2.1.3. Une tendance structurelle à la capture du surplus de la firme par les personnels

Pour terminer notre analyse du "slack organisationnel" de la SNCF, il importe de nous interroger sur sa répartition et sur son utilisation. La méthode des comptes de surplus,cadre d'analyse cohérent et systématique des relations d'une entreprise avec son environnement ouvre, comme nous l'approfondirons ultérieurement dans le cas des TER, des indications fort éclairantes.

Les différentes études successives sur la SNCF (CERC, 1969 ; CERC, 1980 ; Harmey et ali., 1985 ; Garcia O., 2001) aboutissent toutes à la même conclusion : le personnel de la SNCF est le principal attributaire des gains de productivité, et plus globalement du surplus distribué. Ce dernier associe aux gains de productivité réalisés des "héritages" conséquents d'autres partenaires, l'Etat, par l'augmentation de sa contribution d'équilibre, mais généralement aussi de la clientèle, sous forme de hausse des tarifs. Ainsi, une des dernières études du CERC (1980) mentionnait-elle :

‘"Les observations précédentes confirment, sur cette période [1967-1979], certaines des remarques faites sur la période antérieure étudiée par le CERC [1952-1966], notamment la relation entre la production et la productivité, l'importance de l'avantage allant au personnel [...] – légèrement supérieur en moyenne au taux de surplus, pourtant lui-même relativement élevé en moyenne dans cette période -, le faible avantage allant aux clients et le fait que l'Etat reste apporteur de surplus. [...] ", CERC, (1980), p. 112. Soulignés par nous.’

Les comptes de surplus révèlent ainsi que les gains obtenus par le personnel de la SNCF sont constamment supérieurs aux gains d'efficacité générés par le monopole ferroviaire (tableau 1.5)92. Cette situation, exceptionnelle et "anormale" du point de vue de l'optimum social, signifie que les salariés de cette firme arrivent structurellement à capter à leur avantage des surplus prélevés par la firme sur son environnement économique... Conformément à la théorie standard du monopole, la situation de la firme y contribue certainement pour beaucoup, mais le rapport de négociation interne des salariés dans cette firme n'y est pas non plus étranger.

Une étude internationale sur le sujet de J.-H. Gathon (1986) a montré que le phénomène de capture d'avantages par les personnels des entreprises ferroviaires n'est cependant pas une spécificité de la SNCF, mais semble être une des caractéristiques habituelles des entreprises ferroviaires. Cet auteur constatait que, dans la quinzaine de réseaux de chemin de fer européens étudiés sur la période 1971-1983, le personnel recevait partout un avantage positif (à l'exception de la compagnie OBB en Autriche). L'auteur observait également que cette croissance des salaires réels s'est accompagnée, dans la plupart des compagnies, d'une diminution des effectifs du personnel. Quant à la clientèle des voyageurs, elle enregistrait généralement une légère augmentation de volume accompagnée dans la moitié des cas d'une hausse des tarifs. Pour le fret, le trafic, très généralement en baisse, s'accompagnait par contre d'une baisse des tarifs en termes réels (avantage obtenu). Probablement en raison de l'environnement plus concurrentiel de ce trafic.

La capture d'avantages par les personnels des entreprises ferroviaires n'apparaît pas pour autant comme un attribut spécifique des entreprises publiques en charge d'un monopole naturel. Le cas d'EDF, dans le domaine de l'énergie, montre que la clientèle peut, elle aussi, être très largement bénéficiaire de surplus, tout autant, sinon plus que les personnels (tableau 1.6).

Tableau 1.5 - Comptes de surplus de la SNCF (en termes réels et en % de la production).
SNCF (1952-1966) SNCF (1967-1979)
Apporteurs de surplus Bénéficiaires de surplus Apporteurs de surplus Bénéficiaires de surplus
SPG (Surplus de Productivité Globale) : 2,1   Personnel : 2,6   SPG : 3,3   Personnel : 3,4
Etat : 1,1   Entreprise (amortissement) : 0,8   Etat : 1,4   Fournisseurs - Prêteurs : 0,9
Clientèle : 0,2       Entreprise (amortissement) : 0,2   Entreprise (Résultat) : 0,1
        Clientèle : 0,3   Clientèle : 0,8
Total : 3,4 Total : 3,4 Total : 5,2 Total : 5,2

Source : D'après CERC, (1980), pp. 109-113.

SNCF (1973-1984)
Apporteurs de surplus Bénéficiaires de surplus
SPG : 2,1   Personnel : 2,6
Etat : 1,4   Fournisseurs - Prêteurs : 1,7
Entreprise (amortissement - Résultat) : 1,0   Clientèle : 0,5
Clientèle : 0,3    
Total : 4,8 Total : 4,8

Source : D'après Harmey et Hemat (1985), p. 655.

Tableau 1.6 - Comptes de surplus d'EDF (en termes réels et en % de la production).
EDF (1954-1968) EDF (1971-1979)
Apporteurs de surplus Bénéficiaires de surplus Apporteurs de surplus Bénéficiaires de surplus
SPG : 2,7   Personnel : 1   SPG : 3,9 Personnel : 0,7
Fournisseurs - Prêteurs : 1,3   Etat : 0,2   Prêteurs : 0,2   Fournisseurs : 1,7
Entreprise : 0,1   Entreprise (amortissement) : 0,3       Entreprise (amortissement) : 1,0
    Clientèle : 2,6       Clientèle : 0,7
Total : 4,1 Total : 4,1 Total : 4,1 Total : 4,1

Source : D'après CERC, (1980), pp. 111-114.

Notes
92.

L'étude (publique) plus récente, portant sur la période 1990-1999 (Garcia O., 2001), confirme les résultats communément admis. Garcia observait que les clients du système ferroviaire n'ont jamais connu de surplus positif, y compris depuis la réforme de 1997, qui ne semble pas avoir changé la donne sur ce sujet. L'auteur observait combien le contraste est grand entre la situation du transport ferroviaire et celle du transport routier, qui a su procéder à de baisses massives de prix, parfois aux dépens de la réglementation sociale ou en imposant de médiocres conditions de travail et de rémunération à ses salariés. A l'inverse, Garcia relevait que le personnel était constamment bénéficiaire de surplus (même si sa part tendait à décroître).