3.3.1. Histoire de la tutelle sur la SNCF : d'une contractualisation incitative à l'absence de contrat

Pour comprendre la situation actuelle, il nous semble nécessaire de revenir sur l'histoire. Suite au Rapport Nora (1967)130, qui recommandait à la puissance publique, d'une part, de clarifier ses relations de tutelle sur les entreprises publiques par la mise en œuvre d'une contractualisation et, d'autre part, de leur imposer comme premier critère de gestion la règle d'équilibre financier, la SNCF fut en 1969, avec EDF, la première entreprise publique à signer un contrat de programme avec l'Etat.

Dans ce contexte, également marqué par une montée de la concurrence, la SNCF proposa à sa tutelle une redéfinition des règles du jeu, actée par l'avenant du 27 janvier 1971. Il en résulta un profond remaniement de la convention de 1937 sur trois points majeurs.131 1°) En contrepartie de l'autonomie de gestion obtenue alors, en matière tarifaire ou de desserte de lignes secondaires notamment, la SNCF dut s'engager à équilibrer ses comptes à moyen terme. 2°) Afin de mettre l'entreprise ferroviaire sur pied d'égalité avec les autres modes de transport, l'Etat accepta de financer le surplus de sujétions auxquelles échappaient les transporteurs routiers (charges de retraites au-delà du régime commun, entretien des infrastructures et gardiennage des passages à niveau). 3°) L'Etat accepta de prendre à sa charge le coût des obligations de service public.

Il en résulta un nouveau départ pour la SNCF qui s'engagea alors dans une politique commerciale active, tant dans le fret que dans le transport de voyageurs, par le concept de train à grande vitesse. Mais la crise du pétrole et la mutation de l'industrie lourde vinrent bien vite compromettre ce nouvel équilibre.

En 1982, dans un contexte politique devenu très favorable aux entreprises publiques, la LOTI132, qui transforma la SNCF en EPIC et donna suite à la convention de 1937 qui arrivait à terme, prévoyait que les missions de la SNCF devraient être précisées par un Contrat de plan133. Alors que ce texte n'a pas été modifié depuis, nous constatons que depuis 1995, aucun Contrat de plan n'a été signé entre la puissance publique et la SNCF.

Pourquoi cette absence de contractualisation entre cette grande entreprise nationale et la puissance publique ? Doit-on voir dans cet état de fait, la traduction ultime de l'abandon de toute forme d'économie administrée dans un monde désormais mondialisé et libéralisé, y compris au cœur du secteur public le plus ancien ? Il faudrait alors voir dans cet état de fait, la volonté de l'Etat de donner tout son sens au principe d'autonomie de gestion telle que consacrée par son Cahier des charges. Mais resterait alors l'obligation pour l'entreprise nationale de souscrire au devoir du meilleur emploi possible des fonds publics que lui confient les collectivités publiques, comme le soulignent ses statuts134...

Au crédit de cette hypothèse, l'abandon des instruments de l'économie administrée, et en particulier du principe hiérarchique au profit de régulations plus incitatives et décentralisées, témoin de la mise en place progressive d'une nouvelle forme de gestion publique135. Ceci étant, comment alors interpréter le fait que la puissance publique ait pourtant tenu à contractualiser avec d'autres grandes entreprises nationales, y compris parfois dans le secteur des industries de réseaux déjà libéralisées, par la signature de contrat de service public, de contrat d'objectifs, de contrat de plan parfois, ou par la mise en place d'une réglementation imposant certaines obligations de service public136 ?

Autre hypothèse explicative de cette absence de contractualisation globale entre l'Etat et la SNCF, les circonstances particulières de l'échec de la mise en place du dernier Contrat de plan (1990-1994). Alors qu'il visait à résoudre la profonde crise financière de la SNCF, par la mise en œuvre de la régionalisation du transport de voyageurs, il rencontra une forte hostilité des syndicats de cheminots137. Suite à ce conflit, et au regard des pertes financières occasionnées, la SNCF ne fut plus alors en mesure de respecter les engagements proposés par l'Etat138.

Le Rapport de la Mission d'Evaluation et de Contrôle (MEC) menée par H. Mariton (2004) apporte crédit à cette hypothèse, tout en la prolongeant. Ce député s'interroge sur l'opportunité de contractualiser les relations financières entre l'Etat, la SNCF et RFF. Il conclut, abruptement, de la manière suivante :

‘"On peut se demander, néanmoins, si l’État peut réellement prendre des engagements pluriannuels, notamment s’agissant du niveau des péages reçus par RFF. De même, la SNCF peut-elle véritablement tenir les engagements qu’elle prendrait dans un tel contrat, alors que sa sensibilité à la conjoncture économique et aux conflits sociaux est extrêmement forte ? Des réformes structurelles sont encore nécessaires ; leur poursuite et les résultats concrets qu’elles peuvent produire en termes de gains de productivité dans l’entreprise sont un préalable. Il faut donc lier la mise en place de la contractualisation à la responsabilisation de la SNCF sur ses engagements."139

Où en sommes-nous aujourd'hui ? Quels sont les objectifs actuels assignés par la puissance publique à cette importante entreprise nationale ? Dans quelles finalités ces objectifs s'inscrivent-ils ? Quelle est l'autorité qui les lui fixe ?140 Peut-on considérer les projets industriels, que la SCNF propose régulièrement à son Conseil d'administration depuis 1996, comme l'expression de la volonté de la Collectivité nationale en matière de transport ferroviaire ?

Faute de pouvoir répondre à ces interrogations, et en l'absence de contrat de projet avec l'Etat, nous rappellerons les missions que le Cahier des charges de la SNCF lui assigne :

‘"La Société Nationale des Chemins de fer Français est un élément essentiel du système de transport intérieur français.
Ses activités doivent contribuer à la satisfaction des besoins des usagers dans les conditions économiques et sociales les plus avantageuses pour la Collectivité, concourir à l’unité et à la solidarité nationales et à la défense du pays. Elle prend à cet effet, en tenant compte des coûts correspondants, toute initiative visant à développer l’usage du rail pour le transport des personnes et des biens.", 141
Décret 83-817 du 13 septembre 1983, article 1.’

Dans ce contexte d'absence de contractualisation, il est bien difficile d'apprécier le niveau de performance de la SNCF, si l'on appréhende la notion de performance comme le font Marchand et alii. (1984)142, comme la capacité d'une entreprise publique à se rapprocher des objectifs qui lui sont assignés par l'autorité de tutelle.

Notes
130.

Nora S., (1968), Rapport sur la gestion des entreprises publiques, La Documentation Française, Paris, 132 p.

132.

Loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982, loi d’orientation des transports intérieurs, JO du 31 décembre 1982.

133.

LOTI (loi 82-1153 du 30 décembre 1982), article 24 : "Un contrat de plan passé entre l'Etat et la Société nationale des chemins de fer français dans les conditions de la loi n° 82-653 du 29 juillet 1982 portant réforme de la planification détermine les objectifs assignés à l'entreprise et au groupe dans le cadre de la planification nationale et les moyens à mettre en oeuvre pour les atteindre."

134.

Décret 83-817 modifié du 13 septembre 1983, article 4.

135.

CAE, (2000), Etat et gestion publique, Rapport du CAE n° 24, Documentation Française, Paris, 214 p.

136.

Sans exhaustivité, nous relèverons les signatures avec EDF, d'un contrat de "service public", le 19 avril 2002 ; avec GDF, d'un contrat de "service public" 2001-2003, le 01 octobre 2001 ; avec la Poste, d'un contrat de plan 2003-2007, du 13 janvier 2004. À France Telecom, la loi impose des obligations de service public (loi 2003-1365 du 31 décembre 2003) ; cela est également le cas pour Air France.

137.

Pour ces derniers, la régionalisation fut alors perçue comme le signe annonciateur de l'abandon des lignes déficitaires, et, in fine, comme un facteur de suppression d'emplois et de réduction du périmètre du service public ferroviaire. Adossée à une réforme des régimes spéciaux de retraites, qui pourtant ne concernait pas les cheminots, cette situation aboutit à des mouvements de grèves d'une ampleur exceptionnelle. Ces deniers se traduisirent par le départ du Président de la SNCF du moment, J. Bergougnoux, et par l'abandon du projet de Contrat de Plan.

138.

Bessay G., (1996), Le conflit SNCF. Les vrais enjeux, Paris, IFRET, 127 p.

139.

Mariton H., (2004), Les relations financières entre le système ferroviaire et ses partenaires publics : un train de réformes, MEC, Rapport n°1725, Assemblée Nationale, p. 9. En gras dans le texte.

140.

Quel est en particulier le rôle du CNT ?

141.

A la suite de H. Mariton (2006), nous observerons que cette volonté de favoriser le rail va parfois bien loin. Cet auteur remarquait combien le transport intérieur de voyageurs par autocar, reste en France entravé par la réglementation actuelle, et ce dans la perspective explicite de favoriser le transport ferroviaire et donc la SNCF. La situation française en la matière s'avère complément différente de celles des pays européens voisins.

142.

Marchand M., Pestieau P. and Tulkens H., (1984), "The performance of Publics Enterprises ; Normative, Positive and Empirical Isues", in Marchand M., Pestieau P. and Tulkens H. (eds), The performance of Public Enterprises : Concepts and Measurement, Amsterdam, North-Holand, pp. 243-267.