1.1.2. L'hypothèse de la co-traitance : une piste féconde

Nous ferons le choix, a priori original, de traiter la relation contractuelle Régions / SNCF comme une relation de sous-traitance, et plus exactement de co-traitance. L'étude de la sous-traitance rejoint la problématique, déjà ancienne, de l'alternative entre "faire et faire-faire" proposée initialement par R. Coase (1937). Alors que le marché apparaissait comme la seule forme de coordination économique efficiente, Coase démontre que la firme et le marché constituent deux modalités distinctes de coordination économique. Dans la firme, la coordination, dite administrative, se caractérise par appel à la "hiérarchie" ; le marché, lui, donne lieu à une coordination décentralisée, assurée par les mécanismes des prix. R. Coase explique cette substitution possible de la firme au marché, par le fait que le recours au marché entraîne des coûts, coûts de "découverte des prix adéquats" et "coûts de négociation et de conclusion des contrats"533. La firme apparaît quand la relation entre les agents ne prend plus la forme de contrat à court terme, mais que s’imposent des relations à long terme rendant impossible la spécification dans le contrat initial de tous les détails de la prestation. L’incertitude et les problèmes d’accès à l’information apparaissent alors comme les éléments clefs à l’origine des coûts de transaction et des marchés incomplets.

Face à cette incomplétude du contrat, deux réponses théoriques apparaissent : l’internalisation de la firme ou la quasi-intégration (sous-traitance). Dans ce deuxième cas, objet de notre propos, se pose la question essentielle de savoir comment obtenir l’accord des deux parties, l’acheteur et le vendeur. Selon B. Baudry (1995)534, économiste de la firme, l’analyse des relations interindustrielles révèle trois modes de coordination de la relation de sous-traitance, par l’autorité, par l’incitation et par la confiance. Nous chercherons à spécifier, pour chacune de ces trois formes de coordination, leurs caractéristiques, leurs soubassements théoriques et leur pertinence respective pour l’étude de la relation Régions / SNCF. Mais auparavant, il nous importe de préciser la définition de ces notions de sous-traitance, co-traitance et quasi-intégration.

Nous emprunterons notre définition de la sous-traitance à A. Silem535, qui en fait un cas particulier de l’impartition.

‘"L’entreprise a comme alternative : "faire ou faire faire". […]
Dans l’option du faire faire, on parle d’impartition. Celle-ci recouvre toutes les formes de relations interentreprises allant de la fourniture d’une pièce spéciale, répondant à un besoin précis des entreprises, à la concession, en passant par la cotraitance, la sous-traitance et la commission. On notera que la cotraitance est une coproduction avec partage des responsabilités dans la réalisation d’un projet, alors que, dans la sous-traitance, le "preneur d’ordre" réalise une opération ou une tâche conformément aux cahiers des charges remis par le donneur d’ordre.", A. Silem, (1991), pp. 560-561. Soulignés par nous.’

L’analyse économique standard précise également que le recours à la sous-traitance s’explique par deux objectifs, disposer d’un savoir-faire spécialisé non disponible en interne (sous-traitance de spécialité) ou bien pouvoir répondre à un excèdent de demande (sous-traitance de capacité).

Au regard de ces définitions, les relations contractuelles Régions / SNCF, s’apparentent davantage à une co-traitance qu’à une relation de sous-traitance ordinaire. La régionalisation ferroviaire implique en effet, à la fois co-production et partage des risques et des responsabilités, et donc de la rente associée à la relation. L’opérateur ferroviaire historique n’a pas seulement vocation d’exploiter, pour le compte des Régions, le service de transport régional de voyageurs, mais participe aussi à sa définition aux cotés des AO régionales.536

La notion de "quasi-intégration", centrale dans les travaux du japonais M. Aoki (1986, 1988), nous amène à une conclusion similaire. Selon cet auteur, les relations inter-firmes, qui sollicitent une relation de sous-traitance durable sur un mode coopératif, aboutissent à d'importantes innovations organisationnelles et relationnelles profitables aux deux parties. La durée de la relation est, pour cet auteur, une condition essentielle à la constitution de quasi-rente informationnelle, pour deux raisons. D'une part, seule la durée permet aux co-contractants de remplacer une stratégie, initialement non coopérative, basée sur des comportements opportunistes, par une stratégie coopérative basée sur l'investissement dans la relation. D'autre part, la durée rend possible des processus d'apprentissage et d'accumulation d'expériences porteurs d'une plus grande efficacité contractuelle.

Nous reprendrons également l’approche de B. Baudry (1995) qui, à la suite de J. Houssiaux (1957), opère une utile distinction entre "quasi-intégration verticale" et "quasi-intégration oblique"537. Par la notion de quasi-intégration, Houssiaux (1957) entend toute relation qui n’est ni pure transaction de marché, ni une transaction totalement internalisée au sein de la firme. Une quasi-intégration peut être horizontale, si elle concerne deux firmes situées au même stade de production, ou verticale, dans le cas contraire.

‘"Dans le cas de la "quasi-intégration verticale", le client, appelé "donneur d’ordres", maîtrise totalement la conception du produit et la transmission de l’information s’effectue de manière verticale. Cette configuration correspond à la sous-traitance stricto-sensu. Le sous-traitant ne dispose ainsi d’aucune initiative.
La "quasi-intégration oblique" traduit le fait que la conception du produit est le fruit d’une "collaboration" entre le client et le fournisseur : [A l’extrême] le client  se contente de préciser les spécificités fonctionnelles du produit, laissant la conception au vendeur (encore appelé sous-traitant / fournisseur), comme c’est le cas, par exemple, des équipementiers de l’automobile." B. Baudry, (1995), Soulignés par nous.’

Par l'accent mis sur l'irremplaçable collaboration des deux parties, cette définition de "quasi-intégration oblique", nous apparaît également bien adaptée pour traduire la spécificité de la relation entre les Régions et la SNCF.

Ainsi, quelle que soit la terminologie retenue, "cotraitance", "quasi-intégration oblique", "gouvernance bilatérale" ou "formes organisationnelles hybrides", il apparaît que la nature de la relation entre les Régions et la SNCF est spécifique et incorpore une large composante de coopération.

Cette conclusion est d'importante à trois titres. Premièrement, elle vient conforter deux de nos trois hypothèses initiales, celle de co-traitance et celle de coopération. Coopération d'abord, dans le sens où les co-contractants (SNCF et Régions) "acceptent un certain degré d’obligation et fournissent en contrepartie un certain degré de garantie quant à leur conduite future"538. Co-traitance également, par le fait que les deux parties s'engagent, par des interactions fréquentes, à une prestation de service "sur mesure", et au final co-produisent le service de transport régional de voyageurs539. En deuxième lieu, cette conclusion souligne les limites de l'approche économique standard et contribue à légitimer nos emprunts à la théorie institutionnaliste. Impossible de considérer que les relations entre les Régions et la SNCF s'apparentent à une relation d'échange de type classique (au sens de Williamson) où les acteurs possèdent, chacun, une parfaite connaissance des caractéristiques du produit. Troisièmement, cette conclusion légitime le recours aux théories des relations inter-firmes auquel nous allons nous livrer.

Il nous importe maintenant, à partir de cette notion de co-traitance, de définir une matrice de lecture des conventions TER. Cette démarche s'inspirera largement de l'initiative méthodologique proposée par B. Baudry.

Notes
533.

Cette perspective sera reprise ultérieurement par O. Williamson (1985a) qui parlera de coûts de transaction.

534.

Baudry B., (1995), L’économie des relations interentreprises, Paris, La Découverte, Repères n°165, pp. 4-5.

535.

Silem A., (1991), Encyclopédie de l’économie et de la gestion, Paris, Hachette Education, pp. 560-561.

536.

Nous avons souligné, dans le chapitre précédent, combien la loi SRU prévoit que la SNCF doit s’impliquer aux cotés des Régions et les assister dans le développement des transports ferroviaires et collectifs sur le territoire régional. Le texte prévoit aussi que la SNCF doive assurer des prestations d’études, de conseil, d’ingénierie et d’assistance relevant de l’exploitation du service.

537.

Houssiaux J., (1957), "Le concept de 'quasi-intégration' et le rôle des sous-traitants de l’industrie", Revue Economique, n°2, mars, pp. 221-247.

538.

Cette proposition renvoie à la définition de la coopération interfirmes donnée par Richardson (1972, p. 886). Ce dernier étant aux dires de B. Baudry (1995, p. 32) le fondateur de la reconnaissance de la coopération interfirmes.

539.

Nous retrouvons la définition de la coopération proposée par E. Brousseau (2000, p. 2). Selon ce dernier, la coopération se présente comme une forme particulière de transaction par laquelle il y a co-création de ressource.