3.3.4. L'Etat tuteur et actionnaire, complice ?

Au-delà de ces critiques qui témoignent d'une défaillance de la puissance publique dans l'exercice de ses missions de tuteur et d'actionnaire, doit-on accorder un certain crédit aux thèses, plus polémiques, de ceux qui voient dans ces faits une forme de complicité des pouvoirs publics à l’égard de ce qu’ils considèrent comme un énorme gaspillage de deniers publics (Marseille J., 2002 ; Beau et alii., 2004 ; Gerondeau C., 2004 ; Mer F., 2005) ?

C. Gerondeau174, par exemple, explique cette bienveillance tant par l'activisme du lobby ferroviaire (et de ses relais auprès de la Commission européenne), que par la capture de l'administration de tutelle, en particulier la Direction des transports terrestres du Ministère des Transports175 et par l'absence de contre-pouvoir dans la société civile.

A l'appui de cette hypothèse, nous relèverons que la juridiction administrative indépendante chargée par la Constitution d’effectuer le contrôle de la gestion publique de toutes les administrations et de tous les organismes publics ou para-publics, la Cour des comptes, ne s’était guère penchée jusqu'à une époque récente sur la qualité de la gestion des fonds publics confiés au secteur ferroviaire176, alors qu'elle avait consacré un large rapport aux transports publics urbains (Cour des comptes, 2005). Cette lacune est maintenant en partie comblée, avec la publication en 2008, d'un rapport, très incisif, portant tant sur la réforme ferroviaire de 1997 que sur la doctrine de l'Etat en matière ferroviaire177.

Alors que les dépenses en faveur de la décentralisation des services régionaux de voyageurs ferroviaire connaissent une progression constante et soutenue178, et qu'elles constituent souvent le premier poste du budget de nombreuses Régions, les Chambres régionales des comptes (CRC) n’ont abordé, pour l’instant179, le transport régional de voyageurs qu’une seule fois180. Pourtant, la loi confère à ces juridictions une large mission de contrôle, tant de la qualité, que de la régularité et de la gestion, mais aussi de l’efficience et de l’efficacité des actions menées au regard des objectifs fixés par les pouvoirs publics ou l’organisme concerné.

Un autre indice à l'appui de cette particulière bienveillance des pouvoirs publics et des élus, le peu d'intérêt de la représentation nationale elle-même à connaître et à contrôler la destination des fonds publics consacrés au transport ferroviaire en France. En dehors des avis de l'Assemblée Nationale et du Sénat sur le projet de budget des Transports terrestres, présentés annuellement au Parlement lors du vote de la loi de finances, comment comprendre le bien faible nombre de rapports parlementaires spécifiquement consacrés à ce sujet. Suite à la réforme ferroviaire de 1997181, jusqu'en 2007, nous n'avions relevé l'existence que de quatre rapports, deux rapports d'information (Mariton H., 2004 ; Oudin J., 2003) dont un réalisé dans le cadre d'une mission d'évaluation et de contrôle182 (Mariton H., 2004), et deux rapports de commission d'enquête183, anciens (Haenel H., 1993 ; D'Aubert F., 1994). La situation a changé dernièrement, probablement en raison de l'arrivée de nouvelles réglementations européennes et des impératifs de calendrier imposé par le besoin de traduction en droit national de ces nouvelles orientations184.

Et pourtant, les concours publics, déjà considérables, votés par le Parlement, ne cessent d’augmenter, en pleine opposition avec les directives communautaires. Leur augmentation traduit la sérieuse difficulté des pouvoirs publics à contrôler, et en particulier, à réduire, le financement public au secteur ferroviaire, et à la SNCF en particulier.

En définitive, le citoyen n'est guère informé et moins encore interpellé sur le rôle et la place à donner au rail en France185, alors que ce secteur constitue un budget public majeur, équivalent à celui de la Justice par exemple, ou au triple de celui de la Culture186. Faut-il suivre alors les tenants de la thèse d'une désinformation de l'opinion publique en France, ignorante des coûts réels de la politique ferroviaire (Gerondeau C., 2004, pp. 191-214) ?

Selon cet observateur, cette désinformation résulterait de trois forces : la puissance du lobby ferroviaire, et notamment des organisations syndicales de cheminots, puissance associée à l'esprit de corps de ses salariés, y compris retraités187 ; la faiblesse des pouvoirs publics ; et enfin l'absence de contre-pouvoir et de contre-expertise indépendante.

Nous relèverons avec intérêt le soutien de l'auteur aux propositions exigeant une plus grande transparence et précision des comptes des entreprises ferroviaires, avec un affichage des coûts, des recettes, et donc des subventions par ligne, comme cela se pratique parfois à l'étranger dans les transports urbains (Suède). Cette transparence constituerait une manifestation de démocratie qui, très probablement, amènerait l'opinion publique à être plus critique sur les concours publics versés au secteur ferroviaire.

Autre explication possible de cette complicité des pouvoirs publics à cette succession de déficits et à cette pyramide de contributions publiques, un contexte très français de "relations fusionnelles entre les chemins de fer et les politiques" (Beau et alii., 2004, p. 18). Les auteurs en donnent pour preuve la LOTI, qui dans son article 18, prévoyait que la "SNCF exploite le chemin de fer nationale selon les principes du service public". Il en résulterait une substitution de crédits publics aux recettes du marché. A cet argument, s'ajoute selon les auteurs, "un Etat paresseux [qui] n'a jamais voulu réfléchir à une organisation rationnelle des transports." Cette thèse trouve une traduction éclairante par le propos suivant d'un responsable de la SNCF :

‘"Les politiques veulent du TGV partout, du Corail partout, du train régional partout, des autoroutes partout."188

Bien que présentée ici dans un esprit polémique, cette proposition a le mérite de poser une véritable question, celle de la soutenabilité financière de la politique de transport ferroviaire.

Notes
174.

Soulignons que C. Gerondeau, grand connaisseur des transports, et notamment du RER, est également Président de la Fédération Française des Automobiles Club et des Usagers de la route.

175.

C. Gerondeau (2004, p. 206) relève, malicieusement, que "La tradition voulait enfin jusqu'à une date récente que ses responsables [DTT] poursuivent leur carrière ... à la SNCF".

176.

La seule évaluation d’importance ces dernières années est celle sur "La réforme ferroviaire de 1997 : un bilan financier", Cour des comptes, (2004), op. cit.

177.

Cour des comptes, (2008), "Le réseau ferroviaire : une réforme inachevée, une stratégie incertaine", Rapport public thématique, Paris, 178 p.

178.

Supra, tableau 1.10.

179.

Le Rapport de la Cour des comptes (2008) mentionne que cette situation donnera prochainement lieu à des investigations de la Cour.

180.

Au 11/08/2007, seul un rapport d'observations définitives de la Chambre régionale des comptes de PACA sur "l'EPIC national – Services régionaux des voyageurs de la SNCF en PACA", en date du 30/10/2001.

181.

Cette réforme avait, il importe de le souligner, donner lieu à véritable débat national, ouvert aux non parlementaires (Assemblée Nationale, 1996).

182.

Instaurée en 1999, inspirée du National Audit Office du Parlement britannique, la Mission d'évaluation et de contrôle (MEC) est rattachée à la commission des finances de l'Assemblée Nationale. Libre des thèmes d'enquête, elle est un moyen pour l'Assemblée d'exercer ses prérogatives de contrôle financier et de veiller à l'efficience de la dépense publique. Ses rapporteurs spéciaux disposent de pouvoirs étendus pour convoquer des témoins et se faire communiquer tous documents. La MEC travaille en étroite collaboration avec la Cour des comptes dont certains des membres assistent à ses réunions. Ses auditions sont systématiquement ouvertes au public et à la presse.

183.

Les commissions d'enquête figurent parmi les moyens de contrôle dont disposent les assemblées parlementaires. Elles leur permettent de recueillir par elles-mêmes des informations et de les porter à la connaissance du Sénat ou de l'Assemblée Nationale - et de l'opinion publique. Les enquêtes portent soit sur la gestion d'un service public, soit sur des faits déterminés particulièrement graves. La mission de ces commissions d'enquête a un caractère temporaire : elle prend fin par le dépôt de leur rapport et, au plus tard, à l'expiration d'un délai de six mois à compter de la date de l'adoption de la résolution qui les a créées.

184.

Plusieurs rapports parlementaires ont récemment éclairé divers aspects du système ferroviaire, F. Grignon (2009) sur la question de la régulation, celui de H. Haenel (2009) sur la libéralisation des chemins de fer dans l'Union européenne et celui de Y. Paternotte (2009) sur le fret. A ceux-ci, il faut ajouter les trois rapports au Premier Ministre, deux du sénateur H. Haenel (2008a et 2008b), le premier portant évaluation de la réforme ferroviaire et le second de la régionalisation ferroviaire et un de la sénatrice F. Keller (2009) sur les gares.

185.

Alors que les décisions du Conseil d’administration de la SNCF donnaient traditionnellement lieu à une conférence de presse, Beau N. et alii. (2004) mentionne que cette dernière a été supprimée en 2000.

186.

Les 8,8 milliards d'euros du secteur ferroviaire en 2005, selon les Comptes transports, sont comparés ici avec les données du Projet de loi de finances 2006. Les autorisations d'engagement prévues pour le ministère de la justice étaient de 6,9 milliards d'euros, et de 2,9 pour celui de la culture.

187.

Nous rappellerons que la grande famille des cheminots, compte environ 175 000 actifs et 305 600 retraités, soit 480 000 personnes, soit 1,1% du corps électoral.

188.

Beau N. et alii., op. cit., 2004, p.18.