1.2.2. La coordination par l'incitation

Le second profil de coordination des relations interentreprises est régi par l’incitation.550 Il trouve de sérieux fondements théoriques dans le modèle de la relation d’agence, référence de la théorie des incitations, fondé par M.C. Jensen et W. H. Meckling (1976). Ces auteurs définissent la relation d’agence de la manière suivante :

‘"[elle est] comme un contrat par lequel une ou plusieurs personnes (le principal) engage une autre personne (l’agent) pour exécuter en son nom une tâche quelconque qui implique une délégation d’un certain pouvoir de décision à l’agent."551

La notion de relation d’agence est très générale et recouvre toute relation entre deux entités telle que la situation de l’un dépende d’une action de l’autre. La partie qui agit est l’agent, la partie qui est affectée par le résultat est le principal. On parle parfois de relation "principal/agent".

Le modèle distingue deux situations, celle du "risque moral" et celle de la "sélection adverse". Dans le premier cas, le principal veut que l’agent entreprenne les actions les plus adéquates à la maximisation du résultat attendu de la mission qui lui est confiée alors qu’il n’est pas en mesure de vérifier la réalité de l’effort produit par l’agent. Dans le second cas, le principal œuvre en sorte que l’agent révèle son identité (ou celle de son produit).

L'objectif de cette théorie est de définir des arrangements contractuels, des structures incitatives (Ricketts, 1987), dans un contexte supposé caractérisé par une asymétrie informationnelle en défaveur du principal et par un conflit d’intérêt entre le principal et l’agent. Ce modèle repose ainsi sur la double hypothèse de rationalité procédurale et d'imperfection de l'information. Le contrat qui lie les parties est donc incomplet et le principal n’a pas les moyens de contrôler parfaitement et sans coût l’action de l’agent. En termes de théorie des jeux, cette relation principal/agent s’analyse comme un jeu non coopératif, du type dilemme du prisonnier. L’enjeu pour le principal est de définir le contrat optimal, c'est-à-dire de définir la structure incitative qui lui procurera les gains les plus élevés possibles dans cette situation où il doit faire accepter et réaliser le contrat par l’agent. Quelle que soient la solution retenue, elle visera toujours à impacter les gains monétaires de l’agent.

B. Baudry (1991, 1993) reprend ces bases théoriques pour conduire une analyse du partenariat industriel, de la sous-traitance en particulier, en termes de structures incitatives. Les moyens proposés par ces contrats, qui visent toujours à impacter les gains monétaires de l’agent, différent en fonction du type de situation, d'aléa moral ou de sélection adverse.

Pour faire face à la situation d’aléa moral 552 , la théorie souligne que le donneur d’ordre (ou l’acheteur) peut mettre en œuvre deux procédures incitant l‘agent (ou le fournisseur) à fournir l’effort maximal : a) introduire de la durée dans la relation inter-entreprise par une contractualisation à moyen terme (et sa reconduction) et b) proposer une structure de rémunération appropriée à l’agent. Concernant la première procédure, le contrat de moyen terme, la théorie montre qu’il constitue une méthode fortement incitative, plus encore s’il est couplé avec une clause de quasi-exclusivité. Fonctionnant comme une assurance pour le sous-traitant, lui permettant des investissements sur la durée, il manifeste l’engagement durable du donneur d’ordre, qui en retour, en attend de meilleures performances économiques, notamment en termes de coûts de production et de qualité de service. Un parallèle peut être tenté avec la théorie du salaire d’efficience (Shapiro C., Stiglitz J. E., 1984), qui par le "sur-salaire" proposé aux salariés les incite à remplir régulièrement et complètement leurs engagements à l’égard de leur employeur, de crainte de perdre cet avantage. Une approche par la théorie des jeux conduit aux mêmes résultats, la durée permettant de passer d’un état non coopératif à un engagement coopératif entre les contractants ; la menace de rompre la relation, en cas de comportements opportunistes, représentant un facteur efficace de dissuasion à la non coopération.553 Si le contrat constitue, par sa durée une incitation à coopérer, il reflète également un compromis entre les dispositifs d’assurance et les systèmes d’incitation (Laffont J.J. et Tirole J., 1993). En effet, les contrats à prix fixes, le prix étant déterminé ex ante, incitent le vendeur à l’effort, puisque tous les gains de productivité lui reviennent. L’acheteur étant confronté au hasard moral en abandonnant au producteur une rente informationnelle. Inversement, les contrats à coûts garantis assurent le vendeur contre les risques de variations de coûts, mais le prive des bénéfices d’éventuels gains de productivité. Nous retrouvons ici le dilemme entre efficacité allocative et efficacité productive.

Dans les relations inter-entreprises, le principal est également confronté à des situations d’anti-sélection ou de sélection adverse 554 . Son problème est alors d’obtenir de l’agent une information sur la qualité intrinsèque du produit objet de l’échange. En raison des limites inhérentes à la technique du contrôle ex post sollicitée dans la coordination de type autoritaire, en particulier dans le domaine des activités de service, le principal va remplacer ces dispositifs de contrôle par un dispositif d’assurance qualité. L’acheteur attend du vendeur un signal ex ante qui lui permette de connaître la probabilité du risque de non-qualité associée au contrat. Ce signal est obtenu par les procédures d’assurance qualité qui tendent à se généraliser progressivement, sous la forme de normes de certification, ISO ou AFNOR par exemple.555

En 2002, les conditions d’application et de succès d’une coordination de la relation Région / SNCF par un modèle d’incitation étaient fortement réunies. Le contexte de la relation vérifiait les deux conditions de la théorie de l’agence : le conflit d’intérêt et l’asymétrie de l’information. Conflit d’intérêt dans le sens où chacune des parties cherche à maximiser son utilité propre ; asymétrie d’information aux dépens du principal, la capacité d’expertise en matière de transport ferroviaire des Régions restant bien en deçà de celle de l’opérateur historique. Les conséquences prévues par la théorie étaient ainsi clairement identifiées : les Régions devraient faire face à la fois à une situation de hasard moral (connaissance très imparfaite des coûts de production et des réserves de productivité de l’opérateur ferroviaire) et de sélection adverse (information incomplète sur la qualité du service produit).

C’est pourquoi, il est probable que les Régions ont cherché à mettre en place un cadre contractuel reprenant largement les différents dispositifs incitatifs prévus par la théorie : durée du contrat ; système d’intéressement de l’exploitant aux recettes d’exploitation ; système de bonus-malus sur les résultats de qualité produite ; procédure de certification de la qualité ; pénalités financières pour non remise des documents de contrôle et de suivi de l’activité dans les formes et dans les délais prévus ; etc. Il nous faudra envisager dans quelle proportion et sous quelles formes ces différents dispositifs ont effectivement été inscrits dans les Conventions d’exploitation Région / SNCF et sollicités en pratique par la suite.

Notes
550.

A la suite de B. Baudry (1995, p. 71), nous relèverons que plusieurs auteurs ont sollicité cette problématique de l’agence pour l’étude des relations interentreprises, notamment Jarillo J.C . and Ricart J. E . (1987).

551.

Jensen M.C. et Meckling W.H., (1976), "Theorie of the Firm : Managerial behavior, Agency cost, and ownership Structure", Journal of Financial Economics, 3, pp. 305-360.

552.

Ce problème se rencontre dans les situations où il existe un défaut d'information entre deux agents économiques lors de la passation d'un contrat. L'aléa ou le risque moral (moral hazard) intervient alors quand un agent peut ne pas respecter ses engagements et que le co-contractant est dans l'impossibilité de déterminer la responsabilité ou non de son partenaire.

553.

Jarillo J. C. , and Ricart J. E., (1987), “Sustaining Networks", Interfaces, vol.17, september-october, pp. 82-91.

554.

Par "sélection adverse", on entend une situation où le principal connaît des difficultés pour obtenir des informations fiables sur la qualité du produit objet de l’échange.

555.

Nous rappellerons que les normes ISO (Organisation Internationale de Normalisation) visent l’ensemble de l’organisation interne de l’entreprise : processus de production, méthode de travail, achats, formation de ses employés, et constituent donc plutôt une certification de moyens, alors que les normes NF, qui sont délivrées en France par l’Etat via l’AFNOR, sont plutôt une certification du résultat obtenu en fonction d’engagements contractuels sur un référentiel propre à l’entreprise. La norme AFNOR NF 235 "Service de transport régional et départemental de voyageurs" préconise une méthode de définition et de mesure du service de transport de voyageurs. Elle définit une famille de critères qualité orientée vers le service rendu aux voyageurs : information, accueil, régularité et ponctualité, disponibilité des équipements, netteté et propreté des modules de transport, confort et ambiance.