Conclusion générale

Notre ambition, dans cette thèse, a été d'apporter un éclairage sur la décentralisation du service public régional de transport de voyageurs fondé sur une analyse approfondie des contrats et des performances, dans le périmètre introduit par la loi SRU du 13 décembre 2000 ("Acte I" de la régionalisation ferroviaire). A la croisée des réflexions de l'économie publique, de l'économie industrielle, de l'économie des contrats, et bien entendu de l'économie des transports, cette étude a visé trois objectifs :

  1. approfondir la connaissance empirique de la régionalisation ferroviaireLes observations du rapport de la Cour des comptes (2009) consacré à la régionalisation ferroviaire, publié très récemment, n'ont pas été intégrées à notre analyse. Elles ne nous semblent cependant pas de nature à contredire nos analyses. Estimant, tout comme la Cour, nécessaire d'améliorer la transparence et la fiabilité des comptes du TER, nous partageons sa recommandation visant à créer une commission des comptes des transports régionaux de voyageurs. en France par la production d'un nombre important de résultats nouveauxNous rappellerons au lecteur combien l'obtention des données de gestion n'a pas été commode. La SNCF, par tradition et, en l'espèce, par respect de la confidentialité due aux commanditaires, s'étant refusée à nous les communiquer ; et les Régions, sensibles à la maîtrise de la communication sur cette nouvelle compétence, l'ont fait généralement, mais nous enjoignant souvent une certaine réserve. ;
  2. éclairer l'action des Collectivités publiques, garant de l'intérêt des voyageurs et des contribuables, par la mise à disposition de deux outils, encore perfectibles : une grille de lecture opérationnelle des conventions TER et une transposition de la méthode des comptes de surplus aux données de gestion de l'activité TERLes Régions ont été constamment informées de l'avancement de nos recherches par l'intermédiaire de plusieurs présentations publiques : deux ont eu lieu au GART (le 23/09/2004, "Les conventions d'exploitation du service public régional de transport de voyageurs : organisation contractuelle et processus d'apprentissage organisationnel" et le 05/04/2005, "Régionalisation ferroviaire et efficience allocative : une approche par la méthode des comptes de surplus"), la dernière devant l'ARF ("Les comptes SNCF-TER à la lumière des comptes de surplus", 13/10/2006), sans compter les envois de compte-rendu de nos résultats d'étapes. Nous avions également cherché à obtenir la collaboration de la SNCF et avons effectué une présentation de notre démarche le 25/10/2004 auprès de la Direction de la stratégie de la SNCF. .
  3. plus fondamentalement, apporter des éléments à la réflexion académique sur la régulation des monopoles naturels et des industries de réseaux, à partir des réformes menées dans le transport ferroviaire en général, et dans le transport régional en France en particulier.

Notre hypothèse initiale, qui découle du paradigme standard, nous a amenés à suggérer que le choix du Législateur, en France, de généraliser la décentralisation de l'organisation et du financement du transport régional de voyageurs, tout en maintenant le monopole d'exploitation de l'opérateur historique, comportait un risque élevé, en termes de coût pour la Collectivité et de perte de bien-être pour les voyageurs. Le choix de cet environnement institutionnel, original au regard du mouvement européen de libéralisation du transport ferroviaire, nous a conduit à nous interroger sur la capacité des Régions à pouvoir contrer efficacement les conséquences de la forte asymétrie informationnelle initiale et les risques de comportements opportunistes de l'opérateur monopolistique. Les Régions françaises ont-elles réussi à écrire et à gouverner le "système SNCF-TER" né de la régionalisation ferroviaire ?

A cette question, notre parcours nous a poussé à étudier la capacité du mode de régulation administratif et hiérarchique à gouverner le système global SNCF768 (partie 1) avant d’aborder le cœur de notre étude, qui concerne l’impact de la régionalisation sur la régulation du sous-système TER (partie 2 et 3). Nous rappellerons les conclusions de ces analyses dans l'ordre des chapitres.

1) L'analyse de la régulation de l'opérateur ferroviaire historique nous a amené à donner crédit à ce doute initial. Nous en relèverons quatre indices :

a) La SNCF a réussi, au-delà d'une concurrence intermodale forte et de son statut d'entreprise administrée, à préserver un certain pouvoir de marché, en particulier en matière tarifaire (liberté tarifaire et "yield management") ;

b) Comparativement aux autres opérateurs ferroviaires européens, la SNCF a vu sa performance économique se détériorer, comme l'illustre ses faibles gains de productivité ainsi que la stagnation de son activité globale sur moyenne période, contrastant avec la reprise enregistrée par la plupart des opérateurs européens ;

c) L'existence de surcoûts de fonctionnement élevés ("slack organisationnel" structurel) conduit la firme à un partage de son surplus distribuable au bénéfice quasi-exclusif des salariés du cadre permanent ;

d) Conséquence d'une réelle défaillance ou d'une mansuétude particulière des autorités de Tutelle, la SNCF a réussi à faire porter par la Collectivité des montants singulièrement croissants de concours publics (plus de 8,43 milliards d'euros en 2008), sans amélioration du ratio de leur performance économique (contribution au train-kilomètre), et surtout dans un contexte de retour tendanciel au bénéfice.

2) Le doute initial se trouve ensuite confirmé par l'écriture bien particulière de l'environnement institutionnel. La réforme ferroviaire française s'est montrée très attentive aux prérogatives de la SNCF et au statut des cheminots. Les choix de transcription des directives européennes en matière ferroviaire ont toujoursété effectués a minima et le plus tardivement possible. Difficile de ne pas voir dans ces choix réitérés du Législateur, l'expression d'un modèle français de régulation ferroviaire différent de celui proposé par les instances communautaires (Commission européenne et Parlement). Ce pari très pragmatique, d'une modernisation du transport ferroviaire par "mise sous pression" progressive de l'opérateur historique, se différencie également de la démarche retenue par nombre de pays européens et nous amène à nous interroger sur les motivations profondes de cette démarche française. Doit-on y voir une conséquence de la capacité d'influence de l'opérateur historique ou une stratégie, implicite des autorités françaises, en faveur de la pérennisation des intérêts de la compagnie nationale dans un secteur en pleine recomposition au niveau européen, faisant passer la concurrence et l'efficience comme des objectifs secondaires (Crozet, 2004) ? Pour B. Du Marais (2003), ce "chemin gaulois vers l'optimum économique" pourrait encore s'interpréter par la faible acceptabilité socio-politique du modèle européen de libéralisation des services collectifs et par une tradition particulière en faveur d'une définition large de la notion de service public. Il suggère enfin d'y voir une vision stratégique permettant in fine de mieux tirer profit des expériences de libéralisation des autres ?

3) C’est dans ce contexte institutionnel que le Législateur a, par la loi SRU du 13 décembre 2000, confié à toutes les Régions (hors Corse et Ile de France) la mission d'organiser et de financer le transport de voyageurs sur leur territoire et a proposé un "modèle économique" particulier à ce conventionnement entre les Régions et la SNCF. Nous avons dès lors à nous interroger pour évaluer dans quelle mesure le "modèle économique SNCF-TER" est tributaire des caractéristiques du système global SNCF 769 ou s’il répond à des caractéristiques propres.

Pragmatique, désireux de concilier les intérêts, en partie contradictoires, des Régions et de la SNCF, ainsi que les principes de libre administration des collectivités territoriales et celui d'autonomie de gestion de la SNCF, le Législateur a retenu un cadre légal ouvert. Notre analyse de cet environnement institutionnel nous a amené à six résultats principaux.

a) Les deux parties, les AO régionales et l'opérateur ferroviaire se sont très fortement investis dans la régionalisation ferroviaire : les Régions par un investissement financier et humain considérable ; la SNCF, par une profonde mutation de son organisation productive, commerciale et managériale. Cet investissement conjoint n'est pas resté vain, il est récompensé par une redynamisation significative du trafic, témoin du regain d'attractivité des TER.

b) Le coût de la politique de transport de voyageurs est devenu en enjeu financier important pour les Régions. Cette dépense occupe le premier ou deuxième rang du budget régional. Le rythme particulièrement soutenu de l'augmentation du coût net des TER pour les finances régionales, de 15% par an en moyenne depuis 2002 représente, à terme, un véritable défi.

c) Comparativement aux choix contractuels observés en transports publics urbains, le "modèle économique SNCF-TER" s'avère respectueux d'un monopole historique adverse au risque. L'indexation des charges d'exploitation permet de limiter le risque industriel supporté par l'exploitant, le risque commercial est très largement partagé, et le risque sur investissement est principalement porté par les Régions.

d) Par comparaison avec la régionalisation menée dans nombre de pays voisins, la France apparaît fermée aux dynamiques de concurrence pour l'attribution des contrats, et assez peu incitative dans la nature même de ceux-ci.

e) Les réussites des modèles allemands et suisses de régionalisation ferroviaire, toutes deux bien particulières illustrent l'importance du contexte institutionnel dans l'écriture et le pilotage de la réforme, mais présentent cependant des enseignements utiles pour la conduite de la réforme et de régionalisation ferroviaires en France.

f) La grande diversité d'écriture des Conventions SNCF-TER nous a amenés à devoir dépasser une lecture en termes de "modèle économique TER" unique.

4) Dans ce contexte de grande liberté contractuelle, comment les Régions ont-elles établi leur arrangement contractuel avec la SNCF ? Notre proposition méthodologique, à la croisée de la théorie néo-institutionnaliste et de la théorie de la firme, nous a permis un éclairage porteur de plusieurs constations.

a) En dépit, de la forte asymétrie d'information initiale et du différentiel de capacité d'expertise en faveur de la SNCF, les AO régionales, se sont manifestement appropriées le cadre légal et réglementaire pour négocier, chacune, avec la SNCF, un contrat bien spécifique. La gouvernance du transport ferroviaire public régional de voyageurs en France, est grâce à la régionalisation, régie par une grande diversité contractuelle. Ce résultat est d'importance au regard de la suspicion à l'encontre de l'opérateur ferroviaire historique, et plus globalement, du choix français de réforme des chemins de fer.

b) Au regard des trois profils de gouvernance régionale TER, "autorité", "incitation", "confiance", l'observation indique que l’arrangement contractuel Région / SNCF repose systématiquement, en pratique, sur un subtil mélange d’autorité, d’incitation et de confiance, témoignant d'un mode de gouvernance très généralement composite et complexe. Le profil hybride, "fiduciaro-autoritaire" semble être le point moyen des Conventions 2002 des sept Régions expérimentatrices.

c) Même si le nombre total d’occurrences de chacune des trois logiques de coordination est sensiblement le même, la coordination par la "confiance" est cependant la pratique la plus répandue. Ce résultat apporte crédit à nos hypothèses initiales, selon laquelle la contractualisation SNCF-TER repose sur une logique de co-traitance et de coopération, voire de partenariat.

d) Entre les Conventions de 1997 et celles de 2002, nous avons également observé de forts effets d'apprentissage sous forme d'une nette progression des formes d'autorité, aux dépens des formes incitatives. Elle révèle un approfondissement contractuel marqué par une complexification des mécanismes et une certaine standardisation des procédures. Cette dynamique nous semble traduire une montée de la prise de pouvoir des Régions (et de leur bureaucratie) sur cette compétence, nouvelle et essentielle.

5) Pour l'évaluation de la pertinence du choix français de régionalisation ferroviaire, nous avons fait le choix de solliciter la méthode des comptes de surplus (MCS). Cette méthode s'est avérée adaptée pour notre objet et sa transposition aux comptes SNCF-TER a été possible.

a) Alors que la MCS permet ordinairement d'envisager les deux aspects de la performance d'une organisation, sa capacité à engendrer des richesses nouvelles et sa faculté à distribuer des revenus et à interférer sur le système de prix la liant à ses partenaires, dans le cadre de notre étude, la MCS a présenté une zone de pertinence bien particulière.

  • La nature de la contractualisation SNCF-Région n'a pas rendu possible un approfondissement de l'étude de la performance productive de l'exploitant ferroviaire.
  • Par contre, la MCS a été relativement pertinente pour mesurer l'évolution des frontières de prix et donc pour tester l'hypothèse d'apprentissage (organisationnel) des acteurs du système TER, et en particulier des AO régionales. Elle nous a également permis d'évaluer les distributions d'avantages entre les différentes parties prenantes du système SNCF-TER, à savoir la SNCF, RFF, les Collectivités publiques et les voyageurs.

b) Lors de la transposition de la MCS, nous avons identifié différents problèmes, pour lesquels nous avons suggéré des propositions de dépassements, d'autant plus crédibles que les Régions elles-mêmes se saisiront de cet instrument d'évaluation des politiques publiques770.

6) Le dernier chapitre nous a permis de répondre à notre questionnement initial sur la pertinence du choix français d'opérer la régionalisation ferroviaire sans ouvrir aux Régions la liberté de choix de l'exploitant.

A la question du "modèle économique SNCF-TER" issu de la loi SRU, notre approche par la MCS, appliquée aux comptes de facturation SNCF-TER des Régions expérimentatrices, nous permet d'aboutir à cinq propositions principales.

a) La crainte de voir les Régions dominées par des phénomènes de capture d'avantage de prix significatifs par la SNCF ne s'est pas vérifiée dans nos résultats. Au contraire, le prix des charges d'exploitation facturé par la SNCF aux Régions a généralement diminué, en valeur constante, en tout cas sur notre échantillon des sept régions expérimentatrices. Des gains d'efficience "apparent" de productivité globale des facteurs ont été enregistrés, mais ils restent très variables selon les années et les régions et demeurent pour l'essentiel largement tributaires de la dynamique d'augmentation du trafic.

b) RFF (avec la caution de l'Etat), à la recherche de son équilibre économique propre, s'est par contre montré bien plus à même de modifier significativement et unilatéralement les frontières de prix à son avantage. L'essentiel de l'instabilité des frontières de prix et des surplus transférés en ce début de conventionnement relève du choc des péages de 2004.

c) Contrairement à notre crainte initiale, les Régions, ont manifesté une réelle aptitude à maîtriser financièrement le poids de la conduite de cette politique publique : la subvention régionale d'exploitation hors péages RFF par train-km réalisé en euros constants est très généralement restée stable et a même parfois baissé pour la plupart des régions expérimentatrices depuis 2002.

d) Les Régions ont consenti de considérables efforts financiers et cédé d'importants avantages au titre de la modernisation du matériel roulant. La conséquence de cette politique est un regain de l'attractivité de ce moyen de transport, évolution essentielle du point de vue des voyageurs.

e) Les voyageurs sont devenus tendanciellement (après RFF), les deuxièmes "gagnants" du "système SNCF-TER". Considérés sur l'ensemble de la Convention de 2002, ils obtiennent presque 20% du surplus distribué (STD) en Rhône-Alpes et 15% en NPC, si on leur attribue les effets de la modernisation du matériel roulant.

Concernant la deuxième interrogation relative aux disparités de profils régionaux et à leurs déterminants, cette étude est restée seulement esquissée et n'a pu en l'état prétendre à des résultats robustes et stabilisés. Deux conclusions émergent cependant.

a) La grande disparité de profils régionaux au regard des comptes de surplus révèle, en arrière plan du "modèle économique SNCF-TER" général, des "modèles économiques SNCF-TER" bien particuliers, qui doivent nous conduire à prêter une attention plus soutenue aux dynamiques caractérisant la situation de chaque Région.

b) La compréhension des performances obtenues, conformément aux conclusions de la théorie néo-institutionnaliste, nécessite l'analyse des interactions complexes entre les arrangements institutionnels spécifiques (les Conventions TER 2002) et les caractéristiques de l'environnement institutionnel propre à chaque Région et à chaque activité TER. La nature de gouvernance, composée de la contractualisation initiale et du pilotage effectif de ce conventionnement, joue très probablement un rôle déterminant.

Au total, et en résumé, à notre question initiale sur la pertinence du choix français de régionalisation ferroviaire reposant sur le pari d'une "mise sous pression" de l'opérateur historique maintenu en position monopolistique et, dans ce contexte, de la faculté des Régions françaises de pouvoir écrire et gouverner leur contractualisation avec la SNCF, nous apportons une appréciation globalement positive. L'hypothèse, découlant de la théorie standard du monopole et de la capture du règlementateur par la firme régulée, qui laissait craindre une capture de rente massive en faveur du monopole historique, n'est pas confirmée par nos résultats obtenus par l'application de la MCS sur l'échantillon des sept régions expérimentatrices. Le profil "SNCF captateur" attendu, n'est généralement pas le profil dominant. Par contre, l'effet du monopole est bien présent et s'impose aux Régions, par l'intermédiaire de RFF (et in fine de l'Etat en tant que responsable de la tarification de l'infrastructure). Il semblerait que les voyageurs obtiennent tendanciellement une part significative du surplus distribuable né de l'activité TER. Les Régions ne sont pas perdantes non plus, mais il importe de distinguer entre les évolutions de prix subies (contributions d'exploitation) et les avantages cédés au titre du volontarisme régional en faveur de la modernisation du matériel roulant.

Au-delà des résultats obtenus par la MCS, notre étude nous a permis de porter une appréciation d'ensemble sur la régionalisation ferroviaire ("Acte I"). La régionalisation se présentait initialement comme le moyen de répondre à la sévère crise d'attractivité du trafic régional de voyageurs, tout en préservant la situation de monopole à la SNCF, dans l'espoir de lui permettre d'accroître sa capacité d'adaptation face à des marchés du transport de plus en plus concurrentiels. Ce double pari a été globalement gagné, même si de nombreux progrès restent nécessaires et si certains défis restent à relever (Haenel, 2008b)771. A la crise d'attractivité, la régionalisation a indiscutablement déjà su apporter une réponse appropriée, l'opérateur ferroviaire historique étant désormais plus innovant, livrant un service de meilleure qualité, mais au prix d'un coût (initialement) croissant pour la Collectivité (en particulier en termes de modernisation du matériel roulant, de participation au redressement de la situation financière de RFF et d'innovation dans la politique tarifaire) et à un coût comparativement élevé par comparaison internationale (en particulier de l'Allemagne, Levêque J. et Séguret S., 2007). Nous noterons également, pour préciser l'analyse de l'impact du TER sur les finances publiques, que le coût total pour la Collectivité par voyageur-kilomètre s'est accru (de 14%) au cours des cinq premières années de la régionalisation ferroviaire. L'observation du coût d'exploitation en subvention publique par vok révèle une augmentation plus mesurée (de 11%). En outre, ce dernier, après avoir augmenté sensiblement aurait, semble t-il, tendance à se stabiliser, du fait principalement de la hausse du trafic (figure 7.1).772

Figure 7.1 – Evolution du coût du voyageur-km en subvention publique.
Figure 7.1 – Evolution du coût du voyageur-km en subvention publique.

Source : nos calculs à partir des Comptes des Transports 2002, 2005 et 2007.

Quant à l'opérateur ferroviaire historique, sa situation économique et financière est désormais bien plus favorable qu'en 2000 pour affronter la concurrence ; la régionalisation y est pour beaucoup dans ce redressement.

Ceci étant, des questions fondamentales subsistent pour pouvoir vraiment apprécier la portée du choix français de régionalisation ferroviaire. Quelle importance accorder dans ce résultat favorable à la libéralisation impulsée par la réglementation communautaire ? Dans quelle mesure la menace compétitive, pesant à terme sur la SNCF, l'a-t-elle amené à modifier ses pratiques envers les AO régionales, dans l'espoir légitime de les convaincre de la conserver comme opérateur une fois le marché ouvert ? Aurait-on pu faire mieux si le cadre institutionnel avait été plus précocement ouvert à d'autres opérateurs ? Notre étude ne nous permet pas de répondre à ces questions.

Cependant, à ces questions, nous serions tentés de proposer un début d'éclairage par la comparaison de la régionalisation ferroviaire allemande et française, limitée aux régions expérimentatrices. Ces deux réformes sont concomitantes, 1996 en Allemagne, 1997 en France. Mais chacune s'opère dans un cadre institutionnel bien différent, la liberté de choix de l'opérateur en Allemagne, l'opérateur historique comme prestataire obligé en France. Comment les résultats ont-ils évolué dans les deux cas ?

En comparaison avec la situation allemande, habituellement considérée comme exemplaire, la trajectoire de la régionalisation française est similaire. Dans les deux cas, la réforme s'est traduit initialement par un appel significatif aux finances publiques pour enclencher une dynamique dont les effets à moyen terme ont ensuite a été importants sur la hausse de la fréquentation et in fine du ratio d'attractivité. Le tableau suivant illustre ces évolutions.

Tableau 7.1 – La régionalisation ferroviaire : comparaison France / Allemagne.
  Concours publics sur les 5 premières années Nombre de Vok sur les 10 premières années Nombre de Tkm sur les 10 premières années
France +49% (2002-2007) +55% (1997-2007)
+61% (1997-2007, Rég. exp.)
+39% (1998-2007)
+43% (1998-2007, Rég. exp.)
Allemagne +53% (1996-2001) +53% (1994-2004) +20% (1994-2004)

Source : nos calculs à partir de Haenel (2008b) et de nos données.

Enfin, au choix des instances européennes qui fondent leurs espérances de rétablissement de l'attractivité du transport ferroviaire dans les vertus des processus concurrentiels, et principalement, en matière de transport régional de voyageurs, dans la concurrence pour le marché, nous voudrions apporter une objection ou, pour le moins, formuler une interrogation. Comment être certain que le fondement de la réforme du transport ferroviaire relève d'abord, voire exclusivement, d'une approche en termes d'organisation et de structure du marché, c'est-à-dire du degré et du type de concurrence qui s'y exerce, plutôt que de la nature de la gouvernance qui lie l'ensemble des parties intéressées, à savoir le(s) entreprises ferroviaires, le gestionnaire d'infrastructure, les AO commanditaires et financeurs principal du service régional, mais aussi les voyageurs, bénéficiaires final du service et financeurs secondaires, sans compter la puissance publique en charge de la régulation de l'ensemble ?

Dans cette perspective, le premier mérite de la régionalisation ferroviaire en France n'est-il pas d'avoir permis une mutation profonde, irréversible, mais peu soulignée, du mode de régulation exercée par la puissance publique elle-même sur la détermination et le pilotage de cette politique publique ? La régulation de ce service public s'est fondamentalement réorientée d'une tutelle administrée, bureautique et centralisée, assez peu efficace en définitive, vers un gouvernement fragmenté et décentralisé, fortement impliqué tant dans définition, le financement que le suivi de la politique publique de transport de voyageurs. Formulé autrement, le mérite de la régionalisation ferroviaire française est d'avoir agi à la fois sur l'opérateur ferroviaire historique et sur le mode d'exercice de la commande publique et de son contrôle, devenu lui aussi plus performant.773 S'interroger en ces termes revient à donner crédit à un autre paradigme où la nature de la transaction et des arrangements institutionnels comptent plus que les prix et les formes de marchés. Ne retrouvons-nous pas aussi l'intuition des fondateurs de la régionalisation ferroviaire française, pour qui, l'enjeu de cette dernière, relevait moins d'un problème économique d'organisation industrielle et de recherche d'un optimum économique, que d'une question politique où priment les enjeux de forme de gouvernement et notamment de participation citoyenne ?

En prolongement de ce questionnement, alors que l'actualité réglementaire en France ouvre l'"Acte II" de la régionalisation ferroviaire774, avec la création de l'ARAF, l'entrée dans la concurrence du trafic international de voyageurs (et du cabotage) et du trafic régional avec le règlement OSP qui mettra fin au monopole légal de la SNCF, il nous semble nécessaire de garder à l'esprit un certain nombre d'observations concernant les problèmes posés par la régulation, que nous emprunterons à M. Boiteux (1999), ancien patron d'EDF, mais aussi économiste reconnu..

‘"La meilleure solution devient alors un cas d'espèce, fonction des traditions du pays, de sa manière de former ses dirigeants, et de la conception plus ou moins exigeante qu'on a de l'intérêt public.
[...] Après l'euphorie du changement, l'évolution pendulaire des doctrines à la mode conduira, peut-être dans un avenir plus ou moins lointain, à réinventer des structures qui, sous un nom différent, ressembleront étrangement à celles qu'on critique aujourd'hui.", Boiteux, (1999), p. 897 et p. 899.’

Bien que relevant d'un paradigme différent, il est intéressant de souligner, combien ces conclusions ne sont guère éloignées de celles de l'économie néo-institutionnaliste à laquelle nous nous sommes souvent référés dans cette thèse.

Notes
768.

Nous rappellerons combien l’ensemble des études sur la SNCF, à partir de la MCS, montrait que le premier bénéficiaire du surplus était toujours les personnels, loin devant les voyageurs, et ce quels que soient les gains de productivité globale obtenus (CERC, 1980, Harmey et Hemat, 1985, Garcia, 2001). Voir 2.1.3. supra.

769.

Notons toutefois qu’en la matière les données de comptes de surplus dont nous disposons (Harmey et Hemat, 1985, op. cit.) sont déjà anciennes puisqu’elles s’arrêtent en 1984, date après laquelle la SNCF n’a plus publié ses comptes de surplus.

770.

Certaines Régions, hors du champ de notre étude, nous ont demandé la possibilité d'appliquer notre transposition de la méthodologie des comptes de surplus.

771.

Le sénateur Haenel, dans son rapport d'évaluation de la régionalisation ferroviaire, identifiait trois défis principaux : l'intermodalité, pour offrir un service "porte à porte" ; les défis financiers et des goulets d'étranglement technique ; et enfin, le défi de l'ouverture à la concurrence dont le cadre légal en France reste à préciser.

772.

Pour une mise en perspective plus complète, notamment du coût d'exploitation en subvention publique par train-kilomètre, voir Annexes du chapitre 6.

773.

Cette interrogation doit beaucoup à l'analyse des facteurs de réussite que nous avons évoqué dans notre examen de la réforme et de la régionalisation ferroviaires en Suisse (Voir le chapitre 3). Nous avions relevé combien l'excellence ferroviaire suisse tenait à une alchimie fine composée d'un volontarisme constant en faveur d'une politique de transport multimodal, accordant une place privilégié au ferroviaire, d'une stabilité des personnels en charge de la régulation du secteur, d'investissements financiers considérables de la puissance publique dans les infrastructures, d'une réelle fermeté de la puissance publique en matière de maîtrise des subventions d'exploitation et d'une contractualisation rigoureuse et incitative. Sans compter la grande capacité d'adaptation des entreprises ferroviaires elles-mêmes.

774.

Nous reprendrons cette expression d'acte II de la régionalisation ferroviaire à H. Haenel, auteur d'un récent rapport intitulé "Ecrire l'acte II de la régionalisation ferroviaire", (2008b).