3.3.2. Quels objectifs pour le groupe SNCF ?

Plus qu'une simple entreprise ferroviaire, la SNCF est fondamentalement de transport et de logistique diversifié. De ce fait, comment ne pas s'interroger également sur les objectifs poursuivis par le groupe SNCF ? Quels sont-ils ? Qui les lui assigne-t-il ? Qui en contrôle la mise en œuvre ? Quelle place tient l'Etat ou le Parlement dans ces décisions et leur contrôle ? Au regard de l'importance des fonds publics régulièrement injectés dans ce groupe, ces questions recouvrent une légitimité toute citoyenne.

Cette réalité est a priori conforme à la volonté du législateur, comme l'indique le passage suivant de la LOTI.

‘"Cet établissement [la SNCF] est habilité à exercer toutes activités qui se rattachent directement ou indirectement à cette mission. Il peut créer des filiales ou prendre des participations dans des sociétés, groupements ou organismes ayant un objet connexe ou complémentaire. La gestion de ces filiales est autonome au plan financier dans le cadre des objectifs du groupe ; elles ne peuvent notamment pas recevoir les concours financiers de l’Etat prévus au paragraphe II de l’article 24 de la présente loi."
Article 18 de la LOTI, 82-1153 du 30 décembre 1982 modifiée. ’

Tant le nombre de participations (plus de 600), et donc la taille du holding SNCF Participations, que la nature des firmes contrôlées143, ou encore la propension à une extension continuelle, quels que soient les résultats financiers du groupe SNCF, doivent nous interroger sur le contrôle exercé par le Conseil d'administration de la SNCF, et en particulier par les représentants de l'Etat sur la stratégie menée.

A titre de comparaison144, le chiffre d'affaires 2006 du groupe SNCF est équivalent à celui du groupe Vinci ou d'Air France-KLM. Enrichi par l'apport de ses filiales, le groupe SNCF voit ses effectifs s'élever à 230 000 personnes, contre 170 000 pour les seuls chemins de fer, ce qui en fait un des premiers employeurs de France, le cinquième, juste après Carrefour, Sodexho, la Poste et Veolia Environnement, mais devant Suez, PSA ou EDF. Les domaines d'activité concernés par les participations de la SNCF sont très ouverts, comme le mentionnent ces observateurs, médusés :

‘"En vrac, l'entreprise ferroviaire est à la tête d'une flotte de 14 000 camions de marque Geodis, de plusieurs sociétés de combiné rail-route, elle gère via Keolis, des bus, des métros, et même des tramways à Lille, Lyon, Dijon ou Tours. [...] L'entreprise ferroviaire vogue également en Méditerranée entre Marseille et la Corse, à travers ses participations dans la SNCM. [...] On retrouve également la SNCF dans les entrepôts portuaires du Havre et de Dunkerque, ou à la tête de plusieurs bureaux d'études : Systra, Arep, SNCF International. [...]
La SNCF s'étend dans des domaines encore plus inattendus : l'électricité, le téléphone [avec sa participation minoritaire dans Cegetel], la pierre, le crédit immobilier."145

Cette diversification est autorisée par les textes, mais sous certaines conditions. Le décret 83-817 du 13 septembre 1983 portant approbation du Cahier des charges de la SNCF, qui prévoit explicitement la possibilité pour la SNCF de détenir ou créer des filiales ou de détenir et prendre des participations, stipule que ces mouvements de participations financières décidées par la SNCF doivent être approuvées par arrêté conjoint des Ministres chargés des transports et de l’économie et du budget. Cette approbation est-elle en pratique toujours obtenue ou donne-t-elle vraiment lieu à une appréciation de la tutelle, et alors sur quels critères ? Le texte reste muet sur ces points.146

Cette liberté accordée par le législateur à la SNCF n'exclut pas de sérieux doutes sur la robustesse de la stratégie économique, industrielle et financière menée par la SNCF ainsi que sur la crédibilité des contrôles exercés par la maison mère sur les filiales147.

Quelle est la cohérence de la stratégie économique, industrielle et financière du groupe SNCF ? Le fait le plus curieux n'est-il pas la coexistence au sein du même groupe SNCF de plusieurs transporteurs routiers concurrents, la Sernam, dont les déficits sont légendaires ; Calberson et Bourgey Montreuil, tous deux intégrés au groupe Geodis, filiale de la SNCF. L'ensemble de ces participations dans le fret routier amène l'entreprise ferroviaire nationale à réaliser un chiffre d'affaires désormais nettement supérieur dans le fret routier à celui qu'elle réalise dans le fret ferroviaire. On doit alors nécessairement s'interroger sur les justifications de cette diversification et en particulier sur les synergies mises en œuvre entre ces deux activités ?

Autre fait révélateur de l'absence de lisibilité, voire de stratégie globale du groupe SNCF, la participation minoritaire de la SNCF dans le groupe coté Geodis, que relève avec perspicacité le journaliste économique Frédéric Lemaître :

‘"Belle entreprise, Geodis, mène une stratégie autonome, dans laquelle le rail n'occupe qu'un aspect marginal. La SNCF ne sait qu'en faire : la vendre revient à tirer un trait sur cette activité rentable, en prendre le contrôle et l'intégrer coûterait cher et risquerait de l'étouffer. Résultat : depuis dix ans, la SNCF regarde Geodis comme une poule observe un couteau."148

Comment expliquer également qu'en dépit de résultats nets déficitaires pendant plusieurs années, les cessions d'actifs soient aussi rares, ou, plus surprenant, que les acquisitions se poursuivent, à en croire ces journalistes, observateur du secteur ferroviaire ?

‘"Le plus marquant reste sans doute l'immobilité de la structure d'ensemble. Il n'y a pas de recomposition, de fusions ou d'intégrations dans l'ensemble de métiers du groupe. Celui-ci apparaît comme un mécano […] qu'on complexifie au gré des opportunités."149

Enfin, détail amusant, la SNCF possède des ferries entre Calais et Douvres par l'intermédiaire de sa filiale Sea France. Certains150, ironiquement, y voient "une façon [...] d'organiser une concurrence interne avec ses propres trains, Eurostar".

Faut-il voir dans la nature du statut d'EPIC de la SNCF une des causes déterminantes de cette absence de véritable stratégie ? L'observation suivante des deux sénateurs F. Gerbaud et H. Haenel (2003), dans le cadre de leur Rapport sur l'avenir du fret ferroviaire, pourrait nous y inciter :

‘" Jusqu’à présent la SNCF se positionne en tant que chef de file des différentes entreprises du groupe sans qu’une véritable stratégie n’ait été instaurée. En effet, en tant qu’établissement public à caractère industriel et commercial, la SNCF ne peut pas diriger directement ses filiales et SNCF Participations a donc été créé à cette fin. La dimension du groupe SNCF n’est donc que financière. Le groupe se compose de filiales de nature très différente, celles ayant vocation à participer au transport de marchandises étant rassemblées dans un ensemble assez flou intitulé « branche fret », mais qui n’a pas de réalité, ni juridique, ni stratégique.
Ce mode de fonctionnement est inefficace."151

Nous serions plutôt tenter de donner crédit à une autre hypothèse, celle selon laquelle la gestion de ce vaste conglomérat, serait conforme à la théorie de la technostructure développée par J.K. Galbraith (1967) dans la lignée des travaux d’A. A. Berle et G. C. Means (1932).

Pour Galbraith, dans le système économique contemporain, la direction effective des grandes firmes (privées et publiques) n'est plus assurée par leurs propriétaires (actionnaires ou tutelle), mais par des experts possédant le savoir technique, les managers ou les technocrates (dirigeants salariés de l'entreprises). Il résulte de cette séparation entre propriétaires et managers le risque d'un conflit d'objectifs entre ces deux ensembles de partenaires. Car si l'objectif des premiers est vraisemblablement la maximisation du profit et du dividende, celui des dirigeants salariés peut être tout autre. Bearle et Means (1932) soutenaient que sous l'influence des managers, la maximisation recherchée sera celle des intérêts de l'équipe de direction, et en particulier la croissance de l'entreprise ou du nombre de ses subordonnés.

W. Baumol (1959) va lui aussi dans le même sens, et pose l'hypothèse que l'objectif des firmes est avant tout de maximiser non le profit, mais les ventes globales (ou leur taux de croissance) de l'entreprise dont dépendent plus directement tant les revenus que le prestige de leurs dirigeants152.

Dans le cas de la SNCF, cette technostructure ferroviaire serait en particulier composée des nombreux ingénieurs des plus grands corps, qui en occupent les instances dirigeantes ainsi que de nombreux postes clefs dans les administrations de tutelle (Direction des Transports Terrestres du ministère des Transports, Établissement public de sécurité ferroviaire, Mission de contrôle des activités ferroviaires ; Conseil d'administration de la SNCF et de ses filiales). Certains vont dans ce sens et évoquent combien le groupe SNCF est le refuge de nombreux ingénieurs du corps des X-Mines et de X-Pont, voire de nombreux transfuges des cabinets ministériels, qui bénéficient de situation professionnelle avantageuse153.

Bien qu'intéressante, cette thèse ne peut exclure une réflexion plus approfondie sur l'exercice de son pouvoir de tutelle par la puissance publique. Peut-on parler en France, dans le cas du secteur ferroviaire, d'un Etat tuteur et actionnaire défaillant ?

Notes
143.

Annexe 7 – Organigramme du groupe SNCF.

144.

Données extraites des classements d'entreprises réalisés par l'Expansion, sur leur exercice 2006. http://www.lexpansion.com/PID/7800.html?Action=H – Site consulté le 10/12/2008.

145.

Beau N. et alii., (2004), op. cit., p. 185.

146.

Décret n° 83-817 du 13 septembre 1983, article 3. (Remplacé par décret n° 99-11 du 7 janvier 1999) – Afin d’assurer ces missions, l’établissement public peut détenir ou créer des filiales et détenir ou prendre des participations dans des organismes, sociétés ou regroupements dont l’objet est connexe ou complémentaire au transport ferroviaire. Il peut également passer tout accord nécessaire visant en particulier l’exécution de certains services ou la mise en œuvre successive de plusieurs techniques de transport. Les créations de filiales, les prises, cessions ou extensions de participation financière décidées par la SNCF sont approuvées par arrêté conjoint des ministres chargés des transports, de l’économie et du budget."

147.

Ces doutes sont étayés par les rapports, de la Cour des comptes (1999), du Sénat (Gerbaud F., Haenel H., 2003), et de l'Assemblée Nationale (Mariton H., 2004 et 2006).

148.

Lemaître F., "La SNCF face au modèle allemand", Le Monde, 18/08/2007, p. 2.

149.

Beau N. et alii., (2004), op. cit., p. 184.

150.

Beau N. et alii., (2004), op. cit., p. 185.

151.

Gerbaud F., Haenel H., (2003), op. cit., p. 34. Souligné par nous.

152.

"Les salaires des hauts dirigeants apparaissent comme bien plus étroitement liés à l'échelle des opérations de la firme qu'à sa profitabilité", Baumol W., (1959), p. 46.

153.

"Sinécures confortables, les présidences de filiales ne donnent guère l'envie à leurs heureux bénéficiaires de tenter de se tourner vers le privé." Beau N. et alii., (2004), idem, p. 187.