1.4.1.2. L’intertextualité dans la littérature est-allemande

L’originalité de notre étude réside moins dans le choix du sujet – la réception des mythes dans une littérature spécifique – que dans l’approche que nous avons choisie, qui vise à étudier notre objet sous l’angle de l’intertextualité. Après avoir présenté les implications théoriques de ce concept, il s’agit maintenant de s’interroger plus avant sur les conséquences qu’entraîne l’application d’une telle notion au domaine de la littérature de RDA.

Rappelons tout d’abord que l’intertextualité est le phénomène littéraire par lequel un texte renvoie à un autre texte, soit de façon directe, par la citation, l’allusion, et on parle dans ce cas de coprésence, soit de façon indirecte, par exemple en parodiant le texte antérieur, l’hypotexte, procédé que l’on désigne cette fois par dérivation92. Nous avons évoqué auparavant l’idée que nous sommes confrontée, dans notre étude, à une intertextualité démultipliée, dans la mesure où l’essence même du mythe est d’être la somme de toutes ses variantes et potentialités littéraires :

‘L’éternel retour est un mythe, la chose est entendue, mais il est aussi le principe constitutif du mythe dont l’énoncé est toujours réitéré et indéfiniment réactualisé.93

À chaque fois qu’un mythe surgit dans le corps d’un poème, c’est donc un ensemble de textes, toute une mémoire littéraire qui sont réactivés. Cette mémoire se pose, selon Tiphaine Samoyault, comme vague et délocalisée, ainsi, la simple mention du nom d’« Iphigénie » renvoie de façon indissociée à Euripide, Racine, Gluck, Goethe…

L’intertextualité apparaît comme une forme de mémoire, mais textuelle, et doit être de ce fait étudiée dans une double perspective, relationnelle et transformationnelle. Le premier terme renvoie aux liens verticaux, diachroniques, qu’un texte entretient avec des textes antérieurs ; l’analyse de ce type de relations permet de déterminer un rapport à l’héritage littéraire. La seconde perspective consiste dans une approche horizontale, synchronique de l’intertextualité, et définit les rapports de modification réciproque des textes, conçus comme appartenant tous au même corpus indifférencié de la littérature, sans que la notion de datation, d’époque littéraire n’intervienne. On voit l’importance que revêt l’étude du phénomène de l’intertextualité dans un système autoritaire tel que celui de la RDA, dans la mesure où elle entraîne une réflexion très intéressante sur les rapports entre littérature et héritage culturel, entre littérature critique et littérature canonique, entre création littéraire et autorité littéraire. C’est ainsi que l’intertextualité et ses modalités, la façon dont est transmis un héritage et la façon dont il est reçu par les auteurs, peuvent apporter un éclairage sur le mode de fonctionnement de la société est-allemande :

‘Les pratiques intertextuelles informent sur le fonctionnement de la mémoire qu’une époque, un groupe, un individu ont des œuvres qui les ont précédés ou qui leur sont contemporaines. Elles expriment en même temps le poids de cette mémoire, la difficulté d’un geste qui se sait succéder à un autre et venir toujours après.94

À ce stade de notre étude, nous pouvons déjà établir un certain nombre de remarques sur l’intertextualité dans la littérature de RDA. L’étude du concept d’héritage culturel humaniste, menée auparavant, nous permet de dire qu’il existe deux types opposés de mémoire littéraire en Allemagne de l’Est. La première est « la mémoire du temple », véhiculée par les élites politiques, qui commémore, hiérarchise, canonise certains textes littéraires ou auteurs rigoureusement sélectionnés. Si cette « mémoire du temple » semble particulièrement restrictive dans les années cinquante et soixante, elle s’élargit progressivement à partir de la fin des années soixante, sans que soit jamais véritablement remise en cause l’idée que seule une partie de la littérature est valable et doit être transmise. À cette « mémoire du temple » s’oppose la « mémoire de la bibliothèque », des archives, qui collecte soigneusement tout texte et qui est la seule à donner une image véritable de la littérature95. Nous souhaitons formuler l’hypothèse que la conception de la « mémoire de la bibliothèque » correspond à celle véhiculée par les écrivains critiques, voire dissidents, qui considèrent la littérature comme un seul grand texte accessible à tous, comme un réservoir dans lequel puiser à l’infini. Les chapitres suivants consacrés aux auteurs particuliers s’attacheront à infirmer ou confirmer cette hypothèse. Remarquons pour l’instant que si l’on applique ces réflexions à la question du mythe, les écrivains qui défendent la « mémoire de la bibliothèque » sont également ceux qui utilisent toutes les variantes d’un mythe, en inventent d’autres subversives, et qui ne pensent pas que le mythe de Prométhée ait atteint son apogée avec Goethe, quel que soit le respect que peut inspirer son œuvre.

Dans ses travaux sur la mémoire collective, Jan Assman va jusqu’à établir un lien entre le type de mémoire considéré et un système politique, la « mémoire du temple » étant présentée comme spécifique d’un système hiérarchisé, la « mémoire de la bibliothèque » comme typique des démocraties. Il nous semble que cette thèse est par trop caricaturale car les deux types de mémoire peuvent tout à fait coexister dans un même système, c’est d’ailleurs le cas, selon nous, en RDA. En effet, s’il existe effectivement une version canonique des mythes défendue par les élites, d’autres versions moins orthodoxes circulent et s’influencent mutuellement, même si la censure veille à les contrôler et à minimiser leur impact.

Selon Tiphaine Samoyault, la littérature appelle la reprise, l’adaptation d’une histoire à un public différent, sa nature est d’être transmise. Si les élites politiques comme les écrivains moins disciplinés s’accordent sur ce point, les conséquences qu’en tirent les deux partis divergent. Pour les premiers, la littérature est pensée comme une succession linéaire d’époques historiques, qui trouve son accomplissement dans la littérature socialiste, la seule à être détentrice de la véritable connaissance des œuvres passées, comme nous avons pu le montrer dans la partie sur la réception des mythes par la critique. Il s’agit d’une vision téléologique de l’évolution de la littérature vers une vérité et une perfection posées comme ultimes. Pour les autres, la littérature constitue un réseau, dans lequel tout est d’égale valeur et peut être transmis au lectorat. Cette conception atemporelle de la littérature met en avant la circularité des liens qu’entretiennent les œuvres entre elles ; les notions d’influence et d’antériorité en sont bannies. Nous pensons que c’est par le jeu intertextuel, que permet le recours aux mythes, que les poètes critiques se placent du côté de la modernité, du côté d’une littérature qui observe à la fois une fonction ludique et critique, en ce qu’elle raconte sa propre histoire, en ce qu’elle se met constamment en scène et se soumet à la transformation, tandis que les tenants d’une idée de la littérature comme succession d’enchaînements historiques et logiques restent les esclaves d’une vision positiviste surannée, qui s’attache à trouver la vérité du mythe dans ce qui a déjà été écrit au cours des siècles précédents.

Le tableau suivant récapitule les deux conceptions de la littérature qui se dégagent des pratiques intertextuelles en RDA :

Position des élites politiques Position des écrivains critiques
Mémoire du temple, sélection et canonisation de certaines œuvres Mémoire de la bibliothèque, collection exhaustive et valeur égale des œuvres
Autorité, influence due à l’antériorité d’une œuvre par rapport à une autre Interaction des œuvres entre elles
Succession d’époques littéraires tournée vers un accomplissement final Réseau, simultanéité d’œuvres non contemporaines
Rejet des courants et formes « modernistes » comme le surréalisme, défense de la logique et de la linéarité Légitimité de tous les courants littéraires, modernité et postmodernité poétiques, continuité et discontinuité 96
Subordination de la littérature à la sphère économique Intertextualité comme manifestation de l’autonomie de la littérature, antidogmatisme
Simplification par suppression, à des fins idéologiques, de la nature contradictoire des mythes Fonction critique et subversive de l’intertextualité, transformation et altération des mythes
Transmission partielle et partiale de l’héritage Transmission sans restriction, sans interdit

Il nous semble enfin que le succès de la réception des mythes en RDA s’explique en partie par le plaisir et la liberté que procure le jeu intertextuel. L’intertextualité du mythe permet aux écrivains est-allemands de réussir leur entrée dans la modernité, tout en leur laissant la possibilité de conserver une relation privilégiée avec un public relativement large, les mythes faisant partie d’un patrimoine culturel collectif. Comme nous le verrons plus tard, la perspective de la communication avec le lecteur, la fonction de transmission que revêt l’intertextualité restent en effet essentielles pour ces artistes, qui ont ainsi pu échapper à l’aporie d’une intertextualité menée à son paroxysme par exemple chez les surréalistes et les oulipiens :

‘À ce point généralisée, sans généalogie, sans transmission, sans discours, l’intertextualité ne devient-elle pas aussi, en fin de compte, sans mémoire ?97

Cette réflexion nous semble d’autant plus capitale que les formes littéraires particulières que constituent le mythe et le langage poétique sont souvent considérées – à tort – comme très éloignées du monde réel et de ses préoccupations. En fait, ils occupent une place tout à fait centrale dans l’élaboration de la société, comme nous allons le montrer au travers des réflexions de Julia Kristeva.

Notes
92.

Gérard Genette distingue coprésence et dérivation, le premier procédé relevant selon lui de l’intertextualité, le second de l’hypertextualité, mais la critique littéraire n’a pas retenu cette distinction et continue de rassembler les deux types de relation entre les textes sous le terme générique d’intertextualité.

93.

Tiphaine Samoyault, op. cit., p. 88.

94.

Id., p. 50.

95.

Les concepts de « mémoire du temple » et de « mémoire de la bibliothèque » sont empruntés à Aleida et à Jan Assman, qui, dans leur article « Zur Metaphorik der Erinnerung », les exposent comme les deux types de manifestation de la mémoire collective. Nous nous permettons de les modifier légèrement en les appliquant au domaine de l’intertextualité, de la mémoire littéraire, qui est, par ailleurs, une forme de mémoire collective. Aleida et Jan Assman, « Zur Metaphorik der Erinnerug », in : Mnemosyne: Formen und Funktionen der kulturellen Erinnerung, id. et Dietrich Harth (éd.), Frankfurt am Main, Fischer, 1991, p. 13-35.

96.

Ce tableau, prospectif en quelque sorte, prend en compte les conclusions auxquelles nous sommes parvenue au terme de nos études d’auteurs. Nous verrons que les pratiques intertextuelles qui se manifestent dans le traitement des motifs mythologiques peuvent faire état d’une continuité aussi bien que d’une discontinuité textuelle, qui varient d’un auteur à l’autre mais aussi à l’intérieur de l’œuvre d’un auteur.

97.

Tiphaine Samoyault à propos de la création oulipienne, op. cit., p. 63. L’auteur reprend à Gérard Genette l’exemple du procédé oulipien qui consiste à réécrire un poème connu, comme « El Desdichado » de Nerval, en remplaçant chaque mot du texte original par le septième mot qui le suit dans un dictionnaire choisi à l’avance, selon l’opération S+7. Queneau propose ainsi : « Je suis le tensoriel, le vieux, l’inconsommé / Le printemps d’Arabie à la tombe abonnie, / Ma simple étole est morte et mon lynx consterné / Pose le solen noué de la mélanénie ». Cf. Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 61. S’il s’agit là d’une approche très ludique de l’intertextualité, on peut se demander effectivement si cette création uniquement formelle, mécanique, ne tourne pas à vide et ne trouve pas rapidement ses limites en ce qui concerne la question de la transmission au lecteur.