3. La régulation de la SNCF : illustration emblématique d'une tutelle bienveillante et capturée ?

‘"La SNCF bénéficie de l'autonomie de gestion. Ses instances dirigeantes sont responsables du bon emploi de ses moyens en personnel et de ses moyens matériels et financiers, en particulier ceux mis à disposition par la collectivité nationale. Elles sont en devoir d'en assurer la gestion au meilleur coût, et d'en améliorer en permanence l'efficacité et la productivité.",
Décret n° 83-817 du 13 septembre 1983 portant approbation du Cahier des charges de la SNCF, Article 4. Soulignés par nous.’

Les thèses, exprimées par l'école de la réglementation et du Public Choice, qui mettent en avant la forte probabilité de capture de la tutelle (administrative et politique) par l'entreprise régulée, nous semblent les plus explicatives du pouvoir de marché de l'exploitant ferroviaire historique100.

Nous aurions pu envisager d'autres schémas explicatifs, notamment ceux qui supposent que les pouvoirs publics ne disposent pas des outils nécessaires et suffisants, en particulier informationnels, pour contrôler le pouvoir de marché du monopole. Ces théories, issues de l'hypothèse d'asymétrie d'information entre la tutelle et la firme régulée, se déploient à partir du modèle principal-agent. Elles constituent aujourd'hui la base de la Nouvelle Economie de la réglementation.

Nous aurions pu aussi faire prévaloir l'hypothèse centrale de l'économie publique traditionnelle, qui considère, à partir d'une conception idéaliste du pouvoir politique et de la vie démocratique, que les hommes politiques, mais aussi les administrations et les fonctionnaires, se comportent de manière nécessairement bienveillante et attentive à l'intérêt général101. De cette hypothèse résulterait le fait que les pouvoirs publics n'utilisent pas, ou pas suffisamment, les instruments à leur disposition, laissant de ce fait des degrés de liberté élevés à la firme monopoliste.

Notre argumentation commencera par rappeler les fondements théoriques essentiels de cette théorie de la capture, pour envisager ensuite en quoi les différents leviers légaux, par lesquels les pouvoirs publics pourraient en théorie exercer leur contrôle sur le monopole ferroviaire, sont en réalité en France biaisés et affaiblis par cette stratégie de capture.

La théorie de la capture est née dans un contexte bien particulier, où les grandes industries américaines étaient trustées par des oligopoles102, et où les agences fédérales et étatiques connaissaient de sérieuses difficultés à les réguler. George Stigler (1964), et par la suite de nombreux autres auteurs, tels Richard A. Posner (1974)103, à l'intersection de l'économie et du droit ou encore Sam Peltzman (1976)104 qui en proposa une modélisation, se sont inscrits dans ce qui est devenue une théorie de la capture de la réglementation.

G. Stigler s'interroge sur le mode de production et les effets de la réglementation105. Qui bénéficie de la réglementation et pourquoi ? Cet auteur propose une modélisation de la réglementation (1971)106, qu'il conçoit comme un "service" échangé entre des offreurs, les décideurs politiques et les fonctionnaires, et des demandeurs, les entrepreneurs et leur coalition.

Développant les hypothèses microéconomiques habituelles (rationalité et poursuite de l'intérêt individuel), Stigler soutient que les offreurs de réglementation cherchent à obtenir divers avantages tels des voix, des contributions au financement des campagnes électorales, ou encore des postes pour ceux qui quitteront la scène politique. Les demandeurs de réglementation tentent, de leur coté, par exemple à obtenir la législation la plus avantageuse possible en termes de prix ou de restriction de l'accès de leur marché à de nouveaux compétiteurs.

Conséquence de cette hypothèse, la production de la réglementation est capturée par les groupes d'intérêt les plus importants ou les plus efficaces, à savoir les producteurs, et en particulier les monopoles. La réglementation n'est donc plus une réponse à l'intérêt général. Il convient alors, selon les partisans de l'économie positive de la réglementation, de soustraire l'Etat à ses prétentions à réglementer les activités de production.

Cette thèse de la capture, et plus globalement les théories économiques de la régulation, ont conduit à des approches très critiques du fonctionnement des régulateurs, voire plus généralement du fondement des politiques publiques. Toutes ces théories s'inscrivent dans le cadre d'une remise en cause radicale de l'économie publique traditionnelle et en particulier de l'économie du bien-être, menée par un groupe d'économistes américains, réunis sous le vocable de l'école du Public Choice.

Ses fondateurs, James Buchanan et Gordon Tullock (1962)107, proposent une analyse économique des processus de décisions politiques108 qui repose sur l'abandon de l'hypothèse conventionnelle, de type wébérienne, selon laquelle les bureaucraties seraient exclusivement au service de l'intérêt général dans le cadre d'action de type rationnel légal. A l'inverse, selon eux, "les hommes politiques et les bureaucrates sont des hommes comme les autres", qui s'efforcent de satisfaire leurs propres intérêts : leur réélection et l'édification de fief politique pour les premiers, l'accroissement de la taille de leur administration (source de promotion, de pouvoir et de prestige) ou leur désir de loisirs ou du moindre effort, pour les seconds. Ce faisant, ces auteurs prennent le pari d'appliquer les outils de la microéconomie à la science politique.

Les conclusions de ce modèle, iconoclaste à l'époque, sont redoutables. Tout d'abord, sur un plan normatif, elles remettent en question le principe d'un Etat considéré comme un despote bienveillant. Ce résultat conduira J. Buchanan (1980) à rechercher des règles constitutionnelles aptes à faire échec à l'expansion, qu'il juge sans limite, de l'Etat. Il recommandera d'instaurer, voire de constitutionnaliser une règle d'équilibre budgétaire ou encore de fixer une part maximale pour le budget public dans le produit global. Ses travaux rejoignent les analyses du monopole en termes de perte de bien-être pour le consommateur et pour la Collectivité.

G. Tullock (1978)109 considère, hypothèse vraisemblable, que la demande de politiques publiques peut émaner également d'une administration (bureaucratie). Nous retrouvons alors une configuration opposant un monopole (régulateur) à un monopsone (bureaucratie administrative). Le risque est grand de voir le monopsone capturé par les groupes d'intérêts les plus intéressés par la production du service public demandé, mais aussi par ses propres salariés (fonctionnaires), comme le souligne le propos suivant de G. Tullock : "une bonne part de la demande en services bureaucratiques provient non des individus qui recevront les services, mais de ceux qui seront payés pour les procurer."110 Il en résulte alors fréquemment une situation de surproduction quand la bureaucratie l'emporte sur le régulateur. Le monopsone capture alors la totalité du surplus.

Dans une certaine mesure, ces thèses préfigurent celles des théories de la relation d'agence, en mettant l'accent sur l'asymétrie d'informations entre les usagers-contribuables d'une part et les administrations de tutelle et les bureaucraties (managers et salariés) d'autre part. Elles en partagent aussi les préconisations : introduction de la concurrence entre et dans les services, concurrence par comparaison…

En quoi ces théories peuvent-elles apporter des éclairages pertinents sur la bienveillance, voire sur la capture du régulateur par la SNCF ? Nous envisagerons successivement quatre outils dont disposent les pouvoirs publics pour conduire la politique de l'opérateur ferroviaire national dans le sens de l'intérêt de la Collectivité ou des consommateurs : 1°) Le statut d'EPIC de la SNCF ; 2°) La nature des obligations prescrites par l'Etat à l'opérateur, que transcrit son Cahier des charges ; 3°) Le Contrat de plan (ou de projet) qui décline ses missions de service public et 4°) Le contrôle exercé par l'Etat actionnaire, membre de son Conseil d'administration.

Nous mènerons cette investigation en étant particulièrement attentif aux enjeux de ces défaillances pour la Collectivité, et en particulier pour les contribuables et pour les usagers du rail, mais aussi à leurs facteurs explicatifs, sans négliger de tenter d'identifier les acteurs qui en bénéficient.

Notes
100.

Laffont J.J. et Tirole J. (1993, chap. 11) effectuent une présentation formalisée de ces théories de la capture de la régulation par les firmes. D'utiles compléments peuvent être trouvés aussi chez Milgrom P. et Roberts J. (1988).

101.

C'est ainsi que J.J. Laffont (CAE, 2000, p. 118) caractérise le fonctionnement du système étatique et administratif français qui, jusqu'à une période récente, avait fonctionné avec un certain succès.

102.

Stigler G. J., (1964), A theory of Oligopoly, The Journal of Political Economy, vol. 72, n°1, February, pp. 44-61.

103.

Posner R. A., (1976), "Theories of Economic Regulation", The Bell Journal of Economics and Management Science, vol. 5, n°2, pp. 335-358.

104.

Peltzman S., (1976), "Toward a More General Theory of Regulation", Journal of Law and Economics , Vol. 19, No. 2, Conference on the Economics of Politics and Regulation, August, pp. 211-240.

105.

Stigler G. J. and Friedland C., (1962), What Can Regulators Regulate ? The Case of Electricity, Journal of Law and Economics, vol. 5, October, pp. 1-16.

106.

Stigler G. J., (1971), "The Theory of Economic Regulation", The Bell Journal of Economics and Management Science, vol. 2, n°1, pp. 3-21.

107.

Buchanan James and Tullock G., (1962), The Calculus of Consent : Logical Foundations of Constitutional Democracy, University of Michigan Press, Ann Arbor, 361 p.

108.

Théorie inspirée des travaux d'Anthony Downs, (1965), "The Economic Theory of Democraty", New York, Harper, 310 p.

109.

Tullock G., (1978), Le marché politique. Analyse économique des processus politiques, Economica, Paris.

110.

Ibidem, p. 41.