2.2.1. Les mythes dans la poésie prolétarienne révolutionnaire sous la République de Weimar

Avant d’aborder précisément le cas de l’utilisation de la mythologie en RDA, nous pensons qu’il est important de se poser la question de la place des mythes dans la poésie prolétarienne révolutionnaire, dans la mesure où une importante partie de la poésie de RDA y trouve ses racines. Cependant, cette question se situant à la limite du champ d’investigation que nous avons délimité, et qui est déjà très étendu, il n’y sera pas répondu de manière exhaustive.

Notre analyse se fonde sur la réédition de l’anthologie Jüngste Arbeiterdichtung 175 en 1929, qui rassemble soixante et onze poèmes de travailleurs, dont nous livrons des extraits dans les annexes. Ces textes développent l’imagerie nouvelle, propre à la révolution communiste, que Marx appelait de ses vœux. Parmi les motifs récurrents de ce langage symbolique, on peut citer le peuple, la masse, la flamme, le feu, le soleil, le matin, la lutte, la victoire et le sang. D’emblée, le lecteur est saisi par l’importance de l’aspect performatif du langage poétique. L’utilisation systématique des signes de ponctuation, notamment des points d’exclamation, d’interrogation et des tirets, alliée à l’abondance des verbes à l’impératif, marque la volonté de souligner la dimension émotionnelle du discours et de la transmettre au récepteur des textes :

‘Aus Tau und Tränen
lösen sich die Schrecken.-
Ein neuer Morgen schwingt die Purpurfackel.-
Es schwillt Erlöserkraft in jungen Sehnen
und will die Dämonie des Lebens wecken.

Gefesselter! O, Leidender wie ich!176



Laßt sie, die schachernden Börsen
Im Schlamm ihrer Zahlen verderben.
Laßt die gewichtigen Zwerge
nur ernsthaft uns messen.
Hinweg über sie rollen wir Volk!
Wir Lawine!177

La longueur des textes, le peu d’importance accordé au jeu formel avec les codes poétiques, montrent qu’il s’agit avant tout d’une pensée qui s’exprime et se développe, et qui invite à l’action : le contenu prime largement sur la recherche formelle. Cette poésie, qui souhaite avant tout galvaniser son lectorat, se destine à être lue à voix haute, d’où l’importance accordée au thème du chant :

‘Volk, du!
Sagenhafte Erschütterungen sind deine Tage,
alles wurde der Aufbruch,
nach den Gewässern festlicher Weihe,
nach ihren Krater=Inseln voll trunkener Gipfel
wallen deine Chöre.
Sendlinge kommen von ferne zu dir,
Verheißung ist in ihren Blicken und Gebärden.
O, selig ist ihr Leben eingetaucht
in einen neuen Bund:
Aus nahen Opferstunden schwingt sich ihr Hohelied
zu dir!
Es packt dich, öffnet deine heißen Lippen,
und ein Gesang füllt unermeßlich allen Raum.
Hochaufgerichtet durchmißt du seherische Zonen,
wo Fruchtgelände vom höchsten Schmuck des Blühens
zeugen.178

Ce dernier extrait nous permet de constater que malgré le caractère nouveau de la symbolique révolutionnaire, celle-ci continue de puiser dans le langage mythologique, notamment religieux. Aussi trouvons-nous de nombreuses références aux thèmes de la délivrance, de la révélation, de la création et du paradis. Les motifs mythologiques grecs demeurent rares et concernent principalement des allusions aux Titans et au monstre de l’hydre, qui ont pour objectif de souligner la force de frappe de la masse ouvrière engagée dans la révolution :

‘Fahnen flattern,
hoch über die Hydra
stets sich erneuender Köpfe.
Ausdruckgebend knattern im Winde
rote Banner.

Es setzt sich in Marsch
der gewaltige Heerwurm;
taktwuchtig dröhnender Gleichschritt
dringt zum Firmament:
Gebet der neuen Zeit!179

Le recours au mythologique confère au langage symbolique ouvrier une dimension sacrée, mystique, censée amplifier l’expressivité de la communication idéologique. Dans une perspective proche se développe dans les années trente le culte pseudo-religieux des grandes figures du communisme que sont Marx, Lénine et Staline, dont nous reparlerons lors de notre étude chronologique consacrée à la réception des motifs mythologiques, à la fin de cette partie. Nous pouvons d’ores et déjà observer que cet aspect du culte rendu aux héros communistes se perpétue pendant la première décennie d’existence de la RDA, ce qui explique qu’il y ait pu avoir une continuité dans cette réception, alors même que la position des élites culturelles sur la question de la légitimité du recours aux mythes était des plus ambiguës.

De manière générale, les poètes révolutionnaires ont tendance à vider les motifs bibliques de leur enseignement chrétien et à ne garder que les signifiants mythologiques, qui acquièrent alors un nouveau signifié, adapté à la nouvelle fonctionnalité idéologique de la symbolique révolutionnaire. Certes, il reste des auteurs ouvriers croyants, communisme et foi chrétienne ne s’excluant pas nécessairement, comme en témoignent les textes de Walther Oschilewski. Mais ceux-ci font plutôt figure d’exception, la plupart des poèmes faisant état d’un processus de sécularisation, non au niveau des formes, mais du contenu, processus que radicalise le poème « Gott=Abgesang » :

‘Geh’Gott
mit deiner dunklen Schattenfahne.
Wir pflanzen rote Blüten
uns ins Haar,
und unsere Hände
umklammern den Stern Erde.

Geh’ toter Gott,
dein Leichnam
ist keine Blume,
von deren Blättern
frühe Jugend tropft-

Unser Leben heißt Welt.180

Dans un article intitulé « Prometheus 1925: Revolutionäre proletarische Lyrik und kapitalisticher Alltag181 », publié dans la revue Sinn und Form en 1970, Alfred Klein se livre à une analyse de la poésie prolétarienne des années vingt, que nous nous proposons de discuter. Cette étude nous semble d’un grand intérêt, dans la mesure où elle nous donne accès au point de vue d’un critique est-allemand sur la poésie de cette époque. Klein laisse entendre que la qualité somme toute médiocre des textes est due au fait que les auteurs se détournent du réel, de leur vécu pour puiser dans le réservoir métaphorique du classicisme et du romantisme.

‘De nombreux poèmes donnent l’impression de n’être qu’une simple répétition des œuvres de l’héritage classique et romantique, à un niveau toutefois inférieur [...]. Si l’on peut penser à première vue que la poésie prolétarienne s’est ouverte de manière fertile à des objets ou à des sentiments jusque-là négligés, on s’aperçoit à y regarder de plus près que la fuite hors du quotidien s’est accompagnée d’une perte de réalisme considérable, ainsi que d’une perte en originalité poétique.182

Il évoque régulièrement l’écueil que constitue la simple imitation d’auteurs plus anciens, écueil auquel se heurtent la plupart des jeunes poètes prolétariens selon lui. Ce faisant, il procède à un amalgame qui nous semble hasardeux d’un point de vue méthodologique. Il confond en effet les dimensions littéraire et idéologique, en soulignant le fait que les épigones ouvriers sont également ceux qui font preuve de résignation face à leur sort misérable. Cette confusion s’exprime au travers du concept de « poésie de fin de journée » (Feierabendlyrik) qu’il emploie dans son essai. Celui-ci renvoie à pan de la poésie prolétarienne qu’il décrit comme monumental, ampoulé, réactionnaire, saturé de symbolique religieuse luthérienne et romantique, cherchant le salut dans l’évasion hors de la réalité du quotidien183. Klein défend l’idée que la classe ouvrière a besoin d’une esthétique nouvelle qui soit adaptée à ses besoins et à ses revendications. Même s’il ne s’oppose jamais clairement au recours à l’héritage classique et romantique dans la poésie révolutionnaire, il insiste tout de même sur le fait que la population ouvrière ne peut se retrouver dans l’art « bourgeois » de l’époque et qu’il est nécessaire de développer une esthétique réaliste fondée sur l’observation du quotidien. Par ces réflexions, le critique se situe dans la ligne de la politique culturelle qui s’impose en Allemagne de l’Est à la fin des années cinquante. Ainsi, il écrit à propos de la poésie d’Emil Ginkel :

‘À la différence des poètes ouvriers dont les vers ne comportent souvent qu’une référence thématique à la vie ouvrière, mais qui sont pour le reste dominés, pour différentes raisons, par des schémas métriques, des schémas de rimes et des tournures de langage qui menacent d’effacer le caractère nouveau et unique de l’objet poétique, Ginkel a cherché en toute chose une manière appropriée d’exprimer son expérience en tant qu’ouvrier dans un monde d’ouvriers. À travers lui, la poésie prolétarienne s’est émancipée sur le plan esthétique des corps étrangers formels et symboliques, puisés dans le réservoir d’une tradition poétique qui avait une approche de la réalité totalement différente, une émancipation qui n’a que peu à envier à celle, capitale, qu’a constituée l’émancipation de l’idéologie bourgeoise.184

Alfred Klein laisse ses convictions politiques prendre le pas sur son analyse de critique littéraire. Selon nous, le recours à l’héritage culturel ne préjuge pas d’une poésie réactionnaire, encore moins de mauvaise qualité. Une esthétique révolutionnaire n’est pas incompatible par essence avec un héritage culturel séculaire, l’œuvre de Brecht le montre bien. D’ailleurs, Klein donne lui-même un exemple de texte poétique dans lequel l’intégration de l’héritage culturel, ici du mythe de Prométhée, est, dit-il, réussie. Il s’agit du poème « Prometheus in der Fabrik » de Wilhelm Tkaczyk, publié en 1925, dont nous citons ici la fin :

‘Ich könnte wie ein Wurm mich selbst
zusammenrollen, mich zersprengen,
ich könnte wie ein toller Hund
blindwütig in die Menge drängen,
ich könnte mich zertreten lassen,
nein, selber eine Welt zertreten!
Lieben, hassen, fluchen, beten:
Jupiter-Zeus, höre mich!
Ich empöre mich!
Ist deiner Schöpfung Ziel
Sklaverei?
Komme, was kommen will,
ich
mach
mich
frei!!!’

La situation du Prométhée de Tkaczyk n’est pas sans rappeler celle du héros de la tragédie d’Eschyle, le Prométhée enchaîné. Tous deux se trouvent plongés dans un grand désespoir du fait de leur emprisonnement, l’un attaché à un rocher aux confins de la Terre, l’autre comme enchaîné à l’usine dans laquelle il travaille tous les jours. Mais le Prométhée de Tkaczyk se révèle beaucoup moins statique que le héros de la pièce antique, il clame sa révolte dans un cri de rage d’une violence rare, qui s’exprime à travers les nombreux points d’exclamation parsemant le texte. S’il est certain que le poète s’est inspiré également du poème « Prometheus » de Goethe de 1774, son Prométhée apparaît toutefois comme beaucoup plus virulent, plus violent que son illustre modèle. Chez Goethe, Prométhée s’oppose à Zeus sur un ton plein d’insolence et de mépris, scellant ainsi la rupture entre l’homme, qui devient son propre maître, et le monde divin. Mais à la fin du texte, Prométhée a déjà dépassé le stade de la révolte et s’adonne à une activité créatrice, en modelant des hommes à son image. Il n’est plus soumis à l’emprise des dieux, mieux encore, il est son propre dieu. Chez Tkaczyk au contraire, Prométhée, encore esclave, est porté par un élan de révolte qui culmine à la fin du poème dans la proclamation du passage à l’acte. La libération est devenue une question de survie et ne peut plus se résoudre que dans la violence. Mais cette violence est dépeinte comme à double tranchant, car elle peut mener également à l’autodestruction, comme nous le voyons dans les premiers vers de l’extrait. Le désespoir est pourtant si intense que Prométhée prend le parti de l’action, quel qu’en soit le prix à payer. Le mythe est ici clairement politisé par le poète, dans la mesure où Prométhée, qui symbolise la classe ouvrière face aux patrons, représentés par « Jupiter-Zeus », appelle tout simplement à la révolution. Si, dans le poème de Goethe, Prométhée représentait le génie, chez Tkaczyk il acquiert le statut de porte-parole des ouvriers dans le contexte spécifique de la lutte des classes, du combat révolutionnaire contre la bourgeoisie, pour reprendre les schémas de la pensée marxiste, dont on trouve un écho dans le terme d’« esclavage » apparaissant en fin de texte. La réalisation de soi en tant qu’individu passe nécessairement par la destruction du monde ancien et de ses règles, voilà ce que proclame le Prométhée de Tkaczyk.

L’article d’Alfred Klein nous a permis de vérifier l’idée que la volonté manifestée par certains intellectuels est-allemands de faire table rase de l’héritage culturel des siècles passés était avant tout dictée par des considérations politiques. S’il ne cite pas directement les mythes, nous pensons que ceux-ci font partie de l’héritage culturel incriminé, et la partie suivante sera consacrée à démontrer cette hypothèse.

Notes
175.

Jüngste Arbeiterdichtung, textes sélectionnés par Karl Bröger, 2e éd. (1925 pour la 1e), Berlin, Arbeiterjugendverlag, 1929.

176.

Karl Albrecht, « Am Werk », op. cit., p. 11-12. Extrait.

177.

Gustav Leuteritz, « Gesang von unten », op. cit., p. 13, début de la deuxième strophe.

178.

Karl Albrecht, « Der Freiheitsmorgen », op. cit., p. 91, première strophe.

179.

Otto Großjohann, « Demonstration », op. cit., p. 57-58, strophes trois et quatre.

180.

E. Frehe, « Gott=Abgesang », op. cit., p. 53-54, trois dernières strophes.

181.

Alfred Klein, « Prometheus 1925: Revolutionäre proletarische Lyrik und kapitalistischer Alltag », in : Sinn und Form 22 (1970), H. 2, p. 350-383 et H. 6, p. 729-779.

182.

Id., H. 2, p. 373. « Viele Gedichte muten wie eine bloße Wiederholung des klassischen und romantischen Erbgutes auf niedrigerem Niveau an. [...] Wenn es auf den ersten Blick so scheint, als hätte hier eine fruchtbare Ausdehnung der proletarischen Lyrik auf bisher vernachlässigte Gegenstände und Gefühlswerte stattgefunden, so zeigt sich beim näheren Hinsehen, daß die Flucht vor dem Alltag einen beträchtlichen Realitätsverlust und zugleich einen nicht zu übersehenden Verlust an dichterischer Originalität nach sich zieht. »

183.

Id., p. 374.

184.

Id., H. 6, p. 730. « Im Unterschied zu den Arbeiterdichtern, deren Verse oftmals nur thematisch auf das Arbeiterleben bezogen sind, im übrigen aber aus verschiedenen Gründen von metrischen Schemata, Reimfiguren und sprachlichen Wendungen beherrscht werden, die das Neue und Unverwechselbare des Gegenstandes zu verwischen drohen, suchte Ginkel in allem nach dem angemessenen Ausdruck für seine Erlebnisse als Arbeiter unter Arbeitern. Durch ihn erreicht die ästhetische Emanzipation der proletarischen Lyrik von inhaltlichen und formalen Fremdkörpern aus dem Fundus der an gänzlich andere Wirklichkeitserfahrungen gebundenen Dichtungstradition einen Stand, welcher der konsequenten Emanzipation von der bürgerlichen Ideologie kaum nachsteht. »