1.1. Les dispositions de la loi SRU et leur genèse

Le texte fondateur de la régionalisation ferroviaire en France est la loi SRU du 13 décembre 2000 (section 5, articles 124 à 139). Son article 124, qui amende le Code général des collectivités locales (art. L.1614-8) et la LOTI, prévoit qu'à compter du 1er janvier 2002, toutes les Régions autres que l'Ile de France et la Corse – où s'appliquent des dispositions particulières380 – sont chargées, en tant qu'autorité organisatrice, des services ferroviaires régionaux de voyageurs et de leurs services routiers de substitution. Cette réforme concerne donc uniquement les Trains Express Régionaux ("TER"), à l'exclusion des trains "Grandes lignes" et des Trains à Grande Vitesse lesquels demeurent sous la responsabilité de l'Etat. Elle ne concerne pas non plus le transport de fret. Les transports urbains, déjà décentralisés, en sont également exclus et restent à la charge des villes et des communautés. L'activité TER représente, au début de la régionalisation, environ 5000 trains et 500 000 voyageurs par jour, soit 60% du trafic ferroviaire national.

Le décret d'application n°2001-1116 du 27 novembre 2001 relatif au transfert de compétences en matière de transports collectifs d'intérêt régional381 et la circulaire du 3 décembre 2001 concernant le transfert382 aux Régions de l'organisation et du financement des services ferroviaires régionaux de voyageurs383 précisent les modalités de cette réforme.

Globalement, le Législateur a tenu à conférer aux Régions la responsabilité de décider du contenu du service (dessertes, qualité du service et information de l'usager) et des tarifs. Il a aussi confié à la SNCF, confirmée dans sa situation de monopole, la mission d'exploitant ferroviaire et un rôle essentiel de conseil et d'expertise auprès des Régions, afin de les assister dans la prise en main de cette nouvelle attribution.

Conformément au souhait des Régions de voir ce transfert de compétences s'effectuer en totale neutralité financière, l'Etat a doté les Régions des montants nécessaires à l'exercice de leurs nouvelles compétences, par le biais d'une augmentation de la dotation générale de décentralisation384. Cette dotation spécifique intégrait trois composantes (loi SRU, art. 125), une contribution pour l'exploitation des services transférés ; une composante correspondant à la compensation des tarifs sociaux mis en œuvre à la demande de l'Etat ; et une part pour le renouvellement du matériel roulant affecté aux services transférés, de manière à assurer, par un renouvellement régulier, la modernisation et la pérennité du parc. En outre, l'Etat avait accepté de financer un programme d'investissements pour contribuer à la modernisation des gares à vocation régionale (loi SRU, art. 128).

Nous soulignerons que le Législateur a tenu à permettre l'évolution de ces dispositions réglementaires en fonction des enseignements tirés de l'expérience. Ainsi, le Législateur avait prévu que la régionalisation ferroviaire donne lieu à évaluation régulière comme le stipule l'article 139 de la loi SRU.

‘"[...] cinq ans après la date du transfert de compétences [...], le Gouvernement déposera un rapport au Parlement portant bilan de ce transfert de compétences établi sur la base d'une évaluation conjointe diligentée par l'Etat et les Régions." ’

La loi prévoyait également la mise en place d'un Comité national de suivi de la décentralisation des services voyageurs d'intérêt régional, auprès du Ministre chargé des transports385. Ce dernier devait remettre annuellement à ce Comité un rapport d'évaluation. Cela ne semble pas avoir été le cas.

Comment comprendre la nature de cet environnement institutionnel qui préside à la définition de la régionalisation du transport de voyageurs en France ?

Le cadre légal de la régionalisation ferroviaire française s'inspire très directement du bilan tiré de l'expérimentation entreprise de 1997 à 2000 par six, puis sept Régions, à la suite du rapport du Sénateur H. Haenel (1993). L'abondante littérature sur le sujet (Bonnet et alii., 2001 ; Chauvineau, 2001 ; CSSPF, 2002 ; Faivre d'Arcier, 2002 ; Guihery, 2002), atteste combien l'ensemble des parties reconnaît que cette expérimentation de la régionalisation ferroviaire a été considérée comme globalement positive. Il était logique que le Législateur en généralise les dispositions après les avoir ajustées aux critiques.

Parmi les points positifs de l'expérimentation, J. Chauvineau (2001), Rapporteur de l'évaluation effectuée pour le compte du Conseil Economique et Social, relève que la forte implication des élus régionaux en faveur du renouveau du TER a permis d'engager une réelle dynamique régionale. Témoin de cette dynamique et de cette capacité d'innovation impulsée par la décentralisation, une réelle amélioration de l'offre, quantitative (recomposition des dessertes afin de mieux les positionner sur les besoins en développement) et qualitative (par le renouvellement du matériel roulant), mais surtout un retournement du trafic à la hausse après plusieurs années de déclin, qui avait fait douter de l'avenir même des TER. Le tableau ci-dessous précise les données de ce renouveau de l'attractivité du TER pendant la période d'expérimentation.

Tableau 3.1 - Bilan de l'expérimentation de la régionalisation ferroviaire.
TER y compris les express d'intérêt régional (Rail + Route) Offre TER
(Millions de trains-km ou de cars Km)
Trafic TER
(Milliards de Vk)
Recettes TER (1)
(Milliards de Francs HT)
1996 2000 % 1996 2000 % 1996 2000 %
Sept régions expérimentales 66.6 77.7 +16,6 3,8 4,6 +21,6 2,0 2,5 +20,7
Treize autres régions 80,2 87,4 +8,9 3,5 4,0 +13,4 1,9 2,1 +13,0
Total des vingt régions 146,8 165,0 +12,4 7,3 8,5 +17,6 3,9 4,6 +17,0

(1) Y compris compensations pour tarifs sociaux
Source : SNCF repris par CSSPF, (2002), p. 107.

Ainsi, l'expérimentation se traduit par une hausse significative de l'offre, d'environ 17% de 1996 à 2000 pour les Régions expérimentatrices, et par une réponse de la demande de plus de 21%, similaire à celle des recettes. Cette dynamique n’a pas seulement concerné les Régions expérimentatrices, mais elle s’est étendue à bon nombre d'autres Régions, qui aux dires du CSSPF (2002, p.106) ont anticipé leur entrée dans le processus de régionalisation (tableau 3.1).

A l'appui de ce succès, un volontarisme des Régions qui ont su solliciter tous les leviers conférés par ce transfert de compétence : la recomposition de l'offre visant à une utilisation plus intensive du matériel roulant et du personnel de conduite et d'accompagnement, dans une optique d'amélioration de la productivité ; l'instauration de tarifications régionales ; la promotion de l'intermodalité afin de penser la cohérence de l'ensemble d'un déplacement ; la rénovation des gares ; mais aussi le dialogue avec les usagers afin de mieux apprécier les besoins et d'identifier les dysfonctionnements perçus par la clientèle.

Cette appréciation globale positive s'accompagne aussi d'un certain nombre de critiques, mais aussi d'inquiétudes et d'interrogations telles que celles que formule B. Faivre d'Arcier (2002, p. 389).

‘"Le succès de la réforme dépendra de la capacité des Régions à définir des politiques régionales cohérentes et à maîtriser l'évolution des coûts, et de l'adaptation de la SNCF à son nouveau rôle de prestataire de service." ’

De son coté, J.-P. Raffarin, alors Président de l'ARF (Association des Régions de France), ne cachait pas que si les Régions se montraient toutes volontaires pour assumer les transports régionaux de voyageurs, elles ne pourraient assumer cette nouvelle compétence que si trois difficultés étaient résolues par la loi. La première de ses inquiétudes portait sur le coût financier de ce transfert aux Régions d'un service public d'importance : comment éviter que cette compétence régionale nouvelle ne se traduise pas par un surcoût financier pour les finances publiques régionales ?386 La seconde inquiétude concernait l'arbitrage des conflits d'utilisation de l'infrastructure. Comment éviter les conflits entre la SNCF, les Régions, l'Etat et RFF dans la gestion des sillons ? Enfin, la dernière inquiétude était relative aux relations financières avec l'opérateur historique. Comment établir une relation financière saine avec des comptes de la SNCF peu transparents ?387 Il semblerait que ces inquiétudes et les recommandations qui leur faisaient suite aient été prises en compte dans la rédaction de la loi SRU et de ses textes d'application.

Nous observerons, pour finir cette présentation, que le décret d'application de la loi SRU prévoit deux types de dispositions : les dispositions obligatoires et les clauses facultatives (décret 2001-116, art. 3.).

Tableau 3.2 - Dispositions obligatoires et les clauses facultatives du décret d'application de la régionalisation ferroviaire.
Dispositions obligatoires Dispositions facultatives
Consistance et la nature des services demandés par la Région à la SNCF   Modalités de suivi, de contrôle et d'évaluation des missions confiées par la Région à la SNCF
Consistance du parc de matériel roulant affecté à ces services   Clauses de bonus-malus et pénalités
Conditions techniques et commerciales d'exploitation de ces services   Modalités de modification de la Convention et les conditions de son renouvellement
Objectifs de niveau de service, de qualité et de productivité   Modalités d'informations réciproques concernant la mise en œuvre éventuelle de dispositions tarifaires nouvelles
Modalités de concertation lors de modifications de dessertes pouvant avoir des conséquences sur le trafic voyageur grandes lignes de la SNCF ou sur les services régionaux conventionnés   Modalités de conciliation préalable à tout recours juridictionnel pour le règlement des litiges relatifs à l'application la Convention
Relations financières entre la Région et la SNCF (et en particulier concernant les dispositions tarifaires spécifiques)    

Source : Elaboration propre.

Nous relèverons que, singulièrement, la plupart des principes régissant l'équilibre économique des Conventions, tels le partage des risques, le mode de rémunération de l'exploitant, le financement des investissements, ne sont abordés, ni par la Loi, ni par son décret d'application.

A n'en pas douter, ce schéma légal organisant la régionalisation ferroviaire en France s'est voulu on ne peut plus ouvert à l'appréciation des contractants. Etait-ce pour traduire le mieux possible l'esprit de la décentralisation et le principe de la libre administration des collectivités locales reconnue par la Constitution388 ? Etait-ce pour répondre aux réticences de Régions peu enclines à s'engager dans une démarche de contractualisation avec l'opérateur ferroviaire réputé pour son opacité et sa culture centralisatrice ?389 Etait-ce pour donner le moins de contrainte possible à la SNCF dont la situation financière était encore précaire ? Etait ce le moyen pour le Législateur de concrétiser le principe de liberté de gestion de la SNCF tel que prévu par le Cahier des charges de l'entreprise nationale ? Etait ce enfin une manière de concilier des points de vue divergents, des Régions entre elles, ou entre la SNCF et les Régions ? Nous ne trancherons pas.

Il reste que, pour reprendre le propos de C. Steinmetz, Directeur du service juridique et conventionnement de la SNCF lors de la signature des Conventions de 2002, cette régionalisation ferroviaire est introduite "sans qualifier la nature juridique des Conventions à passer entre les Régions et la SNCF, comme le législateur aurait pu le faire.", (Steinmetz, 2004, p. 52). Il nous importe donc de préciser le contour des engagements conventionnels pris en pratique. Nous le ferons par l'observation de trois enjeux caractéristiques des premières années du déroulement de cette contractualisation.

Notes
380.

En Ile de France, la responsabilité des transports publics est confiée à une entité spécifique, le STIF (Syndicat des Transports d'Ile de France) lequel regroupe des représentants des collectivités locales et de l'Etat. La Corse n'appartient pas au réseau ferré national. L'attribution des services, confié à un opérateur unique, s'opère par appels d'offres. La SNCF est actuellement le gestionnaire de ce réseau.

381.

Décret d'application n°2001-1116 du 27 novembre 2001 relatif au transfert de compétences en matière de transports collectifs d'intérêt régional, JO du 28 novembre 2001.

382.

Par la distinction entre "territoire institutionnel" et "territoire fonctionnel", le géographe P. Zembri (2003) montre que la régionalisation ferroviaire ne peut se réduire à une analyse en termes de transfert de compétences de l'Etat aux Régions. La régionalisation ferroviaire implique, plus profondément, un profond découpage d'un réseau jusque là géré au niveau national en 20 sous réseaux. Il en résulte un certain nombre de problèmes notamment si les Régions veulent utiliser effectivement le réseau ferré régional comme outil de cohésion territoriale.

383.

Circulaire du 3 décembre 2001 concernant le transfert aux Régions de l'organisation et du financement des services ferroviaires régionaux de voyageurs, Le Moniteur, 22 mars 2002.

384.

Les arrêtés du 8 août 2002 publiés au Journal Officiel du 31 août 2002 notifient le montant de la dotation de chaque région relative à la régionalisation ferroviaire.

385.

Décret 2001-116, op. cit., art. 10.

386.

Les élus régionaux n'avaient en effet pas oublié combien la décentralisation des lycées engagée en 1986, leur conférant la construction et l'entretien des bâtiments, s'était rapidement traduite par un déséquilibre important entre les compensations versées par l'Etat et les dépenses auxquelles les Régions avaient du faire face.

387.

J.-P. Raffarin, (2000), "Les enjeux de la décentralisation transports ferroviaires", Solutions ferroviaires, 4° trimestre, n°22.

388.

Le principe de la libre administration des collectivités locales, repris par le Code des collectivités territoriales, est reconnu par l'article 72 de la Constitution du 4 octobre 1958. Il signifie que, dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus et disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leur compétence. Ce principe est réaffirmé par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 qui a, en outre, élevé la Région au rang de collectivité territoriale à part entière.

389.

Pour un historique des tensions entre les Régions et la SNCF, voir P. Zembri, (2005).