Conclusion du chapitre 1

L'analyse de la situation de pouvoir de marché du monopole ferroviaire historique en France, la SNCF, conduite à la lumière de diverses théories économiques, nous a apporté plusieurs enseignements déterminants qu'il importe maintenant de résumer.

Tout d'abord, les théories traditionnelles du monopole, par la microéconomie standard, nous apprennent que la situation de monopole est moins favorable pour le consommateur et pour la Collectivité qu'une situation concurrentielle. Les raisons sont multiples : des distorsions en termes de prix, de qualité et de quantités ; des comportements de recherche de rente et de moindre incitation à la maîtrise des coûts. Même si ces risques restent généralement limités, au moins pour la partie de la clientèle la moins captive, par deux forces adverses, la réglementation et la concurrence intermodale, ils n'en demeurent pas moins bien réels.

Monopole régulé, le pouvoir de la SNCF, en tant que "faiseur" de prix, est en principe contrôlé en amont par les pouvoirs publics qui édictent la réglementation qui s'impose à lui. En pratique pourtant, nous avons observé que la Tutelle a progressivement abandonné à la SNCF, un large pouvoir d'initiative, voire de décision, en matière de tarification. En outre, sur l'exemple des compagnies aériennes, la SNCF développe désormais activement une véritable stratégie tarifaire, largement autonome, inspirée des techniques de "yield management" favorable à la capture d'une plus large part du surplus du consommateur. L'entreprise ferroviaire se montre également très active, dans le but de différencier son offre de transport, pour se constituer un marché captif en se positionnant sur le référentiel du service public et plus encore de l'éco-mobilité.

Si la question de l'incitation à la qualité apparaît un vrai problème pour les voyageurs, et plus encore pour les chargeurs, comme l'atteste le sévère déclin du fret ferroviaire en France, il n'en demeure pas moins que pèse sur la SNCF, entreprise nationale historique, une certaine contrainte de réputation, que la firme cherche à surmonter, tant par d'actives campagnes d'image que par des actions correctrices, encore peu efficaces globalement, de son organisation productive.

En tant que monopoleur, la SNCF, tend également à déployer des stratégies afin de préserver sa rente de monopole. L'insistance de cette firme en faveur du développement de la grande vitesse, le TGV, nous semble pouvoir être interprétée comme une stratégie de constitution de barrières à l'entrée technologique, dans un marché du transport ferroviaire de voyageurs qui tend, en Europe, à s'ouvrir à davantage de concurrence.

Mais, plus probant encore, une approche par les théories des organisations, et en particulier par les notions de "slack organisationnel" et "d'X-efficiency", apporte un éclairage convaincant sur la problématique des surcoûts de fonctionnement de la SNCF imposés à la Collectivité. Cette firme, envisagée comme lieu de rencontre, voire de conflit entre des acteurs aux objectifs distincts, apparaît comme fortement soumise à l'influence des organisations syndicales et des instances de représentation du personnel, mais aussi comme généreuse en termes de statut du personnel, et enfin, comme particulièrement favorable, y compris en comparaison avec d'autres entreprises publiques, à la satisfaction des intérêts de ses salariés du cadre permanent qui apparaissent largement comme les premiers bénéficiaires de cette situation de monopole.

Enfin, et surtout, la régulation de la SNCF, apparaît comme une illustration emblématique d'une Tutelle bienveillante et tendanciellement capturée par la firme régulée. Plusieurs indices déterminants nous ont conduits à porter crédit à cette thèse de la capture développée par le Public Choice. Tout d'abord, le statut d'EPIC, actuellement proposé à la SNCF par le Législateur, conduit mécaniquement à une certaine déresponsabilisation financière de la firme. L'importance, croissante, des concours publics consentis à la SNCF, ainsi que la diminution de leur performance économique, confirment cette déresponsabilisation. Ensuite, la grande latitude d'action, en particulier sur les tarifs, interroge sur la volonté réelle de contrôle de la Tutelle sur cette entreprise publique. Plus encore, l'absence de Contrat de plan, pourtant prévu par les textes, rend largement inopérante toute velléité d'évaluation des performances de cette firme par les pouvoirs publics, en dépit des montants colossaux de fonds publics dont elle bénéficie et des missions de service public dont la Collectivité la crédite. Enfin, l'organisation même du pouvoir au Conseil d'administration de cette entreprise rend crédible l'exercice d'un réel pouvoir d'influence des organisations syndicales de salariés. Au total, tous ces éléments convergent largement pour accréditer la thèse d'une vaste capture de la Tutelle et de la réglementation par cette firme nationale et les différentes catégories d'acteurs qui l'animent, sa technostructure, ses salariés et les organisations syndicales.

Nous observerons que cette dernière lecture, en termes de capture de la Tutelle, renforce le pouvoir explicatif de la seconde, qui voit dans la grande firme une organisation complexe source de perte d'efficience plus ou moins importante. En effet, en l'absence d'un Etat propriétaire et tutélaire fort, il n'est pas surprenant que la SNCF soit la proie à des tensions entre des groupes poursuivant chacun la défense et la promotion de leurs intérêts propres (en termes de pouvoir, de prestige, de statut) et que les pertes d'efficience qui en résultent soient élevées aux dépens tant des usagers que de la Collectivité.

Mais une interrogation demeure. Ces diverses facettes du monopole ferroviaire en France, distorsions de concurrence, "slack organisationnel", "X-efficiency" et capture de la tutelle, sont-ils d'abord le reflet d'un pouvoir de marché au sens large du terme, ou plutôt la traduction d'une asymétrie d'information structurelle entre la firme et la puissance publique ? Nous serions tentés de faire prévaloir la seconde proposition qui renouvelle l'importance de notre questionnement initial en termes de régulation.

Comment ce pouvoir de monopole de l'opérateur ferroviaire historique se traduit-il sur le conventionnement du transport régional de voyageurs ? C'est cette question qu'il nous importe d'approfondir maintenant. Mais auparavant, il nous faudra exposer un autre point essentiel de l'environnement institutionnel dans lequel se situe la décentralisation du transport régional de voyageurs, l'impact des réformes affectant le transport ferroviaire en France, en particulier sous l'influence de l'évolution de la réglementation européenne.