1.2.3. La coordination par la confiance

Une troisième forme de coordination est présente dans les relations interentreprises, la confiance 556 .

Sous l’angle du droit, la confiance est une partie intégrante de tout contrat. Il est impossible de dissocier contrat et confiance ; elle est l’amont qui rend possible le contrat et son "exécution de bonne foi". Dans une relation de confiance, la promesse d’un contractant peut être considérée comme un engagement, une obligation. Faire confiance à un partenaire, c’est supposer ex ante que la probabilité du risque associé à l’échange est faible. A l’appui de la pertinence de ce mode de coordination, nous reprendrons la thèse développée par l’approche institutionnaliste, en particulier par C. Ménard (1994), selon qui le contrat est recherche d’équilibre, même s’il engendre des tensions. Il implique obligation réciproque et symétrie.

‘"Pour le juriste comme pour l’économiste, le contrat implique une obligation réciproque, ce qui suppose un certain nombre de conditions concernant les parties au contrat, mais aussi certaines caractéristiques de celui-ci, en particulier les clauses de prix. Le respect de ces conditions détermine la validité du contrat, notion qui tente d’intégrer à la fois l’idée d’une validation sociale motivée par l’utilité de l’agrément et le réquisit d’une certaine "justice" fondée sur l’aspect mutuellement avantageux de l’accord pour les parties prenantes." 557

Pour l’économiste, le statut théorique de la confiance est plus ambigu que pour le juriste. E. Brousseau et ali. (1997) soulignaient que "la notion de confiance est, au départ, totalement extérieure au discours économique standard, n’ayant dans ce cadre ni définition, ni statut économique précis"558. Cette notion a pourtant donné lieu à une très vaste littérature pour constituer un élément fondamental de la vie économique, une "institution invisible" (Arrow, 1974)559, un élément "central de toute transaction" (Dasgupta, 1988), le "lubrifiant des rapports économiques" (Lorentz, 1988), une "condition préalable à la compétitivité" et "un élément constitutif de la vie en société" (Sabel, 1992). Pour d'autres, la confiance se présente comme une forme de coordination économique particulière, notamment dans le cadre de la sous-traitance (Aoki, 1988 ; Baudry, 1992 ; Lorentz, 1988 ; Sako, 1991), des alliances (Ring et Van de Ven, 1992), ou encore, des districts industriels (Piore et Sabel, 1984).

Pour nombre de théories des contrats, en raison des hypothèses comportementales retenues, la place accordée à la confiance est généralement faible. Ainsi, dans la théorie des coûts de transactions, à l’inverse, l’opportunisme des agents constitue, au coté de la rationalité limitée, une hypothèse comportementale majeure (Williamson, 1994, p. 70-72). De ce fait, les individus développent des stratégies de fausses promesses, de mensonges, de manipulation et de déformation délibérée de l’information. Selon Williamson, cet opportunisme est une source embarrassante d’incertitude "comportementale" dans les transactions économiques, mais il correspond probablement à un penchant fréquent de l’espèce humaine, comme le soulignait N. Machiavel qui recommandait de traiter les "hommes comme ils sont". Cette hypothèse est d’ailleurs conforme à la conception de la recherche de l’intérêt personnel retenue par l’économie néo-classique. O. Williamson (1993) nuance cependant cette analyse : en situation de marché (totalement) contestable, la pression du marché est suffisante à l’obtention de comportements loyaux. Le comportement opportuniste ne contrarie pas l’échange quand celui-ci peut être systématiquement identifié et réprimé (crédibilité des représailles) ou encore quand les intérêts individuels sont parfaitement alignés.A la suite de Brousseau (2000), nous noterons que ces cas sont rares et que la notion de confiance est finalement totalement inutile pour Williamson.

Pour les théoriciens de l’agence, l’opportunisme a une portée plus limitée, car il peut être canalisé par le biais de mécanismes contractuels incitatifs. Le contrat optimal prétend résoudre par la négociation ex ante tous les problèmes ultérieurs. La confiance, traitée comme un mécanisme incitatif parmi d’autres, peut jouer un certain rôle. Elle repose sur deux mécanismes incitatifs particuliers : la réputation et l’ancienneté des relations. Ces éléments sont considérés comme des investissements de long terme qu’il importe rentabiliser. La confiance, impulsée dans ces conditions, résulte d'un calcul rationnel qui tient compte du risque de pénalité dans le cas de non-respect des termes du contrat. Face à des acteurs opportunistes, inspirés par l'égoïsme, la confiance se propose pour compléter la sécurité imparfaite du contrat (Charreaux, 1998).

Nous trouverons des soubassements solides à la notion de confiance comme mode de coordination chez E. Brousseau (2000) et dans la littérature de l’économie industrielle.

E. Brousseau (2000) soutient, dans la perspective néo-institutionnaliste, que la confiance peut trouver toute sa place comme mécanisme de coordination dans certaines circonstances bien particulières, lorsque le calcul coût avantage devient impossible ou très coûteux ou quand l'incertitude est très forte. Dans cette conjecture, la confiance définit une forme de coordination spécifique permettant d'alléger les dispositifs de gouvernance en limitant le recours aux mécanismes de supervisions, d'incitation et de répression. Selon Brousseau, la confiance constituerait un mode de coordination particulièrement efficace en diminuant les coûts de gouvernance et en générant des rentes d'innovation supérieures. La confiance se présenterait alors comme "une croyance – une conjecture [...] dans le comportement de l'autre dont on suppose qu'il va être dicté par la poursuite d'un intérêt commun à long terme plutot que par la volonté de maximiser l'intérêt personnel à court terme." (Brousseau, 2000, p. 3).

A la suite de Marshall, de nombreux travaux de l’économie industrielle donnent une large place à la coordination par la confiance. L’économie industrielle rappelle combien la dimension territoriale et la coopération inter-firmes se combinent parfois (Gaffard, 1990), en particulier au travers de la notion de district industriel (Marshall, 1890). J.L. Gaffard (1990, p. 432) relève que la localisation commune présente comme avantage, parmi d’autres, d’être source d’économie de coût de transaction, en permettant des transactions basées sur des relations réciproques de connaissance et de confiance entre les contractants que la proximité dans un district aide à nouer. A. Marshall, cherchant à identifier les causes de l’efficacité des districts industriels, avait évoqué la notion d’économies externes locales et "d’atmosphère industrielle" pour suggérer la présence et la contribution d’un processus culturel, essentiel à l’apprentissage et à l’acquisition de compétences, donc au développement industriel et à la diffusion de l’innovation. La conception marshallienne du district a été depuis réactualisée, d‘abord par des chercheurs italiens560 (Becattini, 1987, 1990), puis par bien d’autres pour fonder les notions de système local de production (Courlet, 1994) ou de technopole (Ruffieux, 1991).561 Nous retiendrons de cette notion que la coordination entre les entreprises est assurée non seulement par le marché (la concurrence), mais également par la coopération et la réciprocité (échanges de services et entraide entre les entreprises). Ces mécanismes de coordination interentreprises propres au district industriel ont donné lieu à une abondante littérature, certains auteurs mettant en avant l’intérêt économique, d’autres, la confiance (Gambetta, 1988 ; Lorentz, 1988 ; Larson, 1992 ; Navdi, 1999 ; Trigilia, 1991), la culture commune (Putman, 1993) ou les relations familiales (Saglio, 1991). Sans rentrer dans ces considérations, nous noterons que ces relations basées sur l’appartenance à un même territoire, l’héritage d’une même histoire et culture, la pratique d’un même métier (culture professionnelle) et le respect de règles généralement non-écrites favorisent des liens de confiance et rendent improbables les comportements opportunistes.

Dans l’esprit de ces recherches sur les districts industriels, nous chercherons à mettre en valeur l’impact de la proximité géographique des acteurs, des relations personnelles et tout particulièrement la présence de valeurs communes dans le conventionnement entre les Régions et la SNCF.

En pratique, ce sont les indices témoignant de valeurs et d’une culture commune qui s’avèrent les plus aisés à identifier à la lecture même des Conventions. Il est en effet attendu que deux établissements publics, la SNCF en tant qu'EPIC, et la Région, en tant que Collectivité locale, visent toutes deux, par leurs compétences respectives, le service de l'intérêt général. Dans cet esprit, nous relèverons les éléments qui confirment l’attachement commun des Régions et de la SNCF à la notion de service public dans le domaine des transports562. Nous serons également attentifs aux indices témoignant d’un esprit de compréhension réciproque et de tolérance aux spécificités culturelles de l’autre. Ainsi, les Régions devront adopter une attitude compréhensive vis-à-vis des grèves des personnels de l’entreprise qui, à l’observation, constituent un fait distinctif de la culture d’entreprise de la SNCF.

La confiance commande aussi profondément la durée du contrat dans le sens de l’allongement pour permettre une meilleure réalisation de la réciprocité et pour permettre aux deux parties de mieux bénéficier des avantages d’une forte stabilité des liens en matière d’efficience dynamique. La présence de relations basées sur la confiance doit également marquer les procédures retenues pour la résolution des conflits, en donnant la plus grande place possible à la logique d’arbitrage aux dépens de la logique contentieuse. Le fait que la confiance offre une réponse crédible à l’incomplétude contractuelle doit aussi nous amener à étudier la "densité contractuelle". Ainsi, moins la confiance est présente entre les parties, plus le document de la Convention devrait être volumineux, les procédures de contrôle retenues complexes et les directives prescrites précises et exhaustives. La mise en valeur de la notion de réciprocité doit aussi amener à la recherche d’un certain équilibre dans la définition des mécanismes d’incitation financière. Cet équilibre peut se retrouver dans la symétrie du mode de calcul retenu pour les versements de bonus à la SNCF et de malus au profit des Régions. L’affectation des produits des incitations financières à un compte commun va bien évidemment dans le sens d’un certain équilibre contractuel.

L’attachement aux territoires peut également donner lieu à des traces contractuelles identifiables. Nous pourrions interpréter dans ce sens la présence et l’importance attendue d’instances de concertation entre les acteurs locaux, tels des Comités de ligne ou Comités de bassin qui réunissent les acteurs locaux concernés par le service TER et qui favorisent la prise de parole des utilisateurs. Nous laisserons de coté l’analyse des relations interpersonnelles qui nécessiterait l’étude des trajectoires professionnelles des membres des équipes transports des Régions et des directions régionales TER de la SNCF, mais aussi celle des réseaux de sociabilité locaux.

Au total, il nous apparaît que la coordination par la confiance doit trouver une place et un rôle importants dans la contractualisation Région / SNCF en complément, voire à la place, des relations basées sur l’autorité ou l'incitation.

Il nous reste à préciser que ces trois modes de coordination des relations interentreprises, en pratique, ont tendance autant à se compléter les uns les autres qu’à se remplacer. Nous disposons maintenant d’un cadre théorique pour analyser les modes de relations entre la SNCF et les Régions, sur le modèle des relations interentreprises et plus précisément de la co-traitance.

Notes
556.

Baudry B., (1994) ; Rullière J.L. et Torre A., (1995) ; Brousseau E., (1996).

557.

Ménard C., (2001b), "Imprévision et contrats de longue durée : un économiste à l’écoute du juriste", Mélanges en l’honneur de Jacques Ghestin. Soulignés par nous.

558.

E. Brousseau et alii., (1997) proposent une vaste réflexion sur le statut et la place de la confiance dans la littérature économique réflexion à laquelle nous ferons ici de nombreux emprunts.

559.

Une des premières justifications de la place de la confiance peut être relevée chez J. K. Arrow, (1972). Le passage suivant est particulièrement évocateur : “Virtually every commercial transaction has within itself an element of trust, certainly any transaction conducted over a period of time. It can be plausibly argued that much of the economic backwardness in the world can be explained by the lack of mutual confidence.”

560.

Pour Becattini, un district industriel se définit comme une « entité socio-territorielle caractérisée par la présence active d’une communauté de personnes et d’une population d’entreprises dans une espace géographique et historique donné. »

561.

Pour une présentation de l’état de la recherche sur ces différents systèmes industriels localisés, voir Lévesque B., Klein J.L., Fontan J.M., (1998), UQAM www.omd.uqam.ca/pu b lications/telechargements/sysindus.pdf Consulté le 4/08/2008.

562.

A titre d’illustration, la SNCF, entreprise publique de longue date, va certainement chercher à faire valoir auprès des Régions l’importance et l’intérêt de préserver l’unité du réseau, le monopole de l'exploitant et le statut des cheminots. Nous rechercherons ces éléments dans les Conventions TER.