1.2.1. La coordination par l'autorité

J. K. Arrow (1976) avait montré que plus les intérêts divergent, plus l'information diffère et plus la solution d'autorité apparaît comme un instrument de coordination efficace.

Le profil de coordination par l’autorité se déroule selon une séquence simple : contrat de court terme révocable  directives  contrôles  sanctions (reconduite du contrat ou perte du marché). La nature profonde de ce type de relation repose sur la contrainte ou plus précisément sur le transfert de pouvoir contraint du sous-traitant vers le donneur d’ordres. Ce mode de coordination est construit sur une conception tayloriennne de la répartition des tâches entre firmes, sur un contrôle strict des directives prescrites et sur une relation essentiellement marchande basée sur la contrainte. A l’extrême, ce mode de coordination serait le support idéal d’une relation de sous-traitance stricto sensu, c'est-à-dire de quasi-intégration verticale pour reprendre la terminologie de Houssiaux (1957). L’autorité permettant de rendre compatible les plans des parties et de réduire l’asymétrie informationnelle.

Le rôle de l’autorité comme mécanisme de coordination des activités économiques trouve ses fondements dans divers travaux, tant du coté des théoriciens des organisations que des économistes.540 Pour les premiers, nous mentionnerons ceux, d’orientation différente, de Chester Barnard (1938) et de Max Weber (1922). Si le premier conçoit l’autorité comme consensuelle et horizontale, le second, au contraire, à travers son étude sur le modèle bureaucratique, insiste sur le caractère vertical de l’autorité, autorité fondée notamment sur la compétence, mais aussi sur des règles légales.

Du coté des économistes, la coordination par l’autorité trouve son point d’ancrage initial dans les travaux de R. Coase (1937). Recherchant une explication à l’existence des organisations (firmes) dans les économies de marché, où les mouvements de prix sont supposés assurer la coordination de la production et de l’échange, Coase aboutit à la proposition selon laquelle le caractère distinctif de la firme est l’autorité, exercée par l’entrepreneur. Plus récemment, J.K. Arrow (1976) voit dans l’autorité une valeur nécessaire et efficace pour réaliser la coordination des activités des membres d’une organisation, en particulier quand les intérêts des parties divergent ou que l’information diffère541.

La coordination par l'autorité prend tout son sens dans les travaux des auteurs de la théorie des coûts de transaction. Pour C. Ménard (1994), il importe d’établir une nette distinction entre les notions d‘autorité et de hiérarchie. Si l’une et l’autre constituent deux formes différentes de la notion plus large de commandement, la "hiérarchie" se présente comme le noyau dur de la coordination dans une organisation intégrée reposant sur une asymétrie des droits de propriété, alors que "l'autorité" ne suppose pas de transfert de droits de propriété tout en permettant à l'une des parties de pouvoir imposer sa décision à l'autre. Selon C. Ménard (1997), l'autorité constituerait une forme gouvernance particulièrement appropriée aux formes organisationnelles "hybrides" (au sens de Williamson).

Quant à E. Brousseau (1993b), dans la perspective de la TCT, il propose une interprétation de l'utilité du recours à l'autorité comme mode de coordination en situation de contrats incomplets, situation où il n'est plus possible d'assurer la cohérence des décisions des agents par l'appel aux routines. Dans cette configuration, l'autorité apparaît comme une réponse pertinente à la problématique de l'économie de ressources en matière de prise de décision en environnement incertain.

‘"Au même titre que les routines, l'autorité est un arrangement contractuel permettant de réaliser des économies de savoir. D'une part, elle est le gage de la flexibilité des contrats, ce qui permet, lors de leur signature, de ne pas être obligé d'envisager tous les futurs et toutes les solutions possibles. [...] De plus, l'autorité permet d'accélérer la prise de décision. [...] L'autorité procède d'un arrangement contractuel destiné à améliorer l'efficacité de la coordination par délégation de pouvoir de décision à certains protagonistes."542

Cette proposition fait écho à la définition de l'autorité en tant que "droit de décider de la façon dont les actifs seront utilisés dans une éventualité non spécifiée dans le contrat initial" (Hart, Moore, 1990)"543.

Même si l’autorité constitue un puissant moyen de coordination, tout particulièrement en situation de contrats incomplets, en permettant de gérer l’organisation physique de la production et de diminuer l’incertitude pour le donneur d’ordre, elle présente certaines limites qui in fine en réduisent la performance économique, en particulier si cette relation d’autorité est exercée dans un cadre hiérarchique rigide. Tout d’abord, l’autorité impose des coûts de contrôle élevés qui, en outre, supposent que le donneur d’ordres acquiert les compétences particulières à l’effectivité de ces contrôles.544 De plus, la coordination par l’autorité permet au mieux le contrôle du résultat545, et encore avec retard, mais ne permet pas le contrôle des moyens ; l’exploitant conserve la possibilité de dissimuler des réserves de capacité et des gains de productivité. On retrouve la problématique de l’incitation à l’effort et de l’aléa moral du principal. Enfin, une relation d’autorité fondée sur un refus du donneur d’ordres de s'engager à long terme est source d’incertitude pour le sous-traitant et le conduit à piloter la production dans une logique de court terme. Cette incertitude est évidemment défavorable à toute politique d’investissement et interdit tout effort d’innovation du sous-traitant, notamment en matière de produit.546 A terme, l’absence d’innovation organisationnelle rend impossible toute amélioration sensible de la qualité des produits. Ainsi, toute relation d’autorité exercée dans un horizon temporel court appauvrit la capacité d’efficience dynamique du système. La théorie des jeux, par la notion de dilemme du prisonnier, rend compte des limites des configurations non coopératives : n’étant pas assuré du renouvellement du contrat, chaque contractant s’investit peu dans la relation, cherchant à maximiser ses gains à court terme, ce qui en définitive fragilise la performance du contrat.547

Au-delà de ses limites endogènes en termes d’efficience et d’efficacité, le modèle autoritaire s’avérait peu adapté et inapplicable, à lui tout seul, dans le contexte initial de la relation SNCF / Régions. En 2002, les conditions de succès d’une coordination par un modèle pur d’autorité n'étaient pas réunies en France. Plusieurs obstacles s’y opposaient.

Le premier obstacle, et le plus déterminant, les Régions ne disposaient pas de la liberté de choix de l’opérateur et ne pouvaient faire jouer la concurrence entre offreurs. La SNCF était, alors pour les Régions, le seul prestataire de service de transport ferroviaire de personnes. La relation se présentait donc sous forme d'un monopole bilatéral. La SNCF n’avait pas à craindre l’entrée d’outsiders. Ce marché lui était totalement acquis. Il en allait différemment pour les liaisons routières TER, les Régions pouvant opter entre plusieurs prétendants (compagnies privées).

Second obstacle, les AO régionales ne possédaient pas les actifs matériels ou humains spécifiques nécessaires à la production du service de transport régional. Cette situation allait progressivement changer avec la prise en charge de la pleine propriété des matériels roulant acquis sur leur budget par les Régions elles-mêmes et avec la constitution d'une réelle capacité d’expertise régionale sur cette nouvelle compétence. Ces deux atouts, associés à la possibilité prochaine de mise en appel d'offre ouverte par le règlement OSP, changent désormais la donne. Les Régions bénéficieront de la possibilité de faire pression sur l’exploitant lors de la (re)négociation du contrat ou de le menacer de dénoncer le contrat en cours. En outre, les toutes prochaines expérimentations d'ouverture à la concurrence des lignes nouvelles permettront, de proche en proche, conformément au modèle de la concurrence par comparaison, d’estimer de plus en plus correctement les paramètres de production et donc d'améliorer le pouvoir de négociation des Régions.

Au total, les conditions qui prévalaient lors de la signature des Conventions TER de 2002 (et plus encore en 1997) ne permettaient guère aux Régions d’inscrire leur relation avec la SNCF dans une logique de coordination uniquement autoritaire. L’analyse économique a montré que cette orientation n'aurait été porteuse ni d’efficacité, ni d’efficience économiques. A ce niveau d’analyse, nous supposerons que les Régions n'ont recouru que parcimonieusement et sur certains domaines, bien maîtrisés ou à forte légitimité548, à ce mode de relation.549 Mais, les éléments de contexte sont pour la plupart appelés à des mutations prochaines importantes. Cela devrait, logiquement, amener ce type de coordination à prendre plus d’importance.

Notes
540.

Baudry B., Tinel B., (2003), "Une analyse théorique des fondements et du fonctionnement de la relation d’autorité intrafirme", Revue Economique, vol. 54, n°2, pp. 229-251.

541.

Arrow K., (1976), Les Limites de l’organisation (1974), PUF, Paris.

542.

Brousseau E., (1993b), op cit., p. 34.

543.

Cité par Brousseau E., (1993b), op. cit., p. 32.

544.

Nous retrouvons ici, dans le cas de la relation SNCF / Régions, la problématique de la maîtrise de la compétence ferroviaire pour des Régions très nouvellement investies de cette compétence. A. Canet, "L’émergence d’une capacité d’expertise régionale" in Bonnet G. et alii., La régionalisation des transports ferroviaires, CERTU, ENTPE, Université Lyon 2, 2001.

545.

Il faut rappeler combien dans le domaine des "inspection goods", à la différence des "experience goods", pour reprendre la distinction établie par Mark Casson (1982), le contrôle ne peut s’opérer qu’après usage ; les dégâts éventuels, d’image ou monétaires sont donc irréversibles. On peut penser dans le cas des TER, aux retards, et plus encore aux suspensions de service, en particulier lors de mouvements de grèves, qui laissent souvent sans alternative les voyageurs ne disposant pas d’automobile.

546.

On retrouve ici les conclusions de D. Leborgne et A. Lipietz, (1988), "Deux stratégies sociales dans la production des nouveaux espaces économiques", CEPREMAP, n°8911. Ces auteurs évoquaient combien cette situation de quasi-intégration verticale freine toute initiative et tout effort technologique et qualifiaient de "quasi-intégration pauvre", en opposition avec une relation, qui contrairement à la première, favorise le développement des savoirs particuliers des firmes sous-traitantes, en partenariat avec les donneurs d’ordres.

547.

B. Baudry, (1995), op. cit., pp. 68-70.

548.

Nous retrouvons ici la définition de l’autorité selon Max Weber, proposée ci-dessus, où prédominent les dimensions de la compétence et de la base légale.

549.

Nous pourrions tester ces hypothèses en estimant la corrélation entre, d’une part, la distribution de ce profil d’autorité et, d’autre part, le degré d’expertise régionale (exprimée notamment par l‘effectif en personnels) ou la part du budget régional consacrée au TER.