3.3.3. L'Etat défaillant dans son rôle de tuteur et d'actionnaire de la SNCF ?

Afin de positionner ces interrogations dans le cadre général du contrôle des entreprises publiques par l'Etat tuteur et actionnaire, nous mentionnerons quelques observations effectuées par la Cour des comptes. Nous prolongerons ces critiques générales par l'examen des conclusions de trois rapports parlementaires spécifiquement consacrés au secteur ferroviaire.

En charge du contrôle a posteriori des entreprises publiques, la Cour des comptes a livré diverses observations générales concernant le contrôle par l'Etat sur le secteur public154. Ces interrogations portaient tant sur le fondement des choix de filialisation et de diversification, que sur les méthodes de contrôle de gestion, ou encore sur les faiblesses de la contractualisation interne et le caractère discutable de l'usage de certains fonds publics.

Au sujet des opérations de filialisation et de diversification réalisées par les entreprises publiques, la Cour observait la légèreté des analyses stratégiques sur lesquelles reposent très fréquemment ces opérations.

‘"Le problème de la diversification des entreprises publiques est récurrent. La Cour a observé que certaines entreprises qui mettaient en œuvre des diversifications négligeaient trop souvent de faire procéder leur démarche d'une analyse stratégique approfondie susceptible de répondre à quelques questions majeures : quels sont les atouts distinctifs dont bénéficie l'entreprise pour réussir sur un nouveau marché où elle n'a aucune expérience ? Quel est l'état de la concurrence ? A quel terme un retour sur investissement est-il possible ? L'entreprise peut-elle mobiliser les moyens financiers, techniques et humains nécessaires au développement de nouvelles activités ?"155

La Cour relève, combien il est fréquent que les objectifs de rentabilité soient absents pour des opérations de filialisation et de diversification, y compris dans le secteur concurrentiel, et incrimine alors plus les carences de l'Etat actionnaire lui-même que celles des entreprises publiques.

‘"Soit l'activité de la filiale est créatrice de valeur, soit, au contraire, elle est durablement destructrice de valeur, auquel cas les motifs qui fondent la poursuite de l'activité et qui peuvent obéir à d'autres critères que ceux de la rentabilité doivent être explicités et formellement admis par les autorités publiques, responsables du bon emploi des capitaux investis. Une telle approche n'a pas encore pénétré les mentalités du secteur public, non pas en raison de considérations sur le sens du service public puisqu'il s'agit du domaine concurrentiel, mais en raison du comportement de l'Etat actionnaire. Celui-ci ne prête pas suffisamment attention au bon emploi et à l'exigence de rentabilité des capitaux qu'il met à la disposition des entreprises."156

Si l'opportunité de certaines opérations est contestable, la qualité des comptes, les méthodes de comptabilité analytique et de contrôle de gestion déployées par les maisons mères présentent également des défaillances que la Cour relève sans complaisance.

‘"Les groupes ne disposent pas toujours d'un contrôle de gestion, de tableaux de bord et de méthode de reporting comprenant les indicateurs physiques, les résultats financiers et les analyses économiques et de gestion qui les sous-tendent."157

La Cour souligne également les insuffisances fréquentes de la contractualisation entre société mère et filiales.

‘"Les relations entre société mère et les holdings, ou entre ces derniers et les filiales, ne sont pas appuyées sur des conventions claires faisant apparaître le montant et la nature des prestations réciproques. [...] La répartition des responsabilités en matière de stratégie, d'exécution opérationnelle, de contrôle des résultats devrait être mieux précisée entre els directions, branches ou holdings et les filiales. [...] le conseil d'administration devrait au moins une fois dans l'année passer en revue de manière approfondie l'examen des filiales les plus importantes et ne pas se satisfaire de l'information les concernant présentées dans les comptes consolidés."158

Plus insistante, la Cour mentionne enfin certaines carences qui illustrent un usage quasi-privé de fonds publics au profit des dirigeants de ces entités publiques.

‘"Il convient enfin de s'interroger en permanence sur le bien-fondé de l'existence de certaines filiales dont le chiffre d'affaires se réalise pour l'essentiel par des échanges intra-groupe alors que ces filiales engendrent des coûts supplémentaires (train de vie, rémunérations supplémentaires accordées aux dirigeants, frais immobiliers)."159

L'ensemble de ces observations de la Cour des comptes, dont l'impartialité n'est guère discutée, apporte de solides arguments à la thèse de la défaillance des directions des entreprises publiques, mais bien plus encore à celle des pouvoirs publics eux-mêmes dans le cadre de leur mission de tutelle du secteur public.

Nous relèverons que cette véritable crise de la gouvernance des entreprises publiques par l'Etat actionnaire a d'ailleurs attiré l'attention du Parlement, qui en 2002, décida d'instaurer une Commission d'enquête sur la gestion des entreprises publiques160. Le Rapport de cette dernière présente un bilan particulièrement critique du pouvoir dans et sur les entreprises publiques.

Concernant le pouvoir dans les firmes du secteur public, le Rapport évoque une gouvernance inadaptée, incitant trop souvent à une croissance externe non maîtrisée. Deux facteurs sont relevés, des processus de décision défectueux, et en particulier des conseils d'administration sans pouvoir ; mais aussi une politique salariale présentant un handicap concurrentiel.

Au sujet du pouvoir sur les firmes du secteur public, le Rapport réprouve singulièrement "un Etat omniprésent, mais sans stratégie", qui de surcroît, pratique un contrôle lourd sur les actes de gestion, et insuffisant sur les décisions stratégiques"161.

En réponse à ces critiques sévères, le gouvernement sollicita la remise d'un Rapport (Barbier de la Serre, 2003), qui recommanda en particulier la création d'une Agence des Participations de l'Etat162. Cette dernière, rattachée à la direction du Trésor, est chargée depuis lors d'incarner et d'exercer la fonction de l'Etat actionnaire. Elle contribue également à définir la stratégie de l'Etat vis-à-vis des entreprises contrôlées par lui, et le représente dans les organes de direction de ses entreprises.

Ces défaillances de l'Etat actionnaire s'appliquent-elles au cas de la SNCF ? Deux récents rapports parlementaires apportent des éléments de réponse précieux à cette question.

Le premier rapport parlementaire (Oudin J., 2002)163, concernant le financement des infrastructures de transports, notamment ferroviaire, observe de graves défaillances de l'Etat dans l'exercice de son rôle de tutelle des entreprises publiques.

Le Rapport met d'abord l'accent sur le fait que le financement du secteur ferroviaire est peu transparent. La clarté et la fiabilité des comptes sont donc des impératifs élémentaires qui restent à surmonter.

‘"Il n’est pas du tout évident de connaître exactement le montant des contributions publiques aux transports ferroviaires. En effet, les comptes des opérateurs de transport ne permettent pas de connaître exactement leur situation financière".164

Les calculs de rentabilité financière des investissements souffrent de défaillances graves. D'une part, le Rapport souligne l'inexistence d'analyse fine par section de ligne ferroviaire. Les investissements courants d'infrastructure réalisés par la SNCF pour RFF se font donc sur largement sur la base d'un forfait. D'autre part, les investissements sont essentiellement évalués par les gestionnaires du système eux-mêmes et non par les services des ministères de tutelle, Equipement et Finances. Le Rapport qualifie cette situation de "curieuse" et met en doute l'objectivité de ces évaluations.

‘"Il est curieux de constater que les évaluations a priori comme a posteriori sont réalisées par le maître d'ouvrage lui-même. Tout ceci résulte évidemment de la concentration de l'expertise, mais se réalise au détriment de l'objectivité. Seule la Cour des comptes est en définitive à même de dénoncer des évaluations de rentabilité hasardeuses, mais encore ne peut-elle le faire que plusieurs années après."165

Un autre rapport parlementaire (Mariton H., 2004)166, effectué dans le cadre d'une mission d'évaluation et de contrôle (MEC) de l'Assemblée Nationale, apporte un éclairage plus global particulièrement critique sur l'organisation et sur l'efficacité du contrôle exercé par l'Etat sur le système ferroviaire, et en particulier sur la SNCF.

Ainsi, le rapporteur n'hésite pas à évoquer "une tutelle éclatée, parfois contradictoire, et souvent défaillante", qui traduit des interrogations non résolues sur les missions mêmes de l'Etat, ainsi que des difficultés et de nombreuses défaillances au sein des tutelles. Ce propos autorisé est plutôt accablant, comme l'indique l'extrait suivant sur la confusion des rôles au sein de l'Etat lui-même :

‘"L’État joue plusieurs rôles : celui d’actionnaire des deux établissements publics, mais aussi celui de concédant de deux monopoles (le monopole attribué à RFF pour les infrastructures et celui attribué à la SNCF pour le transport de passagers, la gestion et la maintenance des infrastructures). Or, malgré les réformes successives, ces différents rôles ne sont toujours pas clairement distingués, tant dans les textes que dans la pratique, ce qui explique les nombreux dysfonctionnements que la MEC a pu constater lors de ses auditions."167

Au titre des défaillances au sein des tutelles administratives, H. Mariton mentionne l'éclatement des responsabilités entre plusieurs ministères, ou entre plusieurs directions d'un même ministère, marquées par des objectifs distincts, et souvent peu convergents.

‘"Les affrontements – idéologiques ? – entre la direction des transports terrestres et Bercy sont nombreux.
Au sein même du ministère des Finances, des dissensions se font sentir entre la direction du Budget et la direction du Trésor. On constate qu’il y a deux perspectives qui forment presque une dialectique : une contrainte budgétaire, d’un côté, et une sorte de perspective industrielle, de l’autre. De façon constante, le rapprochement de l’un à l’autre pose indiscutablement problème."168

Autre défaillance, la difficulté à obtenir des administrations des chiffres cohérents et identiques témoignent, aux dires du rapporteur spécial de la MEC, d’"un système de gestion publique totalement flou."

Curiosité administrative, la personnalité même du Commissaire du Gouvernement, en la personne du Directeur des transports terrestres, dans les deux conseils d'administration des entreprises ferroviaires ne peut pas ne pas poser problème, vu les intérêts différents de ces deux EPIC.

En outre, le rapporteur observe combien l'Etat ne remplit pas sa mission de stratège, trop préoccupé par le respect des contraintes budgétaires.

‘"Il paraît évident que l’État ne considère pas le financement des entreprises ferroviaires avec suffisamment de préoccupations de long terme. Or, la gestion « au jour le jour » entretient une forme d’obscurité et de confusion."169

A l'appui de cet argument d'absence de vision de long terme de la puissance publique, le Rapport170 évoque également les hausses de péages, imposées par le Ministère des Transports à l'opérateur ferroviaire, sans concertation et sans préavis.

Enfin, l'Etat n'honore parfois pas les engagements qu'il a lui-même contractés. Par exemple, il ne respecte pas les termes de la loi, quand il néglige d'effectuer un bilan de la régionalisation des services régionaux de voyageurs de la SNCF, alors qu'il en avait pris l'engagement.171 Ou encore, l'Etat n'assure pas la compensation intégrale des tarifs sociaux qu'il impose à la SNCF (Mariton H., 2006, p. 28).

Ne retrouvons nous pas ici une illustration des thèses de William A. Niskanen (1971) qui, dans la tradition de l'école autrichienne, a développé une critique de la bureaucratie172 inscrite dans une théorie des droits de propriété173.

Selon lui, la production publique est moins efficace que la production privée car dans le secteur public les droits de propriété ne peuvent s'exercer pleinement pour une double raison. D'une part, face aux administrations publiques, le contrôle exercé par la tutelle publique est généralement bien lâche et lointain, contrairement à celui qu'opère tout propriétaire privé, plus directement concerné. D'autre part, cet auteur suggère que les consommateurs disposent de peu de moyens pour contrôler le monopoleur public ; les utilisateurs des services publics constituent une "clientèle captive", qui, confrontées à un offreur monopolistique ne peuvent pas s'adresser à une firme concurrente. Selon Niskanen, ceci expliquerait la faible productivité des administrations et donc l'inflation de leurs coûts de production.

Notes
154.

Cour des comptes, (1999), "Le contrôle des entreprises publiques", pp. 23-40 ; Rapport au Président de la République 1998, Paris, 638 p.

155.

Ibidem, p. 30. Souligné par nous.

156.

Ibidem, pp. 30-31. Souligné par nous.

157.

Ibidem, p. 31.

158.

Ibidem, p. 31. Souligné par nous.

159.

Ibidem, p. 31. Souligné par nous.

160.

Diefenbacher M., (2003), Rapport de la Commission d'enquête sur la gestion des entreprises publiques afin d'améliorer le système de prise de décision, Rapport n°1004, juillet, Assemblée Nationale, Paris, 195 p.

161.

Ibidem, p. 4.

162.

Décret 2004-963 du 9 septembre 2004 portant création de l'Agence des Participations de l'Etat, JO du 10 septembre 2004.

163.

Oudin J., (2003), Le financement des infrastructures de transport à l'horizon 2020, Rapport d'information au nom de la commission des finances, n°303, Paris, Sénat, 76 p.

164.

Ibidem, p. 32.

165.

Ibidem, p. 30. En gras dans le texte.

166.

Mariton H., (2004), op. cit., pp. 21-24.

167.

Ibidem, p. 22. En gras dans le texte.

168.

Ibidem, p. 23. Soulignés par nous.

169.

Ibidem, p. 23. En gras dans le texte.

170.

Mariton H., (2004), op. cit., p. 404. Audition de L. Gallois, Président de la SNCF.

171.

Article 17, loi 97-135 du 13 février 1997 portant création de l'établissement public Réseau Ferré de France en vue du renouveau du transport ferroviaire, JO du 15 février 1997.

172.

Pour Niskanen W. A., la principale forme de bureaucratie réside dans les administrations publiques définies comme des "organisations ne recherchant pas le profit, et recevant une subvention ou dotation périodique." C'est bien le cas des EPIC, et en l'occurrence de la SNCF.

173.

Niskanen William A., (1971), Bureaucraty and representative governement, Chicago, Aldine-Atherton, 241 p.