1.3.2. Apports et apories de la méthode structuraliste : la notion de mythème

Après la Seconde Guerre mondiale, les travaux de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, qui étudient le mythe sous l’angle du structuralisme, vont marquer un tournant essentiel dans l’évolution de la science des mythes. Dans la ligne de Marcel Mauss et de Georges Dumézil, le mythe est perçu comme un système de communication, à la différence que Lévi-Strauss s’appuie sur un modèle de type linguistique, coupé de la réalité contextuelle dans laquelle est perpétué le mythe. Dans son article fondamental « La structure des mythes », Claude Lévi-Strauss analyse celui-ci comme un être linguistique. Il offre selon lui une structure double, historique et anhistorique, qui explique que :

‘le mythe puisse simultanément relever du domaine de la parole [...] et de celui de la langue [...] tout en offrant, à un troisième niveau, le même caractère d’objet absolu [que l’idéologie politique ; C. F.].70

En outre, il affirme que, de même que la fonction significative de la langue n’est pas liée aux sons isolés, mais à la manière dont les sons sont combinés entre eux, de même le sens des mythes « ne peut tenir aux éléments isolés qui entrent dans leur composition, mais à la manière dont ces éléments se trouvent combinés71 ». Par conséquent, le mythe est formé de « grosses unités constitutives ou mythèmes72 », qui se situent à un niveau supérieur aux phonèmes, morphèmes et sémantèmes. Claude Lévi-Strauss tente ensuite de déterminer les mythèmes constituant le mythe d’Œdipe, en traduisant en phrases les plus courtes possibles l’enchaînement des événements dans la narration. Ces phrases révèlent des relations entre un prédicat et un sujet. Les mythèmes ne correspondent pas à ces relations isolées, mais à « des paquets de relations 73  », c’est-à-dire au regroupement des relations élémentaires sous un thème commun. C’est sous la forme de cette combinaison de paquets que les unités constitutives élémentaires acquièrent leur sens, comme les sons acquièrent leur fonction signifiante dans la combinaison des mots. La méthode structuraliste présentée ici permet donc à première vue de prendre en compte la nature synchro-diachronique du mythe par l’analyse des relations élémentaires dans leur succession et par leur regroupement en mythèmes. Cette approche présente de nombreux avantages, dont le moindre n’est pas d’avoir souligné la structure signifiante des mythes, composée d’unités constitutives interchangeables comme dans le conte, et d’avoir institutionnalisé le concept de « mythème », très utile pour la recherche.

Cela dit, la méthode structuraliste achoppe sur de nombreux points. Si la transposition des principes de la science moderne du langage à des domaines extralinguistiques a entraîné des réflexions novatrices sur l’art et la mythologie, elle reste discutable. Ainsi, il semble excessif à Robert Weimann, éminent angliciste de RDA, de dire que des phénomènes sociaux, tels que les systèmes de parenté, les mythes et les religions, sont de la même nature que le langage74. Quand Lévi-Strauss, Roland Barthes et Lucien Goldmann affirment que le modèle linguistique est le modèle fondamental des sciences humaines, ont-ils en tête qu’il existe autant de modèles linguistiques que de linguistes ? Selon nous, Robert Weimann souligne à juste titre le problème de l’abstraction progressive du concept de communication chez Lévi-Strauss, en prenant pour exemple la comparaison que le philosophe anthropologue fait entre, d’une part, les femmes d’un groupe social qui circulent entre les clans, et, d’autre part, les mots d’un groupe circulant entre les individus75. En rejetant des concepts théoriques tels que les sources et la genèse d’une œuvre, en réduisant l’œuvre à un ensemble de signes linguistiques, le structuralisme évacue la dimension historique de la recherche littéraire. L’œuvre est vue dans sa relation avec elle-même, elle se retrouve coupée de l’Histoire, de la praxis, et enfermée dans un système. Certes, cette nouvelle méthode a sans aucun doute fait progresser la recherche en littérature. Elle a permis de se détacher durablement de la critique universitaire traditionnelle née au milieu du XIXe siècle, dont les méthodes positivistes réduisaient le texte à l’expression de la biographie de son auteur. Le recentrage sur le texte était donc plus que bienvenu, même s’il a abouti à des abus.

C’est pourquoi Robert Weimann, partisan de la méthode du matérialisme historique en littérature, insiste aussi sur les apports du structuralisme, dont il faut garder selon lui les éléments pertinents, comme le concept productif de structure76. Il faut souligner combien cette prise de position était courageuse pour un universitaire de RDA, dans la mesure où les méthodes modernes et les concepts novateurs tels que la psychanalyse, la narratologie et le structuralisme étaient bannis de la recherche par les autorités. On remarque que son ouvrage a été publié au début des années soixante-dix, comme l’essai critique de Franz Fühmann sur les mythes, qui introduit dans la sphère publique les théories de C. G. Jung. C’est en effet au cours de cette décennie que la critique littéraire en RDA connaît les plus grands bouleversements et commence à se remettre en question, comme on l’a vu plus haut.

Il nous semble que Robert Weimann critique avec raison la conception du mythème proposée par Claude Lévi-Strauss. Ainsi, le regroupement des unités constitutives en « paquets de relations », qui aboutit à des systèmes d’opposition binaires parfaits, est effectué de manière tout à fait arbitraire. Une multitude d’autres « grosses unités constitutives » seraient tout aussi justifiées que celles trouvées par l’anthropologue pour le mythe d’Œdipe. Pourtant, il nous paraît indispensable de garder le concept de « mythème », qui permet de comparer très aisément différents mythes entre eux ou différentes versions d’un même mythe. En fait, les chercheurs contemporains ont trouvé un compromis, en définissant le mythème comme une unité constitutive élémentaire et non comme un regroupement de ces unités. Si nous prenons l’exemple d’Œdipe, nous pouvons dire que son mariage avec sa mère constitue un mythème, alors que l’anthropologue n’y voyait qu’une sous-relation du mythème « rapports de parenté sur-estimés », au même titre qu’Antigone enterrant son frère, Polynice77. Dans la recherche actuelle, les mythèmes, les unités élémentaires correspondent en fait aux phrases résumant les étapes du mythe, que Lévi-Strauss note sur des feuillets numérotés en suivant la chronologie de la narration mythologique. C’est donc en ce sens simplifié que l’on utilise couramment le concept de mythème actuellement. Cet outil nous sera fort utile dans la partie analytique de notre étude.

Notes
70.

Claude Lévi-Strauss, op. cit., 1958, p. 231.

71.

Id., p. 232.

72.

Id., p. 233.

73.

Id., p. 234.

74.

Robert Weimann, Literaturgeschichte und Mythologie: Methodologische und historische Studien, Berlin, Weimar, Aufbau Verlag, 1972, p. 314.

75.

Id., p. 318.

76.

Id., p. 325-326.

77.

Claude Lévi-Strauss, op. cit., p. 236-237.