 000 journées de travail perdues (JP), par an, en moyenne ces quinze dernières années (140 000 JP si l'on fait abstraction de l'année 1995 et de la forte implication des cheminots dans le conflit sur la réforme des régimes de retraite)… Soit un total de presque 2 900 000 JP depuis 1990 (1 800 000 sans l'année 1995). La SNCF, en 2005, avait estimé le coût des grèves à 81 millions d'euros, qui représentait 14% de l'augmentation du chiffre d'affaires de cette année71.

A la suite de C. Guélaud (2002)72, ne doit-on pas interpréter ces statistiques de conflictualité comme un indice de la particulière difficulté dans cette entreprise à accepter une culture du changement ? Si cette conflictualité est "supportable" en situation de monopole, combien le sera t-elle moins dans un marché désormais ouvert à la concurrence...

‘"Comme toutes les grandes maisons d'ingénieurs, où les impératifs de sécurité pèsent lourd, la SNCF est rompue aux innovations techniques. En revanche, elle est très démunie dans le domaine de la conduite du changement faute de savoir gérer le social et négocier la modernisation. La dureté des relations direction-CGT sur la longue durée d'un coté, le peu de cas fait du management de l'autre n'ont pas facilité les choses. L'entreprise est restée bloquée dans une culture de l'affrontement et dans son tropisme technique. Elle continue de buter – et ce depuis des lustres - sur la même difficulté : comment changer ?", C. Guélaud, (2002). Soulignés par nous.’

Au total, difficile de ne pas voir dans le fonctionnement de cette considérable syndicratie et dans ce haut niveau de conflictualité latent et révélée une claire manifestation du "managerial slack" de la SNCF.

Notes
66.

CNT, (2005), op. cit., p. 93.

67.

Beau N. et alii., (2004), op. cit., pp. 75-76. Souligné par nous.

68.

H. Savall (2003, p.16) définissait le "surtemps" comme l'ensemble du temps consacré à la régulation des dysfonctionnements de la firme.

69.

L'historien G. Ribeill (1993a, pp. 237-238) nous semble également aller dans ce sens, quand il relève le propos de cheminots affirmant que les syndicats sont souvent perçus, en particulier par les plus jeunes, comme largement déconnectés des réalités de la base, divisés, prosélytes, peu démocratiques et plus soucieux de leurs avantages propres que de ceux des salariés.

70.

Ministère des transports, (2004), Rapport de la commission Mandelkern pour la continuité des Services Publics dans les transports terrestres de voyageurs, Documentation Française, Paris, p. 21. Souligné par nous.

71.

SNCF, (2006a, p. 16).

72.

Guelaud C., "La SNCF : une stratégie de croissance, un imaginaire du déclin", in Tixier P.-E. (ss. dir.), (2002), Du monopole au marché : les stratégies de modernisation des entreprises publiques, p. 128.